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Robert Desnos (1900-1945)
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L’érotisme décalé de Robert Desnos par Jean-Jacques Amette (La République des livres, 9 janvier 2013)
L’érotisme, le désir ? Tout le monde l’explique, le commente, l’invente, en fait sa chose, comme Dieu ou son portable. Mais qu’en pense un surréaliste de la première heure ? D’abord qui est Desnos ? C’est celui qui est toujours sur le bord des photos un peu en retrait derrière les grandes figures Breton et Aragon , ce Desnos qui, selon Breton, « parlait le surréaliste à volonté », fermait les yeux, entrait en transe, cassait le vocabulaire ordinaire , débitait des phrases de Pythie, des phrases de cristal qui montaient aisément vers les étoiles et le cosmique dans les brasseries enfumées. La bande de surréalistes se montrait éberluée devant ce virtuose de la parole libérée. Il imposait des gerbes de songes, des amours polaires, des aventures de corsaire sorties de ce cinéma muet( feuilletons de Louis Feuillade notamment) qu’il goûtait particulièrement. Il mélangeait Mélusine et Fantômas, Arsène Lupin et les jolies coiffeuses qui fréquentaient le Vel d’Hiv. Piéton de Paris acharné , il voyait des sirènes aux écailles fumantes au fond des passages parisiens. la chaussée d’Antin devenait sa forêt de Brocéliande où folâtraient des sténo dactylo sans cou. Il faisait tournoyer de grands motifs amoureux jusqu’au vertige et au non sens . Il avait également le don de délicats dérèglements syntaxiques du genre « dans bien longtemps tu m’as aimé ».
Tous les témoignages d’époque concordent. A l’écrit, Aragon était le meilleur , mais en bavardage automatique Desnos était le plus déstabilisant et le plus inventif, ce fils d’un mandataire des Halles..
Curieux Desnos. Il promène son visage blanc et ses cheveux tirés en arrière façon Tino Rossi parmi ses amis surréalistes, de Soupault à Perret . Il parle en état de transe, vacille, étonne, monte sur une table parmi les bières et les vermouths, éponge son front, devient prophète d’un cosmos en folie. Dans le premier surréalisme, il fut le devin, le mage, l’Inspiré. Dans la phase politisée et engagée du surréalisme, il s’écarta.
C’est dans les années 1925-27 qu’il écrivit cet essai De l’érotisme, considéré sans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne., aujourd’hui réédité sous le titre De L’érotisme. Ce panorama de l’érotisme en littérature avait déjà été donné dans un gros volume devenu introuvable Nouvelles Hébrides et autres textes, paru en 1978. Alors cet érotisme selon Desnos ? Est-il heureux ? Diabolique ? Exacerbé ? Paradoxal ? Discret ? Impudique ? Révolutionnaire ? Baroque ? Déviant ? Violent ? Conformiste ?
La réponse serait plutôt : décalé. Ce qui frappe avant tout, c’est que Desnos ne fait pas de cloison étanche entre désir et amour. En bon disciple d’Apollinaire, son maître, il cultive le vagabondage tantôt lyrique, tantôt féerique, tantôt élégiaque, tantôt malicieux. Il mêle le merveilleux et l’ordinaire, l’ironie et la tristesse, la finesse et le loufoque. Son goût érotique le porte vers quelque chose de bondissant et d’imprévisible. C’est sa fraîcheur. Il n’a pas ce goût des grandes baisades et des orgies lubriques énormes qui traversaient Flaubert.. Il se lance dans une histoire de l’érotisme assez primesautière, voire désinvolte, et un certain bohémianisme. Il survole les époques genre alouette. Jugements tranchants, très personnels. (…)
Mais qui est donc le grand érotique chez lui ? Réponse : « Le grand Sade, l’immense Sade « . C’est Apollinaire qui avait attiré l’attention des surréalistes sur cet étrange marquis embastillé. Desnos admire Sade pour son « tragique ricanement ». Il le définit ainsi: « sa place est au rang des fondateurs de religion ». Sollers, qui comprend le Sade mieux que n’importe qui, l’a fait mettre sur papier Bible, en Pléiade, ce qui aurait ravi Desnos et navré Simone de Beauvoir.
