On n’aime pas autrement les pierres que les femmes… (Bachelard)

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Extrait d’un passage du livre de Bachelard « La psychanalyse du feu » relatif au polissage des pierres.

Isamu Noguchi, sculpteur

Isamu Noguchi, sculpteur

Gaston Bachelard (1884-1962)      (…) Il est assez facile de constater que l’eurythmie d’un frottement actif, à condition qu’il soit doux et prolongé, détermine une euphorie. Il suffit d’attendre que l’accélération rageuse soit calmée, que les différents rythmes soient coordonnés, pour voir le sourire et la paix revenir sur le visage du travailleur. Cette joie est inexplicable objectivement. Elle est la marque d’une puissance affective spécifique. Ainsi s’explique la joie de frotter, de fourbir, de polir, d’astiquer qui ne trouverait pas son explication suffisante dans le soin méticuleux de certaines ménagères. Balzac a noté dans Gobseck que les « froids intérieurs » des vieilles filles étaient parmi les plus luisants. Psychanalytiquement, la propreté est une malpropreté.
     Dans leur théories parascientifiques, certains esprits n’hésitent pas à accentuer la valorisation du frottement, en dépassant le stades des amours solitaires tout en rêverie pour atteindre celui des amours parafées. J.-B. Robinet, dont les livres ont connu de nombreuses éditions, écrit en 1766 : « la pierre que l’on frotte pour la rendre lumineuse comprend ce qu’on exige d’elle, et son éclat prouve sa condescendance… Je ne puis croire que le minéraux nous fassent tant de bien par leurs vertus, sans jouir de la douce satisfaction qui est le premier et le plus grand prix de la bienfaisance. » Des opinions aussi absurdes objectivement doivent avoir une cause psychologique profonde. Parfois, Robinet s’arrête dans la crainte « d’exagérer ». un psychiatre dirait « dans la crainte de se trahir ». Mais l’exagération est déjà bien visible. Elle est un réalité psychologique à expliquer (…)

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     En résumé, nous proposons, comme C.G. Jung, de rechercher systématiquement les composantes de la Libido dans toutes les activités primitives. En effet, ce n’est pas seulement dans l’art que se sublime la Libido. Elle est la source de tous les travaux de l’homo faber. On a sans doute fort bien dit quand a défini l’homme : une main et un langage. Mais les gestes utiles ne doivent pas cacher les gestes agréables. La main est précisément l’organe des caresses comme la voix est l’organe des chants. Primitivement caresse et travail devaient être associés. Les longs travaux sont des travaux relativement doux. Un voyageur parle de primitifs qui forment des objets au polissoir en un travail qui dure deux mois. plus tendre est le retouchoir, plus beau est le poli. Sous une forme un peu paradoxale, nous dirions volontiers que l’âge de la pierre éclatée est l’âge de la pierre taquinée tandis que l’âge de la pierre polie est l’âge de la pierre caressée. Le brutal brise le silex, il ne le travaille pas. Celui qui travaille le silex aime le silex et l’on aime pas autrement les pierres que les femmes.

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     Quand on contemple une hache de silex taillé, il est impossible de résister à cette idée que chaque facette bien placée a été obtenue par une réduction de la force, par une force inhibée, contenue, administrée, bref par une force psychanalysée. Avec la pierre polie on passe de la caresse discontinue à la caresse continue, au mouvement doux et enveloppant, rythmé et séducteur. En tout cas, l’homme qui travaille avec une telle patience est soutenu, à la fois, par un souvenir et un espoir, et c’est du côté des puissances affectives qu’il faut chercher le secret de sa rêverie.

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