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Echange de clés – Une nouvelle d’Arno Schmidt
C’est très retiré, là-derrière à la Sarre. Des gorges aux parois verticales de grès triasique; des rochers malabars obstruent le chemin, en armures rouges de brigand, où l’énorme pierre branlante tient lieu de crâne; (« on est arrêté par de hautes montagnes, dans lesquelles habitent, paraît-il, des gens aux pieds de bouc, et au-delà en sont d’autres qui dorment six lunes durant » — j’ai toujours lu avec plaisir ces passages chez Hérodote. (Mon premier poème épique, SATASPES.)
Dans le petit village somnolent où j’habitais alors, je venais juste de rentrer d’un tour en forêt; en progressant courbé entre buissons & hauts fûts, mon peu de front s’était englué comme d’ordinaire d’invisibles toiles d’araignées froufrouteuses. En haut, sur les deux côtés de la grand-route, les ailes vinrent à l’assaut, poignées de sabres au-dessus des têtes échevelées; du vent rasait çà et là; subitement le temps sembla changer.
Ensuite je fus assis, épuisé et content, dans mon unique pièce; plutôt pauvre en meubles, mais je sais au besoin prendre le coffre de ma machine à écrire pour oreiller et me couvrir avec la porte de ma chambre. en outre, on pense mieux entouré de peu d’ustensiles : mon idéal serait une pièce vide sans porte; deux fenêtres nues, sans rideaux, dans chacune se détire une croix maigre – inestimable pour ces sortes de ciels comme le matin vers quatre heures; ou le soir, quand les grêles langues rouges de serpents poursuivent le soleil de leur sifflements (mes doigts se courbent en conséquence).
(Cette explication encore : je vis des revenus de ma machine à écrire. Le plus souvent des choses futiles mais mignonnes : articles de journaux, causeries; il existe dans le Grand Brehm la notion de » tableau de ménagerie » – où les dix espèces animales cohabitent sans gêne sur fond de paysage paradisiaque – c’est dans cette même manière que je conçois mes petits articles, Des savants qui eurent épouses méchantes. Au mieux, de temps en temps, un essai radiophonique sérieux, Fouqué & quelques-uns de ses contemporains. Pas un beau métier !)
Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plate-bandes d’idées. (devant moi, le tic-tac de la montre; je suis vieux jeu, j’aime les bons gros oignons en étui de mineur, au bout d’une chaîne d’acier.) Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement; paisiblement; – pai. Si. Blement. –– (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé; très brillant. Brillant gênant en fait; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)
Silence. Au loin, dans les communaux, le bruit d’un tracteur malingre. On avait le nez d’un ornithorynque. Et le mur était patient comme seule peut l’être une pierre; de et vers la pierre. – Mais quelque chose n’allait pas ! Mon visage se contracta : ? Ah ! Là !
Tout doucement – on ne le remarquait qu’au clignotement différent – le gros point brillant tourna dans la serrure de la porte. Tourna : et disparut !
Or je suis toujours long à la détente. En général je suis enfoncé jusqu’à la poitrine dans la jungle des pensées et dois d’abord m’en extirper, me hisser sur la paume des mains – : la clé était partie !
Je bondis; clenchai et me précipitai par la porte; tête à droite : rien ! Tête à gauche : la porte d’entrée ne venait-elle pas de retomber dans la serrure ?! Je fis trois pas (je mesure un mètre quatre-vingt-cinq et j’ai de longues jambes !) – et vis disparaître quelque chose de brun vis-à-vis dans le verger. Une main surpuissance me donna un coup dans le dos : sus !
Chasse au brun : les branches m’offrirent une leçon d’escrime dans le règles de l’art, quarte, tierce, seconde latérale. Un soleil douteux tachait partout.
Traque dans les chemins des labours. Après cent mètres nous étions au bord des rochers, et mon brun se précipita la tête la première dans les noisetiers. Je dégringolai la paroi en roulé-boulé; donnai de la souplesse à mes articulations – mondieu, çà allait de plus en plus vite ! – fus roulé dans le ruisselet, collé contre le tronc d’un sapin; et me rétablis bras écartés : un glissement en contre-haut; les buissons se mirent à taper sauvagement autour d’eux; je me ramassai et amortis de tout mon corps le ballon brun; au visage de fille, à la tête sablonneuse : nous nous somme tenus ainsi un moment. Le temps de souffler.
