La parabole du palais de Borges ou le dilemne de la littérature : faut-il égaler ou éclipser le réel ?

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 Jorge luis borges, portrait par Manuel Chacón

 Jorge Luis Borges, portrait par Manuel Chacón

La parabole du palais

    Ce jour-là, l’Empereur fit visiter son palais au poète. Ils laissèrent derrière eux, en vaste perspective, les premières terrasses occidentales qui, comme les gradins d’un amphithéâtre difficile à limiter, descendaient doucement vers un paradis ou un jardin. Les miroirs de métal et le réseau de haies de genévriers préfiguraient déjà le labyrinthe. Au début, ils s’y perdirent avec plaisir, comme si ils s’abandonnaient à quelque jeu, ensuite non sans inquiétude, parce que les avenues rectilignes étaient affectées d’une courbure insensible, quoique continue, en sorte qu’elles étaient secrètement circulaires. vers minuit, l’observation des planètes et l’opportun sacrifice d’une tortue, permirent aux promeneurs de se délivrer d’une région qui paraissait ensorcelée, mais non du sentiment d’être égarés, lequel les accompagna jusqu’à la fin. Ils parcoururent des antichambres, des cours, des bibliothèques, une salle hexagonale avec une clepsydre. Un matin, ils aperçurent du haut d’une tour un homme de pierre qu’ils ne revirent jamais plus. Ils traversèrent, dans des barques de bois de santal, de nombreux fleuves resplendissants ou nombre de fois un même fleuve. le cortège impérial passait et les gens se prosternaient. Un jour ils abordèrent dans une île où un homme ne se prosterna pas car il n’avait jamais vu le Fils du Ciel. Le bourreau dut le décapiter. Leurs yeux virent avec indifférence de noires chevelures, des danses noires, des masques d’or compliqués. La réalité se confondait avec le rêve. Mieux dit, le réel était une des virtualités du rêve. Il paraissait impossible que la terre fût autre chose que jardins, eaux, architectures et aspects de la magnificence. Tous les cent pas, une tour coupait le ciel. Pour les yeux, leurs couleurs étaient identiques, mais la première de toutes était jaune et la dernière écarlate, tellement la gradation était délicate et longue la série.

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     C’est au pied de l’avant-dernière tour que le poète (qui demeurait comme étranger aux spectacles qui émerveillait les autres) récita la brève composition qui est aujourd’hui indissolublement liée à son nom et qui, comme le répètent les historiens le plus subtils, lui procura en même temps l’immortalité et la mort. Le texte en est perdu. Plusieurs tiennent pour assuré qu’il se composait d’un seul vers, d’autres d’un seul mot. Le certain, l’incroyable est que le poème contenait, entier et minutieux, l’immense palais avec toutes ses célèbres porcelaines, chaque dessin de chaque porcelaine, les ombrera et les lumières des crépuscules et chaque instant malheureux ou heureux des glorieuses dynasties de mortels, de dieux et de dragons qui y vécurent depuis l’interminable passé. Les assistants se turent, mais l’Empereur s’écria : « Tu m’as volé mon palais », et l’épée de fer du bourreau moissonna la vie du poète.      D’autres racontent l’histoire autrement. Dans le monde, il ne saurait y avoir deux choses égales. Il a suffit, disent-ils, que le poète prononce le poème pour que palais disparaisse, comme aboli et foudroyé par la dernière syllabe. Il est clair que semblables légendes ne sont rien que fictions littéraires. Le poète était l’esclave de l’Empereur et mourut comme tel. Sa composition fut oubliée, parce qu’elle méritait l’oubli. Ses descendants cherchent encore, mais ne trouveront pas le Mot qui résume l’univers.

                                                           Jorge Luis Borges, l’Auteur et Autres Textes – © Emece Editores, 1960.                                                              © Gallimard, 1965, traduction française de Roger Caillois.

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Mercedes Blanco     Pour l’interprétation de ce conte de Borges, lire le beau texte de Mercedes Blanco, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne : La parabole et les paradoxes, paradoxes mathématiques dans un conte de Borges dans la revue Poétique, n° 55 de septembre 1983, Seuil.           C’est ICI.

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