Il est cinq heures, Paris s’éveille est une chanson de Jacques Dutronc, sorti en 1968. C’est Jacques Wolfsohn, du label Vogue, qui propose, après un repas avec Jacques Lanzmann et Dutronc, de faire une chanson sur le thème de « Paris le matin ». Lanzmann et Dutronc commencent à l’écrire le soir même et l’achèvent aux aurores. Anne Ségalen, à l’époque épouse de Lanzmann, a également participé à la rédaction des paroles. Les paroles sont inspirées de la chanson Tableau de Paris à cinq heures du matin écrite en 1802 par Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers. Durant l’enregistrement, ils ne sont pas satisfaits du résultat, trouvant les arrangements un peu plats. C’est Roger Bourdin, un flûtiste qui travaillait dans un studio voisin qui, improvisant un solo de flûte, donnera la version finale de la chanson qui sera élue « Chanson du Siècle » en 1999…
Il est cinq heures, Paris s’éveille
La chanson de Jacques Dutronc résonne en moi de manière toute à fait particulière, elle évoque une traversée à pied de Paris que j’ai effectivement effectué un certain matin du 11 mai 1968, dans un état mental d’exaltation exacerbée, entre le quartier latin et la gare Saint-Lazare où je devais prendre le train qui me ramènerait à mon domicile de la banlieue nord. J’avais passé la plus grande partie de la nuit à balancer des pavés sur les CRS et gardes mobiles qui montaient à l’assaut du quartier et une partie de la matinée qui suivait dans la cour de l’ESCPI (Ecole Supérieure de Physique et de Chimie de Paris) située rue Vauquelin (aujourd’hui Espace des Sciences) où je m’étais réfugié en provenance du quartier de la Contrescarpe après que les dernières barricades situées dans les rues étroites qui caractérisent ce quartier avaient été investies par la police vers 5h 30 du matin.
Le secteur du Quartier latin à Paris, siège de la Nuit des barricades des 10/11 mai 1968 et localisation de l’ESCPI (photo de gauche)
Paris 10/11 mai 1968 – barricade au Boulevard Saint-Michel : l’humour toujours présent…
Paris – 10/11 mai 1968, la prise d’assaut d’une barricade
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Traverser Paris vers 5 heure du matin, le 11 mai 1968
Les manifestants encore présents étaient arrêtés et parfois tabassés par les forces de l’ordre avant d’être entassés dans les paniers à salades.Pour ma part, je n’avais du mon salut qu’à une fuite éperdue à travers le dédale de rues qui séparait ce quartier de celui du Val-de-Grâce et à l’escalade d’un portail providentiel apparu soudainement dans l’alignement des constructions du quartier, portail qui s’est révélé par la suite être celui de la cour de l’Ecole Supérieure de Physique et de Chimie. J’y retrouvais, terrés dans l’obscurité, une quinzaine de manifestants qui avaient eu la même idée que moi.
Cachés par les bâtiments, nous avons assisté, à travers les grilles du portail, à la charge des CRS et à l’arrestation musclée de nos camarades qui étaient alors regroupés et conduits ensuite vers une destination inconnue. Nous n’avions plus qu’à attendre les premières heures du jour et patienter jusqu’au départ des forces de l’ordre. Après un long moment d’attente, nous pûmes escalader le portail en sens inverse et nous égayer dans les rues avoisinantes. Anecdote comique révélatrice de notre état mental du moment, l’un d’entre nous qui avait lu que lors de la Révolution de 1848 les soldats fusillaient tous ceux dont les mains sentaient la poudre nous avait conseillé de nous laver les mains pour faire disparaître les traces de salissures dues au maniement des pavés et les odeurs d’essence, ce que nous avions fait consciencieusement.
Bilan des émeutes : M. Maurice GRIMAUD, le Préfet de police le l’époque, a fourni plus tard le bilan des émeutes : 367 blessés recensés dans les hôpitaux dont 251 du service d’ordre et 102 étudiants. Sur ces 367, 54 sont hospitalisés dont 4 étudiants et 18 policiers dans un état très grave. 460 interpellations ont été faites, 61 ont visé des étrangers – 63 personnes interpellées seront déférées à la justice – 26 étudiants – 3 lycéens, le reste, 34 individus n’étant pas des étudiants. Les dégâts matériels sont importants : 60 voitures incendiées, 128 autres sévèrement endommagées. Dans les jours qui suivirent certains journaux rendirent compte de sévices qu’auraient commis les forces de l’ordre.
