Tigre : d’où vient ta symétrie meurtrière ? – (I) la rencontre

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Tyger tyger, burning bright
In the forests of the night,
What immortal hand or eye
Could frame thy fearful symmetry?  
              William Blake, 1794
Tigre O Tigre! Toi qui luis
Au fond des forêts de la nuit,
Quel esprit immortel sut faire
Ta symétrie meurtrière ?

La rencontre avec le tigre : une hiérophanie ?

     L’auteur du livre « La quête du tigre », au pseudonyme de Kris de Bardia, se définit lui-même comme un ancien globe-trotter qui, après avoir parcouru le monde en tous sens, a fini par se fixer au Népal, dans la plaine du Teraï où coule le Gange avant son entrée en Inde. C’est là, dans l’un des deux Parcs naturels où la nature originelle de la plaine a été préservée, qu’il a rencontré une créature fabuleuse : le tigre du Bengale, qu’il considère comme la plus belle des créatures portées par la Terre et qu’il qualifie de « pierre philosophale du monde animal ». L’extrait qui suit décrit son premier contact avec la bête sur les rives d’une rivière, rencontre qui aura provoqué chez lui un bouleversement de la pensée et des sens prenant la forme d’une révélation de caractère presque religieux… Car pour l’homme le tigre n’est pas un animal comme les autres. Par la multiplicité des dons et des qualités que la nature lui a généreusement prodigué : force puissante, férocité monstrueuse et implacable, vélocité qui est l’origine de son nom en occident issu du persan « flèche », agilité, nageur hors pair, intensité de son regard qui fascine et hypnotise et enfin beauté troublante et fascinante des rayures de son pelage qui lui permettent de se fondre dans la jungle et puissance de son rugissement qui terrorise toute créature à un km à la ronde, il est la quintessence même de la perfection du vivant sur cette terre, qualité qu’il est le seul à partager avec l’homme qui bénéficie quant à lui d’autres dons. Ce n’est pas pour rien que le tigre est présent dans la mythologie et les croyances des populations des régions où il vit.

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      J’ai choisi ce texte de Kris de Bardia qui va suivre pour montrer ce que représente le tigre dans l’imaginaire des hommes car il est révélateur de la dimension de type « sacré »  que ceux-ci confèrent à cet animal. Dans la préface de son ouvrage « Le sacré et le profane », l’historien des mythes et des religions Mircea Eliade, décrit ainsi les circonstances de la manifestation du sacré chez l’homme : 

« L’homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait différent du profane. pour traduire l’acte de manifestation du sacré nous avons proposé le terme hiérophanie, qui est commode, d’autant plus qu’il n’implique aucune précision supplémentaire : il n’exprime que ce qui est impliqué dans son contenue étymologique, à savoir que quelque chose de sacré se montre à nous. On pourrait dire que l’histoire des religions, des plus primitives aux plus élaborées, est constituée par une accumulation de hiérophanies, par les manifestations  des réalités sacrées. De la plus élémentaire hiérophanie : par exemple, la manifestation du sacré dans un objet quelconque, une pierre ou un arbre, jusqu’à la hiérophanie suprême qui est, pour un chrétien, l’incarnation de Dieu dans Jésus-Christ, il n’existe pas de solution de continuité. C’est toujours le même acte mystérieux : la manifestation de quelque chose de «tout autre», d’une réalité qui n’appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde «naturel», «profane».
       L’Occidental moderne éprouve un certain malaise devant certaine formes de manifestations du sacré : il lui est difficile d’accepter que, pour certains êtres humains, le sacré puisse se manifester dans les pierres ou dans des arbres. Or comme on le verra bientôt, il ne s’agit pas d’une vénération de la pierre ou de l’arbre en eux-mêmes. la pierre sacrée, l’arbre sacrée ne sont pas adorés en tant que tels; ils ne le sont justement que parce qu’ils sont des hiérophanies, parce qu’ils « montrent » quelque chose qui n’est plus pierre ni arbre, mais le sacré, le ganz andere. »    –  Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Introduction.

       Il est selon notre point de vue symptomatique que les mots, les expressions que l’auteur de « la quête du tigre » utilise pour traduire les pensées et les sensations qui ont été les  siennes lors de la première rencontre avec le tigre sont ceux et celles utilisés habituellement pour exprimer les pensées et les sentiments éprouvés lors d’une révélation mystique face à un phénomène d’essence religieuse, d’un coup de foudre amoureux ou en présence de certaines œuvres d’art qui nous bouleversent. C’est le cas, on le constatera, d’expressions comme : « exploser mon cœur », « spectacle interdit », « je suis transfiguré, hypnotisé », « J’ai le sentiment d’accéder à une vérité sacrée, rarement accordée aux hommes, comme si j’entrevoyais Dieu », « C’est une révélation brutale, douloureuse », « sublime créature », « extraordinaire beauté », « ma fascination », « C’est la pierre philosophale du monde animal, subtil alliage entre puissance, beauté et innocence. », « Je voudrais que le temps s’arrête, et pouvoir revivre ces instants trop courts quoi qu’il arrive. Je m’en remets à Dieu et deviens subitement croyant », « Je n’en reviens toujours pas. Je suis fou de joie, et bien plus que cela, un peu comme dans un rêve, un peu comme… je ne sais pas… je ne sais plus. », « la tornade de sentiments qui me bouleverse »…

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La quête du tigre (extrait) par Kris de Bardia

