article publié le 17 avril 2015
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Un beau texte de Belinda Cannone, extrait de L’écriture du désir.
Diderot appelait «hiéroglyphe» une image poétique qui condense en elle sens et émotion en un tout homogène (à quelque art qu’elle appartienne : il évoque le hiéroglyphe musical). (…) Au XVIIIe siècle, avant qu’on déchiffre le langage des anciens Egyptiens, les hiéroglyphes étaient souvent perçus comme vocabulaire d’une langue sacrée, langue de mystères. Ce qui explique sans doute que Diderot ait choisi ce terme. Il y a du mystère dans la capacité de certaines formes artistiques à dire et à donner beaucoup plus à sentir que leurs moyens ne semblent le permettre. Aussi : par un mot devenu intraduisible, meraviglia, les Italiens du XVe siècle désignaient le plaisir qui nait de l’étonnement et de l’admiration, à la lecture de la poésie, lorsque l’on découvre, comprend, intuitivement, plus de choses que le poète ne paraît en avoir dit. Je voudrais que chaque roman fût une réalisation de ce «merveilleux du discours».
Un magnifique hiéroglyphe visuel que mes mots ne rendront pas : dans Kaos, film que les frères Taviani ont tiré de quelque nouvelle de Pirandello, l’épilogue raconte un souvenir d’adolescence de la mère de l’écrivain. Pendant un voyage vers Malte, lors d’une halte sur une des Îles Eoliennes, la jeune fille regarde ses frères et sœurs courir vers la petite falaise de pierre ponce blanche qui s’enfonce vers la mer, tandis qu’elle reste avec sa mère. Désir bridé. Puis la mère, la devinant, la libère. Elle ôte alors ses larges robes et, en chemise et jupons étincelants, grimpe au sommet de la falaise. plan rapproché : la jeune fille lève lentement les bras (visage grave, intensité du geste ouvert par lequel elle semble prête à étreindre le monde), secondes suspendues, puis elle s’élance et les enfants suivent. Camera derrière eux, en plongée. On voit la demi-douzaine de petits corps en chemises descendre en bondissant sur la poudre blanche jusqu’à la mer turquoise où ils s’enfoncent – points noirs des têtes qui surnagent. On entend alors la merveilleuse cavatine de Barberina, l’ho perduta, qui n’entre pas pour peu dans l’émotion indescriptible qui chaque fois m’étreint jusqu’aux larmes devant cette image de l’élan. Car la musique confirme ce que l’image pourrait faire oublier. La gravité et la mélancolie qui accompagner la facilité de cette descente précédant l’extase du corps léger que soutiendra la mer. A moins qu’elle ne soit plutôt rappel du point de vue, nostalgique parce que deux fois filtré : la vision émane de la jeune fille devenue femme plus qu’âgée, qui se souvient, et ce souvenir maternel n’est plus, lui-même, qu’une trace dans la mémoire du fils. L’ho perdura : que perd-on en vieillissant, si ce n’est la vigueur de l’élan ? Cavatina, du latin cavare, creuser, diminutif de l’italien cavala, tirer un son d’un instrument – ici image-son de l’élan qui fore, vrille dans la conscience, hiéroglyphe du désir vivant.
