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Université de Stanford
recensement des arbres du campus de l’université de Stanford porteurs de fruits comestibles
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Ecole du regard (tiré de Jardins, réflexions, de Robert Pogue Harrison, 2007)
Un jardin est un lieu où les apparences attirent l’attention sur elles; pour autant, mêmes radieuses, même spectaculaires, on ne les remarque pas nécessairement. Là où, toit en s’affirmant dans le monde phénoménal, elles reculent dans le profondeurs de l’espace et du temps, les apparences sollicitent à leurs manière très particulière nos capacités d’observation. Mauvaise nouvelle pour les jardins, car rien n’est moins cultivé aujourd’hui dans les sociétés occidentales que l’art du regard. On peut bien le dire, il existe aujourd’hui un gouffre entre la vertigineuse richesse du monde visible et l’extrême pauvreté de la perception que nous en avons. Aussi, le monde a beau en regorger, nous vivons une époque largement dépourvue de jardins.
Comment le dire sans passer pour un rabat-joie, un bourru ou un misanthrope ? Je me contenterai donc de remarquer ce fait tout simple : parmi les jeunes gens que je fréquente quotidiennement – et avec mon métier j’en rencontre beaucoup –, la plupart sont plus à leur aise chez eux, absorbé dans leur ordinateurs ou dans les fictions et intrigues qui les touchent par écran interposé que dans le monde tridimensionnel. Nombre d’entre eux, à vrai dire, ne sont plus du tout capables de voir le monde visible, sinon de manière périphérique et grossière. Ainsi, sur le campus de l’université Stanford, ils traversent régulièrement un jardin de statues de Papouasie-Nouvelle Guinée ¹ sans lever la tête, comme effrayés de ne jeter ne serait-ce qu’un regard à ces formes imposantes qui sollicitent la contemplation et l’admiration. Un jour, en fin d’après-midi, j’ai vu des étudiants passer l’un après l’autre sous un arbre où un hibou hululait à gorge déployée juste au-dessus de leurs têtes, sans qu’aucun ne lève les yeux. Depuis des années, en discutant avec plusieurs étudiants, je me suis rendu compte que la majorité d’entre eux ignorent l’existence de presque toutes le richesses et beautés qui font du campus de Stanford l’un des plus florissants, diversifiés et authentiques d’Amérique. La proportion des terrains de l’université connue de l’étudiant moyen, au bout de quatre ans d’études, est incroyablement faible. Comme si un dispositif de masquage avait fait disparaître les bois, les cours, les jardins, les fontaines, les œuvres d’art, les espaces verts et les monuments. Non que les étudiants manquent de curiosité. De fait, si vous prenez le temps d’attirer leur attention sur une enclave particulière et d’en souligner les traits les plus subtils, comme il m’arrive à le faire, ils sont toujours impressionnés, et même admiratifs, comme s’ils la voyaient pour la première fois. Et en réalité, beaucoup d’entre eux voient effectivement cet endroit pour la première fois, même après l’avoir maintes fois longé ou traversé.
Quelques vues du campus de l’université de Stanford avec sa collection inestimable de sculptures de Rodin
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Il y a un siècle environ, Rainer Maria Rilke émit, dans ses Elégies de Duino, l’hypothèse suivante : le destin de la Terre serait de devenir invisible, selon un processus en cours de transmutation du visible vers l’invisible. Si les jeunes gens, comme on l’a vu, finissent par déserter le monde visible, n’est-ce pas une étape de cette histoire tragique ? Non que le monde soit moins visible que par le passé. C’est plutôt sa plénitude que nous percevons de moins en moins. La transmutation s’opère en nous, et non pas dans le monde. Il ne s’agit donc pas de la défaillance d’une génération, mais de la transformation historique du cadre dans lequel et par lequel le monde nous apparait. L’incapacité foncière à voir un jardin dans sa pleine présence incarnée a pour cause une métamorphose historique de la vision des choses, liée à notre mode de vie. Notre façon de voir change avec notre façon d’être. La vision n’est pas une faculté neutre. Elle est soumise aux lois de l’histoire, comme les mondes que nous habitons, comme nos institutions et nos mentalités. De ce point de vue, le regard humain est radicalement différent de la vision animale, même si cette dernière reste le substrat organique du premier. Chez les hommes, la perte de la vision n’entraîne pas nécessairement la perte du regard. Ce dernier est cognitif et synthétique. Il appréhende les choses en configurations organisées et en totalités signifiantes. Autrement dit, le regard humain est avant tout une manière de voir, intimement liée aux « régimes de présence » (Reiner Schumann) qui informent l’histoire de notre être-au-monde. Ce que notre regard voit (et ce qu’il ne voit pas) est déterminé par des cadres historiques qui organisent ou prédisposent l’étendue empirique de notre perception.