Je traversais donc en sens inverse mon cher quartier latin où j’avais durant une folle nuit pris part à un évènement qui me semblait sur le moment grandiose et porteur de développements futurs dont j’avais peine à imaginer la teneur mais qui, j’en étais convaincu, seraient d’une importance considérable. Je pensais naïvement que la jeunesse parisienne avait durant cette nuit retrouvé le souffle des grands événements de l’histoire de France, ceux de la prise de la Bastille en 1789, des Trois Glorieuses, de la Commune de Paris de 1870 et de la libération de Paris de 1944qui avaient soulevé le peuple et imposé les changements nécessaires. Avec l’excès et l’inconscience propres à la jeunesse je nous assimilais, moi et mes camarades, à tous ceux qui avaient menés par le passé ces combats glorieux. Je reconnais aujourd’hui que même si de nombreux actes de brutalités ont été relevés, la police avait preuve à cette occasion de retenue. Rien à voir avec la répression qui frapperait les étudiants de Mexico six mois plus tard et qui ferait 48 morts ou les révoltes des Printemps arabes d’aujourd’hui… Aucun mort n’avait été à déplorer malgré la violence des affrontements au cours desquels les forces de l’ordre avaient été bombardées de pavés et de cocktails Molotov et parfois même, comme j’ai pu le constater, de meubles et de projectiles divers jetés par certains habitants de leurs fenêtres… Il est vrai qu’une partie des manifestants était constituée par les rejetons des responsables politiques et économiques du pays… Si les manifestants avaient été composés d’ouvriers, il n’est pas sûr que le bilan aurait été le même. Le quartier latin était dévasté : arbres abattus, voitures renversées et calcinées, vitrines brisées. Les services municipaux et les pompiers démontaient les barricades et commençaient à dégager les chaussées et les trottoirs. Ça et là des policiers étaient présents mais la plupart n’étaient pas des membres des CRS ou des GM de la nuit qui semblaient avoir été relevés. Seule la rue Gay-Lussac était encore barrée par un cordon de CRS. Des badauds, l’air ébahi, restaient plantés là, immobiles, n’en revenant pas du spectacle de désolation qui s’offrait à leurs yeux. Après avoir erré un long moment, je quittais le quartier latin et me dirigeais vert la gare Saint-Lazare pour prendre le train qui me ramènerait dans ma banlieue nord. Je l’atteignis vers 7 h du matin et montais dans un train où se trouvaient déjà quelques voyageurs plongés pour la plupart dans les journaux du matin qui relataient l’évènement. Le contraste entre ces voyageurs confortablement installés sur leur siège qui vaquaient comme si rien n’était à leur déplacement quotidien afin de rejoindre leur foyer ou leur lieu de travail et pour lesquels la journée allait sans doute se dérouler normalement et moi, l’esprit encore brouillé par les images des combats de la nuit, dans un état d’exaltation empreint de fébrilité était saisissant. En les regardant prendre connaissance si calmement des événements de la nuit, j’avais envie de leur crier : « Moi, j’y étais ! J’en reviens… Quelque chose d’immense s’est passé, que vous ne pouvez même pas imaginer… Rien ne peux plus être comme avant. Il va falloir vous bouger, prendre position, agir… Nous sommes en révolution ! » Pour moi, c‘était sûr, les choses ne faisaient que commencer… Et à ce moment précis, malgré une longue nuit blanche mouvementée, comme dans la chanson de Dutronc, moi non plus je n’avais pas sommeil…
Aux premières heures de la matinée du 11 mai, images du quartier latin aux abords du jardin du Luxembourg – Manifestants parqués contre les grilles du jardin
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il est cinq heures, Paris s’éveille de Jacques Dutronc
Je suis le dauphin de la place Dauphine
Et la place Blanche a mauvaise mine
Les camions sont pleins de lait
Les balayeurs sont pleins de balais
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Les travestis vont se raser
Les stripteaseuses sont rhabillées
Les traversins sont écrasés
Les amoureux sont fatigués
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
Le café est dans les tasses
Les cafés nettoient leurs glaces
Et sur le boulevard Montparnasse
La gare n’est plus qu’une carcasse
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
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Les banlieusards sont dans les gares
A la Villette on tranche le lard
Paris by night, regagne les cars
Les boulangers font des bâtards
Il est cinq heures
Paris s’éveille
Paris s’éveille
La tour Eiffel a froid aux pieds L’Arc de Triomphe est ranimé Et l’Obélisque est bien dressé Entre la nuit et la journée
Il est cinq heures Paris s’éveille Paris s’éveille
Les journaux sont imprimés Les ouvriers sont déprimés Les gens se lèvent, ils sont brimés C’est l’heure où je vais me coucher
Il est cinq heures Paris se lève Il est cinq heures Je n’ai pas sommeil
Jacques Dutronc, Jacques Lanzmann, Anne Segalen
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Depuis 1968, plusieurs chanteurs ont choisi d’interpréter cette chanson. Parmi ces interprétations, celle qui me semble la plus réussie est celle de la chanteuse belge Ann Pierlé qui, dans son album Helium Sunset sorti en 2002, a choisi pour la chanter un style décalé et enlevé qui tranche avec la tonalité monocorde adoptée par Dutronc.
