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Caspar David Friedrich – Lever de lune sur la mer, vers 1822
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Extrait d’un texte de Paul Gorceix sur Maeterlinck et Novalis.
Ce texte est un extrait d’une étude réalisée par le professeur Paul Gorceix (1930-2007), spécialiste de la littérature française de Belgique et du symbolisme, intitulée « Symbole et analogie chez Maurice Maeterlinck et quelques réflexions sur Mallarmé et l’analogie » paru dans la revue Modernité 16 (Presses Universitaires de Bordeaux) sous la direction de Jean-Pierre Saïdah. En dehors du sujet principal de l’étude qui porte sur la définition des concepts de symbole, d’allégorie et d’analogie, le texte traite, en relation avec ces thèmes, des fondements de la poétique de la Nuit chez les romantiques allemands et chez Novalis en particulier.
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Maurice Maeterlinck (1862-1949)
Le Symbole est l’Allégorie organique et intérieure; il a ses racines dans les ténèbres. L’Allégorie est le Symbole extérieur; elle a ses racines dans la lumière, mais sa cime est stérile et féerie. L’Allégorie est interprétée par l’Intelligence; le Symbole est interprété par la Raison. – Maeterlinck, Menus Propos, 1891.
Cet aphorisme a le poids d’une définition. Maeterlinck trace ici une ligne de démarcation très nette entre deux sortes d’images, qui ont été longtemps confondues, et dont le statut était encore loin d’être clair à l’époque symboliste. Jean Moréas, dans son Manifeste littéraire (1886), déclarait que l’idée ne doit jamais paraître « sans les simarres des analogies extérieures », soit que l’idée ne peut se présenter à nous que dans son rapport avec le sensible, avec le monde qui lui est extérieur. Moréas ne fait rien d’autre ici que de définir l’allégorie…
Par rapport à la déclaration de J. Moréas, pour le moins assez vague, la définition que donne Maeterlinck marque une différence, et un progrès certain dans l’élucidation du symbole. C’est le problème de l’art et de la poétique qui est envisagé dans la perspective de la polarité allégorie-symbole. Au moyen de la discrimination qu’il institue entre ces deux modes d’images, le poète dramaturge, traducteur du mystique flamand Ruysbroeck et des Fragments de Novalis, indique sa volonté de remonter à la source du symbole, parce qu(il le considère comme la pièce essentielle à l’intérieur du mécanisme qui conditionne la création : l’allégorie n’étant que la reproduction figurative de l’idée.
Chez Maeterlinck, l’ambiguïté de la définition est due avant tout à la terminologie qu’il utilise. L’équivoque est levée à partir du moment où ce qu’il appelle « Intelligence » correspond à « l’entendement », au « Verstand » que Fichte considère, à la suite de Kant, comme une faculté inerte, improductive de l’esprit — tandis que la « raison » — Vernunft — représente ce que Tancrède de Visan, par référence à Schelling, désigne comme « une sorte de faculté métaphysique, suprasensible et supraintellectuelle », assez proche à ses yeux de « l’intuition » de Bergson. Que Maeterlinck était très au courant de ce genre de problème, est attesté par sa traduction des Fragments de Novalis qui traietent d’esthétique et de littérature. une simple allusion, anodine en apparence, glissée dans l’introduction à sa traduction, en est la preuve. Il écrit ceci : « Nous sommes en 1794 (…) dans le même temps que Kant analyse, Fichte reconstruit le monde dans sa Doctrine des sciences, tandis que Schelling enseignait déjà à quelques disciples dont était Novalis, l’identité absolue de l’objectif et du subjectif. » Maeterlinck est ici au cœur du problème.