Assis l’un à côté de l’autre. « Oui, je l’ai » avoua-t-elle haletante, à propos de ma clé. Le vent surpris poussa un bref gémissement; puis retour du silence pré-orageux : taille moyenne; jambes minces; visage absent. « c’est parce que je collectionne les clés – les clés célèbres. Des hommes d’Etat ou des professeurs. » (Haleter une fois, entre-temps, « todos : juntos » comme disent les espagnols pour « ho hisse » !). « ou des écrivains. »
« Au fait, où habitez-vous ? » trouvai-je; elle me montra de la tête la maisonnette sur le talus. Son manteau était élimé, comme le mien, et ses souliers misérablement éculés. « Je n’en crois rien; je veux d’abord voir ! » Nous nous rendîmes donc côte à côte, pacifiques, à son logement : une chambre; murs blancs, une réfugiée venue de Silésie.
Elle se tourna gauchement au milieu du pauvre mobilier; verrouilla aussi la porte avant; puis elle ouvrit un tiroir : « Là. » Je vis, consterné, les énormes trousseaux de clés en partie déjà rouillés; chacun muni du petit carton écrit à la main : « Clé de la chambre à coucher de Greta Garbo »; « Celle d’Eisenhower »; « Clé du studio du Prof. Max Bense ». Elle soupesait craintivement la mienne sur sa main brun clair; elle demanda d’une voix de sorcière, haute et enrouée : « Puis-je ? »
Sortir rapidement; je demandai en douce à la fermière : « Qui c’est, votre locataire ? ». la grosse vigoureuse fit hocher sa chair marbrée de rouge, et rit : « C’en est une qu’a tout perdu à l’Est, elle est un peu dérangée. N’a plus personne; pas dangereuse. Mais z’avez intérêt à garder un œil sur vos clés ! » – Je retournai à l’intérieur, hésitant; s’il y a une sorte de gens pour laquelle j’ai un faible, c’est bien le collectionneurs : passion et absence de scrupules, finesse et avidité assassine.
Je marchai donc droit sur la brunette : sa tête allait juste à ma poitrine. Un épais nid de cheveux, dans lequel on pouvait cacher des diamants (ou des clés ! L’idée l’enthousiasma tout de suite !). la quarantaine : ça allait aussi. Nous nous sommes regardés pendant un certain temps.
« Vous pourrez donc garder ma clé – à condition que vous me donniez la vôtre ! » Elle haussa un visage lisse : « Oh, » dit-elle innocemment, « chez moi c’est une serrure d’armoire toute simple – n’en vaut pas la peine. » Silence. J’inspirai profondément, pour que ma carrure prenne une largeur recommandable (tantôt s’agissait bien d’un « brigand en armure rouge rouille » non ?); « Tout de même, j’aimerais bien ! » dis-je à voix basse.
Son regard d’abord sur la clé, puis sur moi; le leva vers moi puis revint à la simple clé. une rougeur délicate recouvrit lentement son visage. « Ah d’accord » dit-elle hésitante. Regarda çà & là. « Mais enfin je suis folle » objecta-t-elle faiblement. Bref mouvement de ma tête pour dire que non; je promis aussi : « Je fournirai beaucoup de clés d’écrivains; je les connais tous ! »
Vaincue elle baissa le front contre moi; ses épaules doutèrent encore un peu. Puis elle s’avança vers la porte; l’en retira; revint vers moi; me fora çà & là d’un air gêné dans le ventre avec la clé; leva les yeux et sourit : d’abord très dubitative; puis de plus en plus rayonnante. ses mains me tripotèrent, partout : poitrine, épaules, plus haut, – cou ! Moi aussi je mis les coudes en équerres, et posai les mains sur ses fines omoplates.
« Ah oui ! » dit-elle apaisée. A l’échange de clés.
Arno Schmidt, Histoires – traduit de l’allemand par Claude Riehl, éditions TRISTAM, 2000.
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