Une fois le livre refermé, on reste étonné du côté primesautier, prompt, drôle, funambulesque de son histoire de l’érotisme. On sent le brillant speaker de Radio-Paris et le chroniqueur de disques qu’il fut dans Ce soir. La légèreté de touche souvent, et un sentimentalismes fleur bleue dans un domaine où on pouvait attendre violence vénéneuse, chair, pulpe, frénésie, embrasement. Mais non, je le trouve plutôt du côté de René Clair et d’Audiberti, instable et abondant, curieux, fantasque, espiègle. Ses jugements sont des neutrons flottants sur des miroirs. Il soulève les toits pour trouver la chambre de Mimi Pinson en porte jarretelles. L’amour fou ? La femme magique des surréalistes ? oui bien sûr, c’est là, mais avec cette nuance que c’est imaginé par un prestidigitateur distrait qui s’empêtre dans ses foulards de couleurs et ses tourterelles. Il reste enjoué, Pierrot lunaire, loin de notre époque torride avec ses fellations en série et ses sodomisations déchaînées, celles que s’arrachent les ménagères de moins de cinquante ans chez nos libraires de quartier. Les carambolages et les escapades sidérales ou parisiennes de Desnos, comme un lutin perdu dans le cosmos, se relisent comme on réexamine attendri de vieilles photos du cirque de Gavarnie ou du lac d’Annecy dans une boite à chaussures de soldeur. C’est le charme et la limite ce poète qui mourut d’épuisement, étoile jaune sur son manteau, le 8 juin 1945, au camp de Térézin, en Tchécoslovaquie. (…)
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Le marchand d’éponges de Robert Desnos (extrait de La liberté ou l’amour ! – 1927)
Et voici que s’avance le marchand d’éponges.
Corsaire Sanglot le questionne du regard et celui-ci lui révèle que son poétique fardeau ne lui suggère pas des idées normales.
Ce ne sont point des paysages sous-marins ensanglantés par les coraux, par les combats des poissons voraces, par les blessures des naufragés dont le sang s’élève nébuleusement à la surface. Le lendemain, passant dans ces parages à bord d’un paquebot, la belle millionnaire qui, plus tard, survivante d’un naufrage fameux sera surnaturellement sauvée de l’insolation par une miraculeuse ombrelle, exprimera le désir de nager dans cette eau transparente et colorée. On arrêtera les machines. Le ronflement des turbines cessera. Les ordres brefs des officiers gantés de noir retentiront un instant, puis ce sera le silence. Les passagers s’accouderont aux bastingages. La jeune millionnaire plongera, vêtue seulement d’un mince petit maillot blanc. Elle nagera durant une demi-heure, étonnée de ne pas trouver aux flots le goût du sel mais celui du phosphore. Quand elle remontera sur le pont, elle sera rouge, toute rouge comme une fleur magnifique et cela ne sera pas étranger au désastre. Les hommes, amoureux d’elle depuis le départ d’un port européen, deviendront frénétiques, les derniers des gabiers, le commandant du bord et les mécaniciens ne seront pas les moins épris. Le navire reprendra sa route un instant interrompue, mais tous ces yeux, bornés jusque-là à enregistrer le mariage horizontal de la mer et du ciel, verront danser désormais devant eux un tyrannique fantôme rouge. Rouge comme les signaux d’alarme disposés le long des voies ferrées, rouge comme l’incendie d’un navire chargé d’un explosif blanc, rouge comme le vin. Bientôt, il se mêlera aux flammes des foyers de la machinerie, aux plis des pavillons claquant à l’extrémité des mâts à l’arrière, aux vols d’oiseaux du large et de poissons tropicaux. Des icebergs phalliques descendront par extraordinaire jusqu’à ces mers chaudes. Une nuit, ils atteindront le sillage transversal et le fantôme se reflétera en eux mieux qu’en un miroir. Une sauvage étreinte arrêtera là le voyage au long cours.
