un monstre à l’esprit chagrin

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L'Île baleine de saint Brandan

      Marcel Brion, dans l’Allemagne romantique, le voyage initiatique nous cite l’odyssée du moine saint Brandan à travers l’océan atlantique et de sa rencontre avec un monstre marin gigantesque du genre poisson qu’il a surnommé Casconius et qui, à la différence des créatures de son espèce qui habituellement épouvantent les marins, m’a parut bien au contraire tout à fait sympathique. Jugez plutôt…

    Le Voyage de saint Brandan de Clonfert est un des récits les plus connus de la littérature médiévale. La légende de ce personnage mythique est racontée et  illustrée par un document : Nova typis transacta navigatio novi orbis Indiae occidentalis… écrit par un certain  Honorius Philoponuse [Caspar Plautius], abbé du couvent de Seitenstetten, en 1621. Au VIe siècle, en quête d’une terre fabuleuse qui se serait révélée être la synthèse de la terre promise et du paradis chrétien et de la terre de la vie éternelle celtique, le moine irlandais saint Brandan, le saint navigateur,  aurait accompli durant sept années un périple sur l’Atlantique avec dix-sept compagnons. Parmi les aventures merveilleuses de sa « navigation », qui l’aurait conduit d’île en île figure la légende de l’île-poisson : un certain jour de Pâques, non loin des îles Fortunées, le saint et son équipage de moines-marins décident d’accoster sur ce qui leur semble être un îlot désert pour célébrer la messe de Pâques et y faire cuire leur dîner. L’îlot se révèle être en fait le dos d’un poisson gigantesque au repos. Au moment où le monstre ressent les brûlures du foyer sur son épiderme, il s’agite brusquement sous l’effet de la douleur, plonge et disparaît dans les abysses. Les moines, effrayés, ont à peine eu le temps de rallier leur bateau. « Ce n’est pas sur la terre que nous avons célébré notre fête, leur déclare Saint Brandan,  mais sur le plus grand des animaux de la mer ».»

Capture d’écran 2015-11-20 à 22.22.24

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     Ce qui m’a parut sympathique chez ce monstre marin, outre le fait qu’il n’ait pas tenu rigueur aux moines marins dont il n’aurait pu faire qu’une bouchée pour les punir de l’avoir confondu avec un vulgaire brasero, c’est de posséder un trait de caractère ou une lubie tout à fait atypique pour un monstre marin : il a un esprit mathématique ou plutôt géométrique puisqu’il tente vainement de reproduire avec son corps la figure géométrique du cercle parfait à l’instar des serpents qui, croit-il, sont capables de l’accomplir en se mordant l’extrémité de leur queue et des sages chinois qui pensaient que pouvoir dessiner d’un seul trait un cercle parfait était le signe d’une perfection de l’âme. Malheureusement pour lui, sa physionomie pataude et manquant de souplesse rend cette quête désespérément vaine  et il en éprouve, selon saint Brandan, un chagrin infini à la mesure de sa taille. 

Ouroboros du mausolée de la famille Goblet d'Alviella, 1889

     Il semble que la référence qui fascinait ce monstre aquatique est universelle puisque l’image très ancienne du serpent ou du dragon se mordant la queue, que l’on nomme ouroboros, du grec ancien latinisé οὐροϐóρος, signifiant littéralement « qui se mord la queue » est attesté dans un premier temps en Mésopotamie, puis en Egypte des Pharaons ou il symbolisait la limite entre le Noun, l’océan primordial d’où tout procède, et le monde ordonné. Il symbolisait également le cycle du temps et de l’éternité, un cycle d’évolution refermé sur lui-même intégrant le rajeunissement et la résurrection et l’autodestruction et l’anéantissement par le fait qu’il se mordait la queue. On le retrouve en Chine sur le thème du dragon dans la culture Hongshan (-4700/-2600) et dans la mythologie nordique avec le serpent Jörmungand ou Miogarösorm, « serpent de Midgard » qui a grandi à tel point qu’il peut encercler le monde en saisissant sa queue dans sa bouche et aussi par le petit dragon (Lindworm) donné à sa fille par le roi de Götaland qui, en grandissant et en avalant sa queue, avait emprisonné sa maîtresse en encerclant le pavillon de celle-ci. On le retrouve également dans le brahmanisme sous la forme d’un serpent titanesque à plusieurs têtes, une divinité appelée Shesha qui représente la succession des univers, dans l’océan indien et chez les Aztèques et en Australie.

Immagine del manoscritto Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota, Biblioteca dell'Accademia Nazionale dei Lincei, Roma, vol. 2, p. 18 

Thor_and_Hymir

     Le poème eddique Hymiskvida raconte que Thor part à la pêche avec le géant Hymir, emportant avec lui la tête d’un bœuf de son hôte pour l’utiliser comme appât. Thor exige que le géant l’emmène plus au large mais ce dernier refuse. Ensuite le géant pêche deux baleines tandis que c’est le serpent de Midgard lui-même qui mord à la ligne de Thor. Thor est d’ailleurs nommé par le kenning « meurtrier du serpent » à la strophe 22, en référence au mythe du Ragnarök où il tue Jörmungand (cf infra). Le dieu parvient à tirer l’énorme serpent à bord et il le frappe avec son marteau Mjöllnir, ce qui fait couler le monstre. Mécontent, Hymir prend le chemin du retour et ne cesse de mettre en doutes la force de Thor, qui finit par le tuer. (crédit Wikipedia)

La partie de pêche de Thor. Illustration pour la Hymiskviða de W. G. Collingwood (1908)

La partie de pêche de Thor. Illustration pour la Hymiskviða de W. G. Collingwood (1908) 

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        Les alchimistes se sont emparés du thème de l’ouroboros, l’utilisant comme un sceau purificateur symbolisant l’éternelle unité de toutes choses, incarnant le cycle de la vie (naissance) et la mort. C’est le grand alchimiste gréco-égyptien Zosime de Panopolis, (vers 300) qui est le père de la fameuse formule alchimiste :
  « Un [est] le Tout, par lui le Tout et vers lui [retourne] le Tout ; et si l’Un ne contient pas le Tout, le Tout n’est rien (Ἓν τὸ πᾶν καὶ δι’ αὐτοῦ τὸ πᾶν καὶ εἰς αὐτὸ τὸ πᾶν καὶ εἰ μὴ ἒχοι τὸ πᾶν οὐδέν ἐστιν τὸ πᾶν). Un est le serpent l’ouroboros, le serpent qui mord sa queue], celui qui possède l’ios [la teinture en violet ?, dernière étape de la transmutation après le noircissement, le blanchiment] après les deux traitements [noircissement et blanchissement ?]. Cette formule est accompagnée du diagramme de l’ouroboros. »

Quand l’alchimie rejoint la chimie

structure cyclique du benzène

     Plus près de nous on citera pour l’anecdote le récit du chimiste allemand August Kekulé qui avait développé une théorie de la structure chimique basée sur deux notions : la tétravalence du carbone, et la capacité des atomes de carbone de former des liaisons entre eux. En 1865, travaillant sans succès depuis des semaines sur la formule développée du benzène dont il possède la formule brute C6H6, mais dont il ne parvient pas à définir la structure qu’il pense être linéaire, il déclare avoir fait une nuit, un rêve dans lequel lui apparaît l’ouroboros, qui avec sa forme circulaire lui semble correspondre à la structure du benzène qu’il recherchait. Cette structure n’était pas linéaire mais cyclique.

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