J’ai découvert Marc Bonnant*, brillant avocat et intellectuel genevois en visionnant la vidéo d’un débat organisé en février 2006 par la Radio Télévision Suisse (RTS) sur le thème de la liberté d’expression et de ses limites, des caricatures et du blasphème où il s’opposait avec humour et talent au philosophe et islamologue Tariq Ramadan. En tant qu’avocat et ancien bâtonnier, il a mis sa verve au service des plus célèbres : Cornfeld, Jaccoud, Moumie, de Gorski, Gaon, Polo, Fiorini, Licio Gelli (le patron de la Loge P2), Joséphine Dard, Edmond Safra, Nessim Gaon, Helmut Newton, Edouard Stern, Berezovsky et a été l’avocat des Moudjahidin dans leur résistance aux mollahs iraniens. Sa maîtrise des mots lui a valu le surnom de « Mozart du barreau » et il a reçu une Légion d’honneur pour récompenser « les services éminents rendus à la France, à sa langue et à sa culture dont il est un promoteur exceptionnel ».
* Un Marc Bonnant peut en cacher un autre… Lors de la rédaction de cet article, j’ai fait une confusion entre l’avocat genevois dont il question ci-dessus et son homonyme Marc Bonnant, Diplômé en lettres modernes et en sciences du langage et ingénieur en communication qui publie depuis septembre 2007 un blog, intitulé « Carnets vespéraux » dont le descriptif est : « Carnets de littérature vespérale. Confidence au chevet des mots. » Le lire est un régal… Si vous voulez le consulter c’est ICI. Le fait que cet homonyme, aujourd’hui installé en Corse d’où était originaire sa mère est apparemment lui aussi d’origine suisse puisqu’il est né en 1972 dans le Jura suisse m’a induit en erreur. Dont acte et mille excuses…
Marc Bonnant (l’avocat)
En attendant, je ne résiste pas à l’envie de vous présenter un florilège de certaines des citations et déclarations truculentes et décoiffantes du personnage (l’avocat).
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Sur l’éducation sexuelle des enfants :
Voulez-vous parler d’amour aux enfants ? Parlez leur des trouvères, des ménestrels. Ne leur parlez pas de la mécanique érectile et des tampons des jeunes filles.
A mes filles, à se tenir, c’est-à-dire à se contenir. Donner le meilleur de soi-même, et non pas le tout-venant. Quand mes petits-enfants commenceront à raisonner, je leur apprendrai à lire bien, à mépriser les bandes dessinées. La civilité passe aussi par une lecture intelligente.
Sur les techniques sexuelles :
Ma génération ne savait rien des femmes techniquement. Elles étaient terra incognita , sujets de convoitise, de peur, de mystère, d’embrasement, et je ne crois pas que nous étions de moins bons amants que la génération qui sait tout de la tuyauterie.
Sur les femmes actuelles :
La femme au fond était notre complément d’objet direct. Elle a voulu être sujet, ce qui a créé un grand désordre dans notre grammaire. A mon sens, les femmes ont tout perdu. (…) Elles ont fait la démonstration rapide qu’elles savent faire ce que nous faisons. Quel grand avènement pour l’humanité que d’avoir des sapeuses-pompières, des procureuses atrabilaires, de bouffonnes candidates présidentielles et autres cheffes humorales… (…) Elles ont voulu se dépouiller de ce qui faisait d’elles ces êtres infiniment éthérés, supérieurs. Nous convenons tous, nous les hommes, qu’elles nous sont mille fois supérieures. Pourquoi veulent-elles absurdement se contenter d’être nos égales ?
