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L’abbaye de Jumièges ou la poésie des ruines
Gravure exécutée en 1834 à partir du tableau peint par Turner en 1832 pour le récit de voyage « Wanderings by the Seine »
« l’idée qu’elle (cette vue) donne de ce monument tombant de vétusté est excellente. Les personnages qui sont placés dans cette gravure ajoutent encore à l’effet; ils semblent se hâter de fuir d’un lieu consacré à la solitude et à la désolation »
Joseph Mallord William Turner – les ruines de Jumièges, vers 1832
A la différence de Turner qui, lors de son voyage en France en 1832, avait atteint les ruines de l’abbaye de Jumièges par bateau en descendant la Seine, ce qui lui avait permis de la voir lentement apparaître, se préciser dans les lointains et se détacher peu à peu de son environnement bâti et naturel qu’elle dominait de ses deux tours et qui l’avait ainsi décrite dans son « Wanderings by the Seine » de 1834 : « La péninsule elle-même, que la nature semble honorer d’une manière si remarquable, est presque un plat pays; les tours d’un édifice, qui parait mériter une telle fortifications, s’élèvent dans le centre, et dominent les arbres. Toujours des ruines, cependant, — encore des ruines ! En approchant davantage, on n’aperçoit qu’une masse de murs sans toits et de tourelles brisées, — les croisées sont remplies d’herbes sauvages, le vestibule garni de lierres et d’orties — et les pierres tumulaires sont couvertes d’une herbe longue. Telle est la célèbre Abbaye de Jumièges, dont les restes semblent être là pour servir de monument funéraire ». Nous avions atteint les ruines de l’abbaye par la route, ce qui ne nous avait pas permis de visualiser celle-ci dans le paysage avec le recul nécessaire. Ce n’est qu’après avoir franchi le porche d’entrée de l’abbaye situé en plein cœur du village que les deux hautes tours et ce qui restait de la façade principale s’imposèrent violemment à nous sans transition préalable.
Abbaye de Jumièges – Façade principales et tours, déc.2015 (photo Enki)
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L’abbaye, aujourd’hui : impressions et ambiance
photos Enki
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La description du site de Jumièges par Francis Wey en 1838
Six ans après la visite de Turner, c’est le jeune critique d’art Francis Wey, ami de Courbet, Charnes Nodier et de Victor Hugo, tout juste sorti de l’école des chartes, qui visite les ruines de l’abbaye de Jumièges. En 1838, à la une du journal La Presse, il consacre un article très acerbe à cette visite critiquant les excès de l’idolâtrie que l’on voue aux ruines. En dehors du fait qu’il brossait un portrait bien injuste de Casimir Caumont, le conservateur et sauveteur des ruines de l’abbaye, ce document est d’une grande utilité car il décrit l’état des lieux du bâtiment en 1938 et rend compte des excès provoqués par la « ruinomania » et la vision romantique du site à cette époque. Les ruines vénérables ne font pas l’objet d’une célébration respectueuse mais sont le prétexte pour les visiteurs à un étalage pitoyable de leur narcissisme et de leurs phantasmes.
Le texte de Francis Wey (cité par Laurent Quevilly)
Quand on pénètre par Yainville dans la plus étranglée des cinq presqu’îles formées par la Seine, entre Bapaume et Quillebœuf, on aperçoit de loin, dans les fonds du paysage, des massifs d’arbres qui descendent en pente douce jusqu’à la rivière, derrière laquelle sont dentelées des crêtes à demi boisées que parsèment des masures blanches. Des vapeurs laiteuses coupent le scies des chênes et des fruitiers au second plan, et la fumée qui produit ces teintes fait deviner l’approche d’un village dont on ne tarde pas à découvrir l’église modestement laide et lourdement accroupie sur une vaste prée.
Dés les premières maisons de ce village, on s’arrête étonné de voir ces bâtisses pauvre revêtues de chaumes et à demi-ruinées, montrant ça et là parmi les moellons de leur murailles, des fragments de chapiteaux gothiques, des jambes, des bras de statues mutilées, encastrés dans le plâtre avec profusion. partout la pierre brute est mêlée aux pierres qui ont vécu, et il en résulte un mouvement étrange et désordonné.
Si l’on franchit le seuil, on trouve encore à l’intérieur, ce spectacle singulier. Un écusson rongé orne le manteau de la cheminée et une lame tubulaire laisse deviner ses inscriptions à la lueur du foyer.