Belinda Cannone, L’écriture du Désir – Gallimard collection folio-essai (pages 13 à 15)
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Belinda Cannone, née en 1958, est romancière, essayiste et maître de conférences. Elle enseigne la littérature comparée à l’Université de Caen Basse-Normandie depuis 1998 après avoir enseigné neuf ans à l’université de Corte (Corse). Elle a publié plusieurs ouvrages sur les liens de la littérature avec la musique, et sur la littérature. Depuis les années 1990, elle écrit des articles pour les revues comme Quai Voltaire Revue littéraire, Verso – Arts et lettres, L’Atelier du roman. Elle est l’auteur de plusieurs romans (Dernières promenades à Petrópolis, Le Seuil, 1990, et « Points Seuil » 2013 sous un nouveau titre, L’Adieu à Stefan Zweig – L’Île au nadir, Quai Voltaire, 1992 – Trois nuits d’un personnage, Stock, 1994 – Lent Delta, Verticales, 1998 – L’Homme qui jeûne, L’Olivier, 2006 – Entre les bruits, L’Olivier, 2009 – Nu intérieur, L’Olivier, 2015) et d’essais (L’Ecriture du désir, Calmann-Lévy, 2000 et « Folio Essais » no 566 (Prix de l’essai de l’Académie française 2001) – Le Sentiment d’imposture, Calmann-Lévy, 2005 et « Folio essais » no 515. (Grand Prix de l’essai de la Société des Gens de lettres) – La bêtise s’améliore, Stock, 2007 – La Tentation de Pénélope, Stock, 2010 – Le Baiser peut-être, Alma éditeur, 2011 – Le Goût du baiser, textes choisis et commentés, Le Mercure de France, 2013 – Petit éloge du désir, « Folio 2 euros », 2013).
Kaos, contes siciliens est un film italien des frères Paolo et Vittorio Taviani, sorti en 1984. Le film est l’adaptation de cinq nouvelles de Luigi Pirandello. Kaos, avec un K, est le nom en dialecte sicilien d’un village des environs d’Agrigente. Le film se déroule en quatre temps dont un épilogue ; le fil conducteur en est un corbeau noir planant au-dessus de la Sicile de Pirandello, une clochette accrochée au cou, et qui fait la liaison entre chaque temps. 1) L’autre fils (L’altro figlio) raconte la haine qu’une mère – interprétée par Margarita Lozano – entretient à l’égard d’un de ses fils, dont la troublante apparence physique semble être la vive réincarnation de l’homme qui l’a violée. 2) Le Mal de lune (Mal di luna) montre l’amour, l’angoisse et le désir d’une jeune mariée, Sidora, confrontée au mal inconnu de son mari Batà. Ce dernier en effet, les nuits de pleine lune, est soudain mû d’une violence incontrôlable… 3) Requiem (Requiem) dépeint la lutte de paysans contre les administrateurs bourgeois de la ville voisine, Ragusa, afin de pouvoir enterrer leur patriarche sur leurs hautes terres de Margari, et non dans le cimetière de la lointaine agglomération. 4) Épilogue : entretien avec la mère (Epilogo: colloquio con la madre), Pirandello parle avec le fantôme de sa mère d’une histoire qu’il a voulu écrire, mais qu’il n’a pas pu faire, faute de trouver les mots. Ce court épilogue est prétexte à un flashback et à l’évocation de la relation fils-mère. – (crédit Wikipedia)
L’air de Ho Perduta est tiré de l’Opéra de Mozard Le nozze di Figaro sur un livret en italien de Lorenzo da Ponte inspiré de la comédie de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro. Qu’est-ce qui rend si triste la pauvre Barberine, la fille du jardinier ? Bien sûr, il y a la version officielle… la perte d’une épingle qui fermait une lettre proposant un rendez-vous galant, et qui devait être rapportée par Barberine à l’auteur de la lettre comme preuve que celle-ci avait bien été lue… En fait, l’expéditeur de la lettre se révèle être la femme du comte destinataire de la lettre, qui s’est fait pour l’occasion passer pour une autre afin de confondre son mari. Donc la pauvre Barberine est vraiment embarrassée de l’avoir perdu. Mais certain esprits malicieux qui voient le mal partout ont imaginé que ce ne serait pas une épingle que Barberine aurait perdu et qui la fait se lamenter mais son pucelage qu’elle ne retrouvera jamais plus…
L’ho perduta, me meschina! je l’ai perdue, pauvre de moi!
Ah chi sa dove sarà ? Ah, qui sait où est-ce qu’elle peut bien être?
Non la trovo. L’ho perduta. Je ne la trouve pas. Je l’ai perdue
Meschinella ! Que je suis misérable!
E mia cugina ? E il padron, Et ma cousine ? et le patron ?
cosa dirà ? Que vont-ils dire ?
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