       (…)
    Je me laisse aller à l’assoupissement, oubliant quelques instants les dangers qui m’entourent. Curieusement, le bruits de la forêt me bercent, je m’endors.
    C’est à cet instant précis qu’une main vigoureuse s’abat sur mon épaule. J’écarquille les yeux et remarque le visage grave de mon guide d’habitude souriant. Un doigt en travers de la bouche, il m’intime l’ordre de rester silencieux. Sa main me retient et m’invite à me redresser lentement, très lentement…
    Ce que je vois alors fait exploser mon cœur et imprime les secondes qui suivent de façon indélébile dans ma mémoire.
     Là, à quelques mètres de moi, la plus magnifique de toutes les créatures de la terre vient de pointer le bout de ses moustaches. Avec hésitation, elle regarde à droite, puis à gauche avant de descendre dans la rivière pour un bain rafraîchissant.
     Elle ne nous a pas vus.
    Je reste bouche bée, «scotché» par tant de beauté, béni par les dieux d’assister à ce spectacle interdit. 
     (…)
     L’animal est à présent dans l’eau et se délecte de la fraîcheur.
     (…) Je suis transfiguré, hypnotisé.
     Un immense tigre du Bengale git dans l’eau, à peine à vingt-cinq mètres devant moi. Je suis à pied, sans jeep, sans éléphant, et avec pour toute protection un népalais de cinquante-cinq kilos armé d’un gourdin. En cet instant, je ne prends pas toute la mesure de la situation, je n’ai pas peur, je ne suis pas angoissé, je n’ai plus chaud; je suis juste fasciné. Ce qui se passe sous mes yeux n’est le fruit d’aucun artifice, c’est une scène intemporelle qui se répète depuis la nuit des temps. Ce tigre ne sort pas d’un zoo ou d’un cirque, il n’est pas là pour me divertir. Il n’a d’autres préoccupations que d’être lui-même, d’obéir à sa nature. J’ai le sentiment d’accéder à une vérité sacrée, rarement accordée aux hommes, comme si j’entrevoyais Dieu. Il n’y a que du vrai ici. pas de discussion, pas de faux-semblant, pas de commerce. C’est le retour à la terre, à la forêt, à ces arbres dont nous descendons, un retour à notre propre nature, à quelque chose de bien plus profond et sincère au fond de nous que deux mille ans de civilisation.
     Tout cela tourne dans ma tête en un millième de seconde; je n’entends rien, mais ressens tout. C’est une révélation brutale, douloureuse, j’aurai besoin de plusieurs semaines pour digérer tout ça. en attendant, je me délecte de toutes ces secondes que cette sublime créature m’offre sans s’en rendre compte.
     Quelle beauté, quelle extraordinaire beauté !!
     Le tigre du Bengale est une créature impressionnante, bien plus grande qu’on ne se l’imagine en général. Le mâle qui se pavane devant moi doit bien peser deux cent cinquante kilos. Les muscles roulants sous sa peau à chacun de ses mouvements. De larges cicatrices parcourent ses rayures, témoins de cette vie sauvage impitoyable. Ses grands favoris blancs encadrent sa tête massive où brille un regard d’or.
     J’ai vu des dizaines de films et de documentaires sur les tigres, mais celui-ci je l’entends, respirer, soupirer d’aise, laper l’eau de la rivière, je vois sa langue sortir en rythme de son immense gueule, se faufiler entre ses canines gigantesques, je sens son odeur, forte, musquée. Je perçois sa réalité et pendant quelques secondes, mon esprit entrevoit l’essence de cet autre au sang rouge et chaud comme le mien, qui baigne dans cette au que mes pieds ont traversée un peu plus tôt.
     Je devine l’origine de ma fascination. Le tigre ne connait pas de rival en termes de beauté. Sa puissance n’est discutée que par l’éléphant qui garde instinctivement une distance de respect avec le félin. sa démarche est raffinée, royale, comme étudiée. Il glisse littéralement sur le sol. C’est la pierre philosophale du monde animal, subtil alliage entre puissance, beauté et innocence.
     Mon cœur bat à tôt rompre, mes mains tremblent tellement d’excitation que j’abandonne mes jumelles. Ma position de voyeur me donne l’avantage sur l’animal qui a mis tout son art à choisir cet endroit secret et à s’y rendre le plus silencieusement possible. malgré toutes ses précautions, je le vois, il est là, à moi, ce roi invincible et craint; il m’hypnotise… il n’est pas score parti qu’il me manque déjà. Je voudrais que le temps s’arrête, et pouvoir revivre ces instants trop courts quoi qu’il arrive. Je m’en remets à Dieu et deviens subitement croyant.
     Le tigre claque des dents, importuné par un insecte volant trop près de ses oreilles tachées de blanc. Les formidables mâchoires s’entrechoquent dans l’air brûlant.
     Le grand fauve n’a de cesse de surveiller les environs. Il se retourne fréquemment pour mieux scruter le feuillages et les abords de la rivière. Pas un instant il ne se doute de notre présence, nos vêtements kaki sont quasiment invisibles dans l’ombre de l’arbre qui nous cache, et la végétation devant nous fait écran. pourtant, l’immense chat décide que son bain est terminé et se lève tranquillement. L’eau coule le long du pelage rayé. il fait quelques pas nonchalants, la tête basse.
     D’un bond gracile, il saute sur la rive, et jette un dernier regard circulaire avant de disparaître dans la végétation.
     …
     Je n’en reviens toujours pas. Je suis fou de joie, et bien plus que cela, un peu comme dans un rêve, un peu comme… je ne sais pas… je ne sais plus.
     Mon sourire béat croise le regard de mon guide amusé de deviner la tornade de sentiments qui me bouleverse.
      Il semble lire en moi et je me demande s’il entend la voix qui hurle dans ma tête :
     Encore ! Encore ! Encore !

(La quête du tigre par Kris de Bardia, 2014.

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