En effet, Schelling dépassant Fichte, après avoir établi que la nature n’est pas une simple représentation du moi, avait reconnu l’unité foncière de la nature et de l’esprit, au sein de l’Ame du Monde (Von der Weltseele, 1798), puissance créatrice et universelle dans laquelle il voit réalisée la synthèse entre l’objectif et le subjectif. C’est sur cette philosophie de l’identité que repose l’esthétique toute entière du romantisme allemand. Le conte symbolique (de Novalis) des Disciples à Saïs en est une émanation.
Novalis (1772-1801)
« Vers le bas je me tourne, vers la sainte, l’ineffable, la mystérieuse Nuit. Le monde est loin – sombré en un profond tombeau – déserte et solitaire est sa place. Dans les fibres de mon cœur souffle une profonde nostalgie. Je veux tomber en gouttes de rosée et me mêler à la cendre. – Lointains du souvenir, souhaits de la jeunesse, rêves de l’enfance, courtes joies et vains espoirs de toute une longue vie viennent en vêtements gris, comme des brouillards du soir après le coucher du soleil. La Lumière a planté ailleurs les pavillons de la joie. Ne doit-elle jamais revenir vers ses enfants qui l’attendent avec la foi de l’innocence ? » – Novalis, Hymne à la Nuit, janvier 1800.
A partir de là, la discrimination est instaurée entre l’entendement discursif qui consiste à établir des rapports conceptuels, intellectuels entre les êtres et le choses, et la « Raison synthétique » (Vernunft), en tant qu’activité créatrice de l’esprit, faculté de communion, capacité de fusion avec la nature. La définition du symbole par Maeterlinck est dictée par le refus de l’intellectualisme qu’il juge abstrait et improductif, au nom de l’existence en nous d’un moi profond — très proche du moi transcendantal de Novalis — dynamique, créateur et ouvert aux appels de l’inconscient.
Cette position entraîne un changement de perspective, voire un renversement de valeurs, dont l’effet est direct précisément sur la définition du symbole. on a pu constater que Maeterlinck localise en quelque sorte les racines du symbole « dans les ténèbres » : l’allégorie, en revanche, « a ses racines dans la lumière », mais, souligne-t-il, « sa cime est stérile et flétrie ». Le paradoxe apparent, c’est que la lumière qui préside à la genèse de l’allégorie, n’est pas ici, contrairement à l’expérience ordinaire, l’équivalent de la fertilité, de la croissance et de la vie. Elle est synonyme de mort. A l’opposé, le ténèbres, essentiellement fertilisant, favorisent le développement organique du symbole, comparé implicitement à l’arbre vivant.
Paradoxe ? Si on mesure l’image maerterlinckienne à l’échelle des valeurs propre à la pensée mystique, le paradoxe est résolu ou, plus exactement, il n’existe pas, replacé dans cette perspective. Ces « ténèbres » qui rappellent la mer intérieure de notre âme « où sévissent les étantes tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable » — mare tenebrum — l’obscurité, la nuit ont une qualité éminemment positive de fécondation, elles sont vivifiantes à l’opposé de la lumière froide et desséchante. Cette mutation est à la source de la poésie « nocturne » du romantisme allemand, dont Novalis est le représentant le plus ardent. Dans la première Hymne à la Nuit, figurent ces déclarations, document du renversement des valeurs chez le mystique — telle que : « je me détourne vers l’ineffable, la sainte, la mystérieuse Nuit », ou encore « qu’elle me semble pauvre et puérile, à présent, cette lumière ». A la fin de l’hymne, invoquant la Nuit, le poète lance encore cette image paradoxale : « tu m’as révélé que la Nuit, c’est la vie ». Il faut entendre par là que l’obscurité favorise la vision intérieure, qui permet de voir au-delà du regard physique. Pour Maeterlinck qui a adopté l’échelle de valeur novalisiennes, héritage de la pensée mystique, l’inconscient est le sol nourricier du symbole. On comprend mieux désormais cet aphorisme, abscons en apparence, que Maeterlinck glisse dans Menus Propos : « la Raison est plus noire que l’Intelligence ».