Sur les femmes qui sont descendues de leur piédestal :
De la part des femmes, c’est une démarche totalement suicidaire. La femme avait des fonctions sacrales, et de dire que ces fonctions étaient la maternité, les figures du lien, les dieux lares, les vestales, qu’elle était la gardienne du bonheur, l’ordonnatrice de la vie, ce n’est pas la réduire, c’est l’exalter. La femme était notre passion transitive. On convoitait une femme, on aimait une femme. La femme au fond était notre complément d’objet direct. Elle a voulu être sujet, ce qui a créé un grand désordre dans notre grammaire. A mon sens, les femmes ont tout perdu. Elles ont perdu notre admiration fébrile, elles nous ont proposé une sorte de camaraderie de chambrée, mais pour cela nous avons déjà le service militaire.
Comment traiter les femmes :
J’aime que l’on ait avec une femme un rapport cultuel. Il faut l’honorer, au sens multiple, comme on fait monter l’encens. Lorsque, cessant d’être objet de tout, la femme a voulu être sujet de rien, je crois qu’elle a brisé nos rêves en même temps qu’elle a abandonné son empire et son emprise. La conséquence de tout cela, c’est que nous regardons, désormais, les femmes avec indifférence. Face à la femme moderne, nous n’avons plus que quelques parades: le sport et l’onanisme pour la plupart, la littérature et la pédérastie pour les plus raffinés d’entre nous. Les femmes ont cessé d’être aimables en voulant nous ressembler, avec des brutalités, des vulgarités, des ambitions subalternes, des fatigues inesthétiques. Comme c’est dommage.
Et encore sur les femmes :
Longtemps les femmes ont été une majorité traitée comme une minorité. Aujourd’hui elles se vengent, elles s’ébrouent. Ce goût de la vengeance leur donne une énergie que nous n’avons plus. A cerveau égal, puisqu’il paraît que nous avons tous le cerveau de Mozart, il n’est pas étonnant qu’elles fassent mieux que nous. L’homme est une espèce en voie de disparition. Nous serons bientôt parqués dans des réserves où les femmes viendront nous jeter des cacahouètes.
Sur le crépuscule des hommes :
Nous ne servons plus à rien, ni pour le plaisir ni pour la procréation. Les vibromasseurs et les éprouvettes font ça très bien. Ce qui s’est passé ces trente dernières années a peut-être été un pas immense pour la cause des femmes mais un tout petit pas pour l’humanité et même un pas en arrière. Gauchet a raison! La sociabilité, la mesure, la modération, le dialogue sont des valeurs vénusiennes, pour ne pas dire vénériennes: tout cela est très vertueux et très féminin. Alors que la guerre, le triomphe, le combat n’intéressent plus personne, il n’y a plus de héros. Ou alors les seuls héros sont les victimes, ce qui est encore très féminin. Le matriarcat n’est pas une hypothèse, c’est un constat.
Sur la modernité :
Je n’ai pas un goût particulier pour la modernité, je la trouve incroyablement vulgaire, insignifiante. Les siècles à venir, s’il y a encore des historiens, ne retiendront rien de notre temps. Il n’aura été ni le temps de la littérature, ni le temps des cathédrales, ni celui des systèmes philosophiques, ni celui des grandes espérances, ni celui des grandes idéologies. Il aura été celui des masses, de l’oisiveté festive, et de l’outrance de l’innovation technologique. Je suis de ceux qui considèrent qu’il y a plus de génie dans un vers de Mallarmé que dans un ordinateur de la dernière génération.
Sur l’art de la conversation :
Celui qui prend la parole avant qu’on la lui donne et qui n’exprime que des banalités. Si l’on se mêle de parler, il convient d’aborder des choses profondes, ou originales, ou qui aient du style. Une conversation est un art, un scrupule de l’intelligence et de la sensibilité.
Sur l’état de la langue française :
(J’y porte) un regard affligé. Déjà la langue française est une terre dévastée. Demain elle sera un cimetière sous la lune. J’ai la nostalgie de l’âge d’or. Le XVIIe, le XVIIIe siècleL Le viatique langagier de la plupart des Modernes se réduit à cent cinquante mots, dont le interjections et les onomatopées. L’intelligence sans les mots, c’est une viole de gamme en main de qui ignore les notes.
