–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Quelques exemples, rapportés en peu de mots et à leur place, donnent plus d’éclat, plus de poids, et plus d’autorité aux réflexions ; mais trop d’exemples et trop de détails énervent toujours un discours Les digressions trop longues ou trop fréquentes rompent l’unité du sujet, et lassent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu’on les détourne de l’objet principal, et qui, d’ailleurs, ne peuvent suivre, sans beaucoup de peine, une trop longue chaîne de faits et de preuves. On ne saurait trop rapprocher les choses, ni trop tôt conclure : il faut saisir d’un coup d’oeil la véritable preuve de son discours, et courir à la conclusion. Un esprit perçant fuit les épisodes, et laisse aux écrivains médiocres le soin de s’arrêter à cueillir toutes les fleurs qui se trouvent sur leur chemin.
Vauvenargues, Réflexions et Maximes.
Sentence utile à méditer…
Evariste Vital Luminais – Les Énervés de Jumièges, 1880
Jusqu’à ce que je découvre le tableau Les Énervés de Jumièges de Luminais, je pensais connaître la définition du mot énervé. Celui-ci signifiait pour moi agacé, excité comme si quelque chose ou quelqu’un « irritait mes nerfs » et que je ne pouvais maîtriser ceux-ci. Le sentiment d’énervement qui en résultait était une réaction émotionnelle d’irritation face à des évènements contrariants. C’est effectivement avec ce sens que le mot est utilisé dans le texte de Vauvenargues cité plus haut mais, m’étant plongé dans le Littré après avoir vu le tableau de Luminais, j’ai découvert que ce sens commun est relativement récent (XIXe siècle) et qu’il avait recouvert un sens originel qui avait signifié dans un lointain passé tout à fait autre chose et même le contraire.
Le verbe énerver, apparu au Moyen-Âge aux environs du XIIIe siècle est issu du latin enervare qui signifiait à proprement parler « é-nerver », c’est-à-dire « ôter les nerfs » (en fait, pas les nerfs proprement dits mais les tendons des jarrets et des genoux abusivement nommés nerfs) avec le résultat de rendre celui qui subissait ce supplice « amorphe et sans énergie ». Un énervé, au sens premier, était donc quelqu’un dont on avait coupé ou ôté les tendons des membres ce qui l’empêchait de se mouvoir et l’énervation était l’action de procéder à cette mutilation. Une trace de ce sens ancien se retrouve encore aujourd’hui en boucherie, pour signifier que l’on ôte les tendons d’une pièce de viande.
Cette pratique qui aurait été primitivement pratiquée par les romains et les orientaux dans l’Antiquité était encore été utilisée en Occident après le VIIIème siècle. Dans son Essai sur les Énervés de Jumièges et le Miracle de sainte Bautheuch paru à Rouen en 1838, l’historien E. Hyacinthe Langlois décrit ainsi ce supplice :
« L’énervation était le traitement cruel que l’on faisait subir aux malheureux qu’on voulait priver de l’exercice de leurs membres et surtout de leur facultés locomotrices. Les détails suivants vont faire connaître les diverses manières d’infliger cet horrible supplice, peut-être originaire de l’Orient et fort en usage sous la première et la seconde race de nos rois. Il paraît qu’il résultait de cette peine une double incapacité d’occuper le trône, par l’espèce d’infamie qu’elle entraînait après elle : « Les Romains, dit le Dictionnaire des origines (1777), au mot Saignée, faisaient saigner les soldats qui avaient commis quelque faute, parce que la force étant la principale qualité du soldat, c’était le dégrader que de l’affaiblir ». »
Et Hyacinthe Langlois de poursuivre en citant les textes anciens qui décrivent les différents procédés barbares de mutilation pour parvenir à ce résultat : sectionnement des vaisseaux sanguins ou des tendons des jambes et parfois même des bras, cautérisation au fer rouge ou par ébouillantement des tendons.
Dans des annales du XIIe siècle de l’abbaye de Jumièges, il est effectivement fait mention de la présence d’un énervé qui aurait été recueilli par les moines de l’abbaye.
Le peintre Evariste Vital Luminais avait dans une esquisse préparatoire au tableau de 1880 intitulée « Première pensée pour les Énervés de Jumièges » représenté de manière crue le supplice de l’énervation. On y voit un bourreau pratiquer l’opération d’énervement sur un homme entièrement nu allongé en présence de deux silhouettes féminines vêtues de rouge.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Une œuvre paradoxale
C’est au XIXe siècle que le sens général du mot énervé bascule vers un sens contraire : « é-nerver » est devenu « en-nerver », c’est-à-dire « rendre nerveux », « accroître la nervosité ». L’état qui en résulte, l’énervement, désigne désormais un état totalement opposé à celui d’origine : c’est l’état qui consiste à être sur les nerfs, à faire preuve d’une grande excitation (Petites Chroniques du français comme on l’aime ! par Bernard Cerquiglini) .
Ainsi donc se dévoile l’un des fondement du sentiment d’étrangeté que génère pour les spectateurs non avertis le tableau de Luminais. C’est la discordance et même l’opposition totale entre son titre « Les Énervés de Jumièges » qui sous-entend chez les personnages représentés l’expression d’une nervosité et d’une excitation et la scène qui représente tout son contraire. L’œil du visiteur contemple dans un premier temps l’ensemble du tableau et, troublé par la scène représentée qui est pour lui une énigme, se porte sur le titre du tableau pour en comprendre la signification or, ce titre, loin de le rassurer par les informations données a pour effet d’augmenter encore son trouble. Simone de Beauvoir s’était déclarée troublée par le paradoxe du mot énervé, Roger Caillois avait dans son livre Le Fleuve Alphée relevé cet anachronisme créateur d’interrogation et de mystère et de leur corollaire la curiosité : « le sujet était lié à l’intitulé de l’œuvre de façon indissoluble. la plus grande partie de l’intérêt que je leur portais en dérivait. On voit à quel point l’art du peintre et même la référence historique y jouaient pu de rôle. (…) j’ignorais d’une part les circonstances des évènements représentés et c’était une question de vocabulaire qui m’avait généralement intrigué : en contresens sur le mot énervé et la contradiction entre les termes pieux et excommunication avaient éveillé en moi un goût de mystère qui n’était jamais complètement en sommeil et qui était bien fait pour exalter ». En accord avec Roger Caillois on peut dire que, dans ce cas particulier, le tableau et son titre sont indissociables et que le paradoxe qui résulte de cette association est inhérent à l’œuvre.
Les Énervés au musée de Rouen – crédit Blog de Claude Duty ( c’est ICI )
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Du mauvais pressentiment à l’horreur
Ainsi, le mauvais pressentiment que la plupart des spectateurs avaient éprouvé lors de la découverte du tableau se trouvait confirmé par cette avancée dans la compréhension de la scène peinte. Simone de Beauvoir avait parlé de la « calme horreur » qu’elle avait ressenti à la vision du tableau qu’elle jugeait par ailleurs « détestable », Salvador Dali y voyait « quantité de mystère et d’angoisse viscérale », Didier Coste quand à lui qualifiait le tableau de « grande machine livide, fascinante et repoussante à la fois… ». Cet étrange sentiment diffus fait de questionnement et d’inquiétude mêlés qui s’était emparé de nous au moment où nos yeux se posaient pour la première fois sur cette scène singulière s’avérait donc, après notre compréhension du titre du tableau, n’avoir été que l’antichambre de l’horreur. Car ces deux jeunes hommes étendus dont l’embarcation dérivait sur la Seine