« Et c’est ainsi que j’écoute, avec une attention et un recueillement de plus en plus profonds, toutes les voix indistinctes de l’homme. Je me sens attiré, avant tout, par les gestes inconscients de l’être, qui passent leurs mains lumineuses à travers les créneaux de cette enceinte d’artifice où nous sommes enfermés.»
Caspar David Friedrich – Uttewalder grund
Il convient de prendre la juste mesure du changement de cap qu’implique l’attitude de Maeterlinck à l’égard de l’inconscient. Le symbole est enraciné dans les couches profondes de l’être que les rationalistes ont toujours voulu ignorer. Le créateur, quant à lui, adopte une attitude réceptive, une position d’ouverture, sinon de passivité, à l’égard de ce qui lui est dicté par la vie profonde. Plusieurs déclaration en témoignent : « Je ferme les yeux avec résignation, écrit-il, en me laissant aller aux impulsions d’une force intérieure, que je ne connaîtrai peur-être jamais ». Ou encore, il déclare à Jules Huret : « Le symbole est une force de la nature, et l’esprit de l’homme ne peut résister à ses lois (…). Le poète doit, me semble-t-il, être passif dans le symbole, et le symbole le plus pur est peut-être celui qui a eu lieu à son insu et même à l’encontre de ses intentions. »
Cela signifie que pour le créateur, le symbole ainsi conçu, est le symptôme d’une expérience intérieure qui le conduit dans des régions où l’intelligence discursive ne parvient pas, du visible à l’invisible. Dés lors, le symbole acquiert une valeur ontologique.
On aura compris que cette activité symbolique s’inscrit dans une conception analogique du monde et de la vie. Là où, selon le jugement de Novalis, traduit par Maeterlinck : « tout le visible adhère à l’invisible », ou « le monde est un trope universel de l’esprit, une image symbolique de celui-ci ». La présentation de Novalis par Maeterlinck est significative de l’importance que le traducteur attribue à la démarche analogique dans la création :
« Peut-être, écrit Maeterlinck, Novalis est-il celui qui a pénétré le plus profondément la nature intime et mystique et l’unité secrète de l’univers. Il a le sens et le tourment très doux de l’unité. Il ne voit rien isolément, et il est avant tout le docteur émerveillé des relations mystérieuses qu’il y a entre toutes les choses. (…) Il soupçonne et effleure d’étranges coïncidences et d’étonnantes analogies, obscures, tremblantes, fugitives et farouches, et qui s’évanouissent avant qu’on ait compris. Mais il a entrevu un certain nombre de choses qu’on aurait jamais spurçonnées q’il n’était pas allé si loin.»
Ce que Maeterlinck a retenu ici est significatif des valeurs qui constituent la clef de voûte de la poétique mise en œuvre dans Serres Chaudes et dans sa dramaturgie. « Unité secrète avec l’univers », « relations mystérieuses avec les choses », « coïncidences et analogies ». Son flair est d’avoir vu que l’auteur des Disciples à Saïs (Novalis) est le poète qui a annoncé le mieux l’utilisation du symbole par les poètes de la nouvelle école. A la suite de Ruysbroeck, son œuvre lui a confirmé que la nature entière n’est qu’un vaste symbole, qu’entre la matière et l’esprit, les choses et les êtres sont reliés par un réseau infini de relations.
(…)
Chez Maeterlinck, il s’agit de saisir et d’accueillir, sans intervention délibérée et brutale, les sensations venues du dehors, les accidents de la vie secrète, les éclosions de l’inconscient, autant d’impulsions et de matière d’écriture.
(…)
Chez Maeterlinck, l’analogie est accueillie, plus, elle s’impose au moi, du fait qu’elle est le signe d’une relation intime avec le cosmos et qu’en même temps elle est garante de la cohérence magique entre les composantes de l’œuvre.
Caspar David Friedrich – Homme et femme contemplant la Lune, vers 1818-1824
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