La carrière enchantée
Plus on approche du centre du village, plus les ruines sont entassées. Des pans de murs où se devinent encore des ogives masquées, servent d’appui à des fermes, le bout d’un clocheton à demi enterré termine la clôture, et deux massifs chapiteaux historiés portent le soliveau de chêne qui couronne une fenêtre basse, voilée de plantes grimpantes.
Plus loin, les eaux d’une cuisine s’échappent au dehors par les naseaux d’une gargouille et de grands abbés mitrés et barbus en pierre grise, couchés sur l’herbe comme des troncs d’arbres, servent de première marche à l’escalier d’un pâtre. Et quand on jette les yeux sur les champs ou sur les prairies, sur le solos, les vergers du voisinage, on reconnaît qu’il s’y trouve peu de cailloux dont le martel ou le ciseau n’aient modifié la forme.
Tandis qu’on cherche avec stupeur la carrière enchantée d’où tant de matériaux ont pu êtres extraits tout ciselés par des artistes inconnus; tandis qu’on interroge cette terre où par une triste féerie, les pierres à bâtir se trouvent à la fois à l’état de statues, d’ornements, et à l’état de ruines, on aperçoit soudain trois immenses crêtes d’architecture romane se dresser blafardes et percées à jour, par-dessus les têtes des gros arbres bruns qui les environnent.
Cependant les divers plans de cette masse d’un gris blanc et uniforme se confondraient entre eux, si des herbes parasites n’accentuaient les lignes et ne faisaient fond aux premiers aspects en teintant les lointains; des caves solides et profondes reçoivent un jour bas et verdâtre par un larmier perdu dans un coin du jardin, et l’on voit encore, sous le rayon de lumière qui descend aux souterrains un cercueil fort ancien recouvert d’une simple vitre, au travers de laquelle on peut examiner la dépouille mortelle d’un abbé de Jumièges crossé et mitré.
Ces restes ont huit siècles (ils sont de 1045); le bois de la crosse et la plupart des os sont pulvérisés. Sur ceux qui résistent encore, un picotage très serré de petits trous régulièrement vermiculés, annonce la prochaine dissolution de cette friable substance le long de ces calcaires qui ont vécu se traînent des veinures rougeâtres; une poudre du même rouge se mêle aux cendres qui furent la tête, et des fils roux, ternes et cendrés mêlés à cette poussière, sont les vestiges des cheveux. Ces teintes ferrugineuses sont les dernières à se perdre; la mort les aime et les respecte, soit dans les dépouilles humaines, soit dans celles de l’art, et les ocres sont encore vides sur les tableaux et dans les tombes, que déjà, le bois ou les ossements sont décomposés jusqu’au cœur. La crosse de l’abbé est terminée en tête de serpent, le métal est recouvcrt d’un oxide vert moucheté de blanc, et l’encolure de la couleuvre est encore pailletée de vestiges de dorures qui ne rendent plus à la lumière ses reflets. Et tout le long de cette traînée de poussière, qui indique les places des membres, des lambeaux d’étoffes montrent encore leur tissu desséché et entremêlé de filigranes d’argent. Les tibias se perdent dans les tiges de deux énormes bottes en cuir noir bien conservées.
La peau ainsi corroyée doit avoir une grande vertu de résistance car les fils qui ont cousu ces chaussures carrées du bout, n’ont pas laissé trace dans les trous par où l’alène a passé, et toute la partie construite en cuir semble neuve et point altérée. Un pot rompu git à côté du prélat. La tête de reptile qui termine sa crosse est devenue noire comme un aspic; des pierres précieuses y furent jadis enchâssées, mais ces yeux de serpent doré sont fondus. On a peine à quitter ce sépulcre où l’on cherche et découvre avec intérêt quelques preuves de la vie. Si l’on saisissait le coffre et qu’on le secouât, tout serait anéanti, et de ce puissant dignitaire, il ne resterait qu’un peu de cendre chassée à l’un des angles de la boite, et que l’on pourrait contenir dans le creux de la main.
Le procès verbal de la découverte de ce monument est signé du baron Taylor qui assista, il y a trois ans ou environ, aux fouilles qui l’ont amenée.
Rien ne dispose l’âme à la rêverie des ruines comme le tombeau de l’abbé; mais dès qu’on a mis le pied dans les décombres, dès qu’on est parvenu à s’entourer de toutes parts des débris du monastère antique, l’émotion s’évanouit et l’on est forcé d’oublier le poète pour l’archéologue, le peintre pour l’architecte, la méditation pour l’étude, le sentiment pour la technologie. L’on entre dans une fausse position, et on sent un désir incongru de sourire, ou de chanter Robert-le-Diable, depuis miserere jusqu’à vitulos (comme disaient les cordeliers); en un mot, on hésite entre le cœur et l’esprit, entre la grandeur, et… et le ridicule. Nous dirons pourquoi.