Japon, le jardin zen de Ryôan Ji
Avec les codes de perception actuels, voir ce qui est sous nos yeux devient de plus en plus difficile : une grande partie du monde visible reste hors cadre, même si nos yeux sont sollicités par une avalanche d’images. Italo Calvino dépeint parfaitement ce phénomène dans Palomar. Le personnage éponyme tente en vain de donner plus de sens à sa vie en observant le monde avec une attention et une acuité accrue. Présenté dans les premières pages du roman comme «un homme nerveux vivant dans un monde frénétique et congestionné», Palomar fait une expérience étangs en visitant l’un des monuments les plus célèbres du Japon, le jardin zen du temple de Ryôan JI, à Kyoto. Le dépliant destiné aux touristes indique ceci « Si notre regard intérieur reste absorbé par la vue de ce jardin (…) nous nous sentirons dépouillés de la relativité de notre Moi individuel tandis que l’intuition du Moi absolu nous remplira d’un étonnement serein en purifiant nos esprits obscurcis.» Mais précisément, Palomar ressent une difficulté à faire coïncider son regard intérieur et sa vision du jardin, car le monde neurasthénique dans lequel il évolue l’en empêche, contrant toutes ses tentatives de se concentrer sur la vue. Ce monde a beau tout miser sur l’exhibition des choses, surinvestir les paysages et les images, il déclare en réalité la guerre au regard – cette vision pensive qui fait coïncider le regard intérieur et l’objet. La panoplie d’appareils photographiques et de de caméras qui «cadre(nt) les rochers et le sable sous tous les angles» ne vient aucunement au secours du regard; au contraire, elle participe des stratégies de cadrage qui le pétrifient. Quand au touristes les plus appliqués, vérifiant que tout ce qu’ils voient est bien dans leurs guides, et vice versa, leur vision est la plus obscurcie de toutes.
le jardin zen de Ryôan Ji
L’itinéraire touristique recommandé prive le jardin zen de Ryôan Ji de l’immensité spatio-temporelle qui l’entoure, sans laquelle sa profondeur ne sautait apparaître de manière adéquate au regard humain. « Nous pouvons voir le jardin de sable comme un archipel d’îles rocheuses dans l’immensité de l’océan, ou bien comme les sommets de hautes montagnes qui émergent d’une mer de nuages», dit le dépliant, mais en réalité, nous ne pouvons le voir ainsi, ni « comme un tableau encadré par les murs du temple», et encore moins «oublier le cadre et nous persuader que la mer de sable s’étale sans limites et recouvre le monde entier». Là encore, le monde fait écran, aplatissant l’horizon spatio-temporel. Palomar n’a d’autre solution que de «chercher à saisir ce que le jardin zen peut donner à qui le contemple dans la seule situation où il peut aujourd’hui être vu, en tendant le cou parmi d’autres cous», et ce qu’il voit alors, on pouvait le deviner, est un reflet du monde où il vit et auquel il appartient. dans le sable, il voit «l’espèce humaine à l’époque des grands nombres», et dans les pierres une «nature indifférente au destin de l’humanité». Malgré son «intuition d’une harmonie possible comme entre deux harmonies non homogènes», «l’humanité-sable et le monde-rocher» restent absolument dissociés dans l’esprit de Palomar, après son héroïque effort de concentration. En dernier ressort, il finit par voir dans le jardin zen son propre échec à percevoir sa transcendance spirituelle. Car il manque au jardin l’espace et le temps nécessaire pour déployer ses apparences.
L’espace et le temps ont des extensions subjectives et objectives. Ces deux dimensions, le monde où nous évoluons les détermine, les encadre et les relie entre elles. Ce que dit Calvino dans l’épisode du jardin japonais est valable d’une certaine manière pour tous les jardins dont le dessin a été véritablement pensé. Pour acquérir une véritable visibilité dans l’espace, les jardins ont besoin d’un horizon temporel que notre époque leur refuse de plus en plus souvent. Le temps subjectif et objectif est l’élément invisible où fleurissent les jardins.