Non, ce ne sont pas ces histoires banales que les éponges ont appris au marchand qui marche nu dans la rue bardée de gazogènes. Ce n’est pas non plus l’histoire de ces pêcheurs de tortues marines qui, dans un filet, reconnurent un jour la présence d’un poids inaccoutumé. Ramené péniblement, ils découvrirent dans ses mailles un buste antique et mutilé et une sirène : une sirène qui était poisson jusqu’à la taille et femme de la taille aux pieds. De ce jour, l’existence fut intenable sur le petit bateau. Le filet ne ramena plus que des étoiles charnues et soyeuses, des méduses transparentes et molles comme des danseuses en tutu récemment assassinées, des anémones, des algues magiques. L’eau des réservoirs se changea en perles fines, les aliments en fleurs des Alpes : edelweiss et clématites. La faim tortura les matelots mais nul ne songea à rejeter à la mer l’augurale créature qui avait déterminé la famine. Elle rêvait à l’avant sans paraître souffrir de sa nouvelle existence. L’équipage mourut en peu de jours et l’esquif, jouet des courants, parcourt encore les océans.
Non, cette histoire ne sommeille pas dans les nuits du marchand d’éponges, elle ni le bateau fantôme dont le sillage est lumineux, ni le trésor des boucaniers, ni les ruines submergées.
Il lève la main et parle. Il dit que, sur son dos, il porte les trente éponges enduites de fiel et qui furent tendues à la soif du Christ. Il dit que, depuis mil neuf cents ans, ces éponges ont servi à la toilette des femmes fatales et qu’elles ont la propriété de rendre plus diaphane leur adorable chair. Il dit que ces trente éponges ont essuyé bien des larmes de douleur et des larmes d’amour, effacé pour jamais la trace de bien des nuits de bataille et de demi-mort. Il les montre une à une ces éponges sacrées qui touchèrent les lèvres du satané masochiste. Ô Christ ! amant des éponges, Corsaire Sanglot, le marchand et moi nous connaissons seul ton amour pour les voluptueuses éponges, pour les tendres, élastiques et rafraîchissantes éponges dont la saveur salée est réconfortante aux bouches que torturent des baisers sanguinaires et de retentissantes paroles.
C’est pourquoi désormais vous communierez sous les espèces de l’éponge.
L’éponge sacrée qui s’aplatit au creux des omoplates et à la naissance des seins, sur le cou et sur la taille, à la naissance des reins et sur le triangle des cuisses, qui disparaît entre les fesses musclées et dans le ténébreux couloir de la passion, qui s’écrase et sanglote sous les pieds nus des femmes.
Nous communierons sous les espèces de l’éponge, nous la presserons sur nos yeux qui ont trop regardé la paroi interne de la paupière, sur nos yeux qui connaissent trop le mécanisme des larmes pour vouloir s’en servir. Nous la presserons sur nos oreilles symétriques, sur nos lèvres qui valent mieux que les tiennes, ô Christ, sous nos aisselles courbaturées.
Le marchand d’éponges passe dans les rues. Voici qu’il est tard. Le marchand de sable qui l’a précédé a semé des plages stériles, voici le marchand d’éponges qui vous jette l’amour, amants tourmentés (comme s’ils méritaient le nom d’amants ceux qui ne sont pas haletants d’angoisse).
Le marchand d’éponges est passé. Voici le matelas et voici l’oreiller tendres tous les deux. Couchons-nous.
Le marchand d’éponges est maintenant très loin des gazogènes auréolés. Le Corsaire Sanglot réfléchit. Il se souvient d’un cadavre de femme et d’un salon où l’on buvait une douce liqueur… Il reprend le chemin du club des Buveurs de Sperme.
Il retrouve l’avenue.
Il ne retrouve pas le cadavre.
Il retrouve les vestiges moitié squelette, moitié arête, de la sirène blanche. Il retrouve son fauteuil et sa coupe. Il retrouve les buveurs, ses compagnons. Il retrouve toujours présent au sommet de la maison d’en face, le Bébé Cadum.
Un buveur prend la parole à son entrée.
« Lorsque minuit sonna, voici exactement vingt-trois ans, la porte de ma chambre s’ouvrit et le vent fit entrer d’abord une immense chevelure blonde puis… »
La liberté ou l’amour ! (1927), Robert Desnos
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Les photos illustrant le texte de Desnos sont celles de la collection « The Girl From Atlantis », parues dans le Vogue Nippon de mai 2010, Modèle: Alia Kostromichova, Photographe: Solve Sundsbo, Fashion Editor / Styliste: George Cortina, Maquillage Styliste: Petros Petrohilos, Hair Stylist: Malcolm Edwards, Scénographe: Robbie Doig
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