On y joue à la ruine
Bien différent de son voisin de Saint-Wandrille, le propriétaire de Jumiéges idolâtre les ruines. M. C***, négociant rouennais, est l’homme-château, l’homme-basilique, l’homme-cloître. S’il héritait de l’église Notre-Dame de Paris, il la ferait découvrir, casser avec art; il planterait du réséda et de sgroseillers sur la brèche, un lierre irait décorer l’abside, des cyprès bien perruquée joueraient aux quatre coins dans les nefs, et une lune fixée contre le ciel avec un grand clou, projetterait un rayon oblique et perpétuellement bleu, sur cette ruine bien atournée.
Le lecteur a deviné ce qui se passe à Jumièges on y joue à la ruine et les vestiges de l’abbaye, polis, léchés, mis à l’effet revêtus d’ombrages maniérés, coquets derrière des voiles artistement disposés, assis sur la pelouse d’un jardin anglais, bien entretenu, les vestiges du monastère normand ont l’air d’une décoration théâtrale. Par malheur, ils ne sont pas en carton. Mais il est impossible d’être ému par leur aspect, quand on est tenté d’aller dans la coulisse, voir si des quinquets fument derrière les piliers et les galeries.
Sur l’herbe plantée jusque dans les nefs, est entassée pêle-mêle, une légion de statues rangées en désordre avec un ordre minutieux, et de temps en temps, le maître ou son jardinier, personnage gothico-roman, très bien trilobé, arrachent une plante, la replacent plus loin, font courir un filon de vigne vierge sur une rosace, ou, saisissant la tête d’un coudrier, le forcent de se courber, de se mettre à la fenêtre et d’y rester, ou de dire pourquoi il refuse.
Ensuite, ce sont des bois rustiques qui se mettent fortuitement en croix à l’aide d’un clou de hasard. Il y a neuf ans, on fagotta un mannequin avec des draps de lit, on le pendit par le cou à une corde et le jardinier, posté sur une galerie dont la voussure est crevée en quatre endroits, faisait danser en silence l’énorme chiffon, au clair de la lune, sous les yeux hébétés de trente lurons, qui furent assez polis pour avoir grand peur et pour croire à l’apparition de la Dame blanche, exprès venue d’Ecosse pour remercier Boieldieu, qui se trouvait là, d’avoir créé l’air : Ah! quel plaisir d’être soldat.
Le récit de cette momerie nous mit tous en assez mauvaise humeur, et dès ce moment, nous cherchâmes plus volontiers les tristes choses qui font rire, que celles qui font rêver. Cette dernière occupation est décidément impossible sous les murailles de l’abbaye, dont la poésie sauvage ne renaît qu’à distance.
Des inscriptions ridicules
Les parois des temples sont chargées d’inscriptions ridicules, de noms vulgaires et par trop gaulois. Le nom du propriétaire s’y trouve porté aux nues par des bras très lourds et peu habitués à s’élever si haut.
Chacun a traduit là ses émotions en quelques mots, et il est assez curieux de lire ce que certaines gens ressentent en des circonstances données. Les uns n’ont pas assez de fiel pour les iconoclastes, pas assez de croyance au gré de leur souhait; ils ne connaissent pas de paroles austères, dignes de l’austérité du monastère mérovingien.
A côté de leur prose, un petit poète de l’école de M. de Piis survient, qui, sur un pilier byzantin, écrit aux ruines :
«Quand on vous voit, d’abord vous savez plaire
Ensuite, vous savez charmer
Connaît-on tout votre mystère?
On ne peut trop vous admirer.»
Un voisin, intimidé par ce style lapidaire, burine ceci en toutes lettres : «N’ayant pas le temps d’improviser quelques vers, je me contente de mettre ma signature, pour attester ma visite en ces ruines.» Et il l’y met en effet. Encouragé par cette naïve déclaration, le suivant, que l’admiration suffoque, écrit : « Tout ici est admirable» et il y joint huit points d’exclamation, longs et dodus comme des salsifis.
Mais les plus agréables de ces inscriptions, sont celles qui se terminent de manière tout à fait inattendue. Elles fournissent de comiques observations sur les diverses façons de se sentir propres à différents individus. « M*** a été d’autant plus étonné d’éprouver du bonheur à visiter ces lieux, qu’il se plaît surtout à chanter les refrains de l’immortel Béranger.»