Sur les cravates :
Lorsque j’avais 15 ans, ma mère a émis une opinion sur ma cravate. Ce à quoi j’ai répondu: «Je crois que votre position m’indiffère.» Elle m’a alors mis à la porte, et j’ai passé trois jours sous les ponts. C’était une autre époque. Je trouvais juste d’être puni de cette manière. Néanmoins, je persiste à croire que ma cravate était du meilleur goût.
Sur le savoir-vivre :
Ne pas savoir peler une pêche. Si un jeune homme, qui ferait la cour à l’une de mes filles, prenait sa pêche à pleine main, je ne dirais rien à table, respectueux de son inculture. Mais j’expliquerais à ma fille en aparté qu’elle est sur le mauvais chemin. On ne peut pas exiger des êtres qu’ils aient des profondeurs ou qu’ils soient cultivés, mais qu’ils aient des manières, oui. Dans la famille, nous avons toujours eu une détestation baudelairienne du naturel. Car l’homme commence quand il se choisit.
Sur le pape :
Je suis athée mais je trouve le message du pape superbe, ne méritant ni les ricanements, ni les brocards. Que dit-il ? Que dans une hiérarchie des valeurs religieuses, d’abord vient la vie, puis la liberté et très à la fin la liberté sexuelle.
Sur le frontières et la mondialisation :
Les frontières ont vocation à être abolies. La mondialisation ne suppose pas simplement la libre circulation des marchandises, mais aussi des personnes, donc des idées, donc des cultures. L’inévitable est que nous serons demain un peu moins occidentaux qu’aujourd’hui, un peu moins blancs, un peu moins chrétiens.
Sur l’identité et la paix sociale :
Je pense que, quelle que soit notre opinion sur notre identité, il n’y a aucune manière de la conserver intacte et sans altération. Le temps est au métissage, inévitablement, l’histoire au mouvement, aux migrations. Les frontières ont vocation à être abolies. La mondialisation ne suppose pas simplement la libre circulation des marchandises, mais aussi des personnes, donc des idées, donc des cultures. L’inévitable est que nous serons demain un peu moins occidentaux qu’aujourd’hui, un peu moins blancs, un peu moins chrétiens. Comme nous sommes dans l’irréversible, le mouvement de l’Histoire, il ne sert à rien de livrer des batailles symboliques d’arrière-garde. La paix sociale suppose que nous acceptions dans une large mesure la différence, avec quelques exigences. Non pas exiger que cette différence ne se voie pas – abolition du voile, destruction des minarets – mais que cette différence s’intègre dans les valeurs que nous avons mis quelques millénaires à édifier. Il ne s’agit donc pas d’interdire la construction des minarets, il s’agit peut-être d’être vigilant sur ce qui s’y prêche.
Un combat perdu d’avance :
Mon combat est déjà perdu… Je suis un mécontemporain. Le temps que nous vivons me laisse inconsolable. aucun des idéaux aujourd’hui célébrés me touche. ces valeurs rose bonbon, ces passions couleur layette, la paix, la solidarité, la tolérance et autres valeurs vénusiennes… Je n’ai rien contre la paix, la solidarité et la tolérance, mais je ne comprends pas qu’on leur réserve un culte exclusif. Sur le plan intellectuel, seule la discorde, que les Grecs avaient divinisée sous le nom d’Eris, est féconde. Je suis sensible à l’idéal antique construit autour de l’excellence, non de l’égalité. Autour de l’épuisement de soi, de la dépense psychique, alors que le seul mot d’effort, auprès de la jeunesse, suscite aujourd’hui un effroi paralysant. Autour des cimes et des chemins escarpés, alors que les Modernes ont le goût des méandres en plaine. Leur idéal est leur propre bonheur. Ne me demandez pas ce que j’ai contre le bonheur, j’essaie aussi de le cultiver un peu. Mais pour Nietzsche, celui qui, en guise d’horizon, n’a que son propre bonheur, celui-là, sans ancêtres et sans descendants, est le dernier des hommes. Nous vivons le temps des derniers hommes.
Pleure, pluie douce. Mon mari était un troubadour.
Ma femme était une princesse. Pleure, pluie douce,
aujourd’hui, c’est la fin de nos amours, je l’ai vue repartir comme une petite dame juive balayée par ses péchés ou par les miens. Fous le camp, ma jument malade. Pleure, pluie douce pour la troisième fois.