Angleterre : Jardins de de Stowe et de Stouhead
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Une fois arrivés à maturité, les jardins exigent de leurs contemplateurs qu’ils prennent leur temps; Les jardins de Stowe et de Stouhead, en Angleterre, reçoivent des milliers de visiteurs par an; nombre d’entre eux, venus en voyages organisés, ne restent sur le sleiux que quelques heures avant de repartir vers un autre site. Dans ces conditions trépidantes, il est difficile, voire impossible, d’éprouver la profondeur spirituelle de ces jardins et de les percevoir comme il faudrait : des lieux où se découvrir, se cultiver, se transformer. Il est loin le temps où la plupart d’entre nous avions le temps, la volonté et même la disponibilité d’esprit nécessaires. Aussi ces jardins ne se donnent-ils plus à voir qu’à quelques-uns (ils réservent leurs prestiges à leurs gardiens, qui y passent des heures et des heures chaque jour, mais pas au simple visiteur). Ils peuvent nous offrir des images d’eux-mêmes, mais ce qui manque aux images, c’est le rayonnement du phénomène en tant que tel, qui ne se déploie que dans le temps, ce temps long auquel notre époque n’a plus de temps à consacrer. En somme, nous sommes devenus pratiquement aveugles au phénomène.
Si l’on voulait parler par formules, on pourrait dire que de nos jours, la vision humaine perçoit plutôt des images que des apparences. (Comme il a été vu précédemment au niveau de la différence entre apparence et image), la première signifie tandis que la seconde indique. Là où le phénomène ne surgit pas des profondeurs ombreuses, il n’y a pas de d’apparence à proprement parler, mais seulement une image statique et réifiée. Un jardin est lui-même un phénomène, et les profondeurs ombreuses en question appartiennent également au jardin et à l’âme ou à l’esprit du contemplateur. Là où ces deux dimensions de la profondeur se rencontrent et s’unissent, le phénomène fait son apparition. Si l’une d’elle vient à manquer, le phénomène perd sa capacité «ostensive», sa capacité à se montrer tel qu’en lui-même.
Robert Pogue Harrison, Jardins, réflexions, édition Poche – Le Pommier, 2007.
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Note et références
1– Dans les années 1990, 10 artistes de la Papouasie-Nouvelle-Guinée sont venu à Palo Alto sur le campus de Stanford pour créer un jardin extérieur de sculptures dans un bosquets de chênes et de cèdres
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Robert Pogue Harrison (né en 1954 à Izmir, Turquie) a obtenu son doctorat en études romanes de l’Université Cornell en 1984, avec une thèse sur Vita Nuova de Dante. En 1985, il a accepté un poste de professeur adjoint invité au département de français et italien à Stanford et 1986 a rejoint le corps professoral en tant que professeur assistant. Promu professeur titulaire en 1995, il a ensuite été nommé titulaire, en 1997, de la chaire Rosina Pierotti. En 2002, il a été nommé président du Département de français et italien. Il est également guitariste du groupe de rock cérébral Glass Wave .
Son premier ouvrage, The body of Beatrice, publié par Johns Hopkins University Press en 1988, est une version révisée et sa thèse qui traite de la poésie lyrique médiévale italienne, avec un accent particulier sur les premiers travaux de Dante La Vita Nuova. The body of Beatrice a été traduit en japonais en 1994. Au cours des années suivantes, Robert Harrison a travaillé sur un nouvel ouvrage, Forests : the shadow of civilisations, qui a été publié en 1992 chez University of Chicago Press. Ce livre traite des moyens multiples et complexes avec lesquels l’imaginaire occidental a symbolisé, représentés, et conçus des forêts, principalement dans la littérature, la religion et la mythologie, ceci de l’Antiquité à nos jours. Forests a été publié simultanément en anglais, français, italien et allemand et plus tard en en japonais et en coréen. En 1994, son livre Rome, la Pluie : À quoi bon la Littérature ? a été publié en France, en Italie et en Allemagne. Ce livre est écrit sous forme de dialogues entre deux personnages et traite de divers sujets tels que l’art de restauration, la vocation de la littérature, et la place de la mort dans la société contemporaine. Son livre suivant, The Dominion of the Dead , publié en 2003 par University of Chicago Press, traite des relations que les vivants entretiennent avec les morts dans le domaine profane. Ce livre a été traduit en allemand, français et italien. En 2005, Robert Harrison a débuté un talk-show littéraire à la radio KZSU appelé » Entitled Opinions » dans lequel il converse longuement avec des savants, des écrivains et des scientifiques d’horizons divers.
L’ouvrage dont est tiré l’extrait présenté ci-dessus est l’ouvrage le plus récent de Robert Harrison. Il a été publié en 2008 par la University of Chicago Press sous le titre Gardens: An Essay on the Human Condition, et une première fois en France en 2007 par les éditions Le Pommier sous le titre Jardins, Réflexion sur la condition humaine puis une seconde fois dans une édition poche du même éditeur en 2011 sous le titre Jardins, Réflexions.
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