Il est des gens qui, sous les ruines, pensent à leurs amours et les charbonnent sur les murs. — On doit s’émouvoir ici, se disent-ils; choisissons un sujet dramatique, et oubliant les ogives, ils rêvent « La fille à Nicolas », et s’écrient avec de la craie rouge : «une heure ma bien aimée, et puis mourir !» et ils signet ainsi : «Un vieillard de vingt-deux ans». Nous attribuons ceci à un auteur dramatique de Quimper.
Il est d’autres personnages incapables de rien comprendre sans certains auteurs, de rien admirer sans eux, décidés à y rapporter tout, à faire passer par là toutes leurs idées comme d’un tamis. Rien, pour ces gens, ne peut être hors de Voltaire ou de Rousseau, et dans les cas imprévus par les deux philosophes, il faut trouver moyen de les rattacher à l’impression du moment, travail ingénieux; voici Agnès Sorel (il faut s’en souvenir) qui fut enterrée à Jumièges alors, avec un peu d’esprit on procède ainsi : «Agnès était la Julie de ces lieux, puisque ces murs disent les mots : Amants, saint-Preux». Cette consolante réflexion est signée X., médecin à Yvetot. Lecteur, ne passez par là qu’en parfaite santé.
Ces inscriptions, et mille autres, sont agréblement encadrées par les parterres de fleurs qui les environnent, et l’impression que l’on garde après s’être promené là-dedans, est désagréable. Les débris de Jumièges sont le récitât d’une dévastation effrénée, impie, féroce à l’excès, et la verdure, le saleurs, leur servent de berceau. Autour de ces monuments tout est riant, apprêté, propet; eux seuls sont lugubres et sombres, enchaînés dans ce jardin qu’ils décorent, ils font songer à ces esclaves forcés de servir d’ornements au palais d’un maître. On ne sait si ce jardin anglais se rit des vieilles ruines en haillons, ou si le surines ont le reste en mépris, et l’on se demande pourquoi cet austère vieillard de pierre nommé Jumièges est là couché sur des roses, et son cadavre déguisé sous des oripeaux de femmelette.
Assez ami des ruines
Malgré tant d’inconvénients, il est très heureux que Jumièges soit tombé par hasard entre les mains d’un propriétaire assez ami des ruines, pour les conserver à l’art d’abord, et ensuite au pays. Les monuments ajoutent beaucoup à la grandeur, à l’éclat des empires, et sont pour bien des gens un mobile de patriotisme; car on chérit le sol, d’autant mieux qu’il est orné de ces joyaux sublimes. Ces illustres débris coopèrent en outre à la richesse de la commune où ils sont situés, en y faisant affluer l’argent des étrangers.
Voici donc un bien-être donné à quelques hameaux, sans qu’il en coûte rien à personne. C’est pourquoi il serait à désirer que le gouvernement possédât ces propriétés essentiellement nationales, pour les soustraire au goût fâcheux des embllisseurs, aux caprices de leurs héritiers, fort capables, s’il leur plait, de consommer la destruction ou d’interdire au public l’accès de leur demeure. Si ce moyen eût été employé, les pioches de la bande noire seraient moins émoussées, et il ne dépendrait pas d’un marchand de cotons, de renverser le cloître de Saint-Wandrille, pour y établir des filatures, et de sacrifier ainsi de grande souvenirs, l’objet de l’admiration des siècles a l’étroit intérêt d’une seul…
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L’invention de Jumièges
Le démantèlement de l’abbaye
La Révolution française imposa la fermeture de tous les monastères de France et leurs bâtiments, nationalisés, furent pour la plupart mis en vente comme biens nationaux. Ce fit le cas à Jumièges ou deux acquéreurs totalement dénoués de scrupules en firent une carrière à matériaux en démolissant les murs. En 1795, le premier acquéreur, Pierre Lescuyer, receveur des biens nationaux, entreprend immédiatement la démolition du cloître du XVIe et du dortoir du XVIIe siècle puis en 1802, le nouveau propriétaire, Jean-Baptiste Lefort, un marchand de bois de Canteleu, fait exploser le chœur et le transept de l’église abbatiale Notre-Dame. sans protections les fresques sont peu à peu détruites. A coups de pioches et d’explosions, les 2/3 de l’abbaye disparurent en moins de trente ans.