Le sais-tu le Cantique des Cantiques ?
Bien beau déjà de tenir l’harmonium dans un hameau de cosaques qui crachent, jurent, me marchent sur les pieds. Et manger avec eux pain et fromage. Bien bon déjà de se cogner aux montagnes bleues.
Revenez, revenez du futur mélancoliques frères, revenez à la pluie quotidienne, revenez vous abriter sous l’auvent, allons prenez de l’embonpoint comme les curés, les passe-crassanes, ne bougez pas au soleil. Laissez flâner la pluie sur l’écorce. Vous êtes toujours loin, vous allez chez les morts, vous parlez aussi à des bonshommes qui ne sont pas encore nés. Mais vous risquez de perdre en route votre sac plein d’âmes. Et de sécher au lieu de mûrir. Envoyez-nous une carte d’Assise ou d’Egypte. Priez je vous le dis toute la nuit. Tuez les mots pour faire naître les images et puis sacrifiez les images pour connaître le sens. Et si votre espace intérieur ne se remplit d’univers revenez, revenez, insensés… à la petite maison et aux bons poiriers.
Maurice Chappaz. Pages choisies II. L’Age d’Homme, Poche suisse, no145.
La mort dans mon cœur a la verticale de l’alouette. Bienheureuse celle qui a pu joindre l’Amour. Au-dessus de moi une note jubile toute la journée. N’écrirai-je donc pas sur ma porte : mort au monde ?
«Je voudrais que les baisers remplacent les chants d’oiseaux. Qu’ils pépient dès l’aube sur tes joues, tes paupières. Je voudrais que la nuit remplace le jour, que la prière remplace le travail, que le silence remplace les paroles. Je voudrais que l’éternité remplace cette vie ne serait-ce qu’un instant».
Capitale du désertLes maquereaux des cimes blanches XXVII
Les oiseaux de proie se partagentle champ de bataille en hommes d’affairesayant traversé le désertoù discutent les nouveaux brins d’herbes.Si j’étais là, j’écouterais le silence.Et il y a des millions d’œufsainsi que de petits cielsdans les cavernes fraîches.Pourquoi suis-je heureux?Je suis aussi une bête,je suis aussi un paradis.Les files d’hommes entrant à l’usinecomme au lassotentaient de prendre les derniers jeunes gens— eux les hirsutes.Et les ouvriers s’appuyaient aux guichetstels des faucons apprivoisésavec un capuchon qui tombait sur l’œil.C’est alors qu’il y eut la grande criseque je souhaitais :ces catastrophes, ces famines,abondances et errances.Promoteur décidé du ciel bleu,un des rapaces très chevalier du moyen âgesur une borne fontainedit à un chat qui flânait dans la ville empoisonnéepar le travail :«Ils ont tous crevé sans religion.»Les montagnes à midisont comme de la boue bleue, de l’air pétri.Moi j’entends les âmes qui tintent.Evangile du désertoù pérorent les coquelicots.
Après il y a un oiseauqui vient toujours taper du bec au bord de la fenêtreet Samuel dit :«J’aurais dû m’enfuir avec eux,» Tous les hommes au bord de la tombesont partis cet hiver,ils ont longtemps écouté l’horloge,ils ont longtemps léché les cuillerées de mielet le creux des tassesoù il est peint une fleur. Puis un grand vent est venufracassant les branches d’arbres. Ou bien la lumière a baissé dans la chambre mais dehors la neige était éblouissante. Elle a fondu près du lit.On entendait le tic-tac des cœurs.
La mort est devant moi comme un morceau de pain d’épice, la vie m’a tournoyé dans le gosier comme le vin d’un calice. L’une par l’autre j’ai cherché à les expliquer. J’ai trempé le pain dans le vin, je me suis assis, j’ai fumé, j’étais sauvage avec les femmes. Avec les mains, avec l’esprit j’ai tâché de travailler à des œuvres qui respirent. Maintenant je cherche un parfum dans la nuit.
Que les mensonges qui me constituent fusent hors de mon corps, hors de mon esprit.Je vais cueillir Ta réponsedans ma chambre noire comme une dure étoile, comme une fleur de marécage. Donne-moi de naître une fois à moi-même, selon la vérité. L’immense rien qui est en moi soupire, attend. Toute ma douceur est dans une miette d’ombre.