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L’intérêt des Britanniques et des voyageurs étrangers
Dans la seconde moitié du 18ème siècle de nombreux britanniques ont commencé à explorer leurs racines anglo-normandes. L’un des premiers est un bibliothécaire, Thomas Frogmall Dibdin qui a visité l’abbaye en mai 1818 et en a établi un compte-rendu : «Nous montâmes l’escalier de pierre dégradé de la tour de gauche, en entrant par le portail occidental, et parcourûmes le dessus des voûtes des deux ailes, recouvertes de terre, d’herbe, de ronces et de fleurs sauvages. Point de toit qui les surmonte; elles sont exposées nues aux injures du temps , de sorte qu’elles ne peuvent manquer de céder bientôt, et d’aller grossir l’énorme tas de ruines accumulées au-dessous d’elles. En effet, je remarquai ( je ne me souviens pas à laquelle des deux voûtes), je remarquai , dis-je, une horrible crevasse , menaçant de laisser choir plusieurs milliers pesans de débris. (…) Le toit avait été abattu, parce qu’on voulait en avoir le plomb pour faire des balles ; les bancs, les autels, les ouvrages en fer avaient été convertis en d’autres instruments de destruction; enfin, la grande cloche avait été vendue à Rouen, au profit de certains spéculateurs exploitant une fonderie de canons.»
En octobre 1819, c’est un historien danois, Hector Estrup, qui visite l’abbaye s’insurgeant contre les déprédations : « En allant à Jumièges j’ai traversé des prés, des vergers, des halliers. Des sentiers où certes, je ne me serais pas aventuré seul en Italie. Ici règne la plus absolue sécurité. Enfin mon œil découvrit les vénérables ruines du monastère. Au loin, on ne voit que l’église principale de l’Abbaye. Des ruines splendides ! (…) L’abbaye a été vendue à charge de la démolir et l’acquéreur, Lefort, marchand de bois à Rouen tire tout le profit possible de l’achat. Le marbre et les pierres de l’abbaye servent à décorer et à construire des maisons particulières. Il est tenu seulement de respecter les deux tours de devant qui servent de balise aux navigateurs. Ceci est impardonnable de la part du gouvernement. On devrait prendre en considération que de si superbes monuments d’un passé sacré, soient trop importants pour tomber entre les mains des mercenaires. Vile cupidité ! (…) Mon compagnon ne savait assez me dire quel spectacle admirable c’était de voir de la Seine 150 lumières, éclairant le soir les cinq étages de l’édifice… »
La Normandie devint une destination populaire pour les artistes britanniques : des archéologues comme Dawson Turner, des dessinateurs, peintres et graveurs comme Georges Lewis, William Turner et John Sell Cotman, des photographes comme l’irlandais Edward King Tenison, mais aussi des graveurs qui reproduisirent et vulgarisèrent dans des publications leurs créations. Paru en 1820 et 1825, l’ouvrage Architectural antiquities of Normandy comprend un ensemble de 97 gravures réalisées par John Sell Corman, ses descriptions très détaillées ont été écrites par le collectionneur d’antiquités Dawson Turner. Cette présence anglaise considérable serait à l’origine d’un puissant exil des pierres de l’abbaye pour l’Angleterre où elles ont été utilisée pour l’embellissement de demeures et de palais. Victor Hugo s’élèvera contre cette pratique : « On nous a dit que des Anglais avaient acheté trois cents francs le droit d’emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de l’admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit Les Turcs ne vendaient que les monuments grecs : nous- faisans mieux, nous vendons les nôtres. »
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L’engouement romantique et la poétique des ruines
La destruction durera jusqu’en 1824, année de la visite de Caroline de Bourbon-Naples, veuve du duc de Berry qui, accompagnée d’une suite imposante, visite ce qui reste de l’abbaye. Voilà comment le Journal de Rouen relate cette visite : « Son altesse Royale a visité sous tous ses aspects les vénérables ruines qui subsistent encore, et jusqu’aux vestiges des peintures à fresques des bas-reliefs qui ont échappé jusqu’à ce moment à la destruction qui va bientôt les atteindre. » et aurait déclaré : « L’aspect de la grande église en ruine est très beau, avec ses énormes clochers et un arc pointu d’une hauteur prodigieuse. Seulement, on ne peut penser sans horreur que l’on vend les pierres et les sculptures aux Anglais et que nous sommes assez barbares pour le permettre. on m’a fait voir les fragments des tombeaux des fils de Clovis et de Saint Philibert, le fondateur de l’abbaye. on m’a montré aussi la place où Agnèse Sorel, maîtresse de Charles VII, a été enterrée. Auprès de sa tombe, il y a un lierre magnifique que l’on dit avoir été planté par elle. Au moment de la Révolution, les moines habitaient l’abbaye et tout existait encore…»
La visite de la princesse n’était pas du au hasard, elle participait au grand mouvement né dans le premier quart du XIXe siècle pour la connaissance et la sauvegarde du patrimoine architectural national. En 1820 est annoncé le lancement d’un ouvrage monumental Les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France du baron Isidore Taylor et de ses associés Charles Nodier et Alphonse de Cailleux qui comprendra 24 volumes illustrés de 3000 lithographies signées par les plus grands artistes (tels que Horace Vernet, Ingres, Géricault, Evariste Fragonard, élève de son père et de Louis David, Jacques Daguerre, inventeur du daguerréotype (ancêtre de la photographie), Balthard, Truchot, le baron Atthalin, Jorand) dont la publication s’étalera sur près de 60 ans. L’abbaye de Jumièges figure parmi les sites représentés et décrits. Au cours de leur visite de l’abbaye, Taylor et Nodier manquent de mourir écrasés par des chutes de pierre se détachant des voutes et Charles Nodier écrira : «Il était minuit. Nous revenions par l’entrée occidentale. La grande nef était entièrement obscure, mais la lune frappait d’une lumière très vive… Aucun obstacle n’interceptait sa clarté immobile qui donnait à ce lieu l’aspect d’un lac argenté.»
Henri-Edouard Truchot – Entrée de l’abbaye de Jumièges (lithographie), 1820 (VPRAF vol.1 pl.6) – L’abbayse possèdent encore ses trois tours et ses deux clochers. En 1829, on abattra le clocher sud qui menaçait de tomber et trente ans plus tard, en 1859, c’est le clocher nord qui s’effondre de lui-même.
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Représentations romantiques de l’abbaye de Jumièges

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M. Laurent Quevilly, auteur du site très bien rédigé et très bien documenté Le Canard de Duclair de Quevilly s’est déclaré offusqué du fait que j’ai utilisé pour la rédaction de cet article certains éléments de ses articles sans le citer. Je répare donc cette lacune…
Crédit textuel et iconographique :
- L’abbaye de Jumièges ou la poésie des ruines : extrait de « The rivers of France » Par Joseph Mallord William Turner, Leitch Ritchie – Chapitre Jumièges.
- La description du site de Jumièges par Francis Wey en 1838 : site Le Canard de Duclair de Quevilly ( c’est ICI ) chapitre Jumièges, 1838 ( c’est ICI )
- Le démantèlement de l’abbaye : site Geocaching sur Jumièges
- L’intérêt des Britanniques et des voyageurs étrangers : site Le Canard de Duclair de Quevilly ( c’est ICI ) chapitre L’Abbaye en 1818 ( c’est ICI ) / Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France par le rév. Th. Frognall Dibdin. traduction de Theod. Licquet (page 266 à 268) / site des archives départementales76.net « Fenêtre sur Tour » de septembre 2013, article « Regards anglais sur le patrimoine normand», page 6 – ( c’est ICI )
- L’engouement romantique et la poétique des ruines : site Le Canard de Duclair de Quevilly ( c’est ICI ) chapitre La Restauration ( c’est ICI ) et site LE FIGARO.fr HISTOIRE sur l’ouvrage les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France ( c’est ICI )
- Et d’autres sites et ouvrages personnels de moindre importance
Je profite de cette mise au point pour informer mes lecteurs qu’ils peuvent utiliser en toute liberté tout ou partie de mes articles sans aucune obligation de me citer. Je n’ai pas la faiblesse ou la vanité de penser que j’accomplis, en rédigeant ce blog, « acte de création » qui mériterait d’être protégé. La plupart des sites qui m’inspirent ne font eux-même que mettre en cuisine des textes déjà écrits en se contentant de préparer la sauce (ce qui est primordial en cuisine…). C’est exactement ce que je fais en tentant quelquefois d’élaborer tout de même des textes selon ma propre recette avec des ingrédients qui me sont propres et dans ce cas, je signe le texte produit avec mon logo « Enki », mais n’est pas bon cuisinier qui veut… Rares sont les sites dans lesquels le blogueur « invente » quelque chose… Le plus souvent, il découvre et met à jour, ce qui n’est déjà pas si mal. Pour ma part, je me considère tout au plus comme un transmetteur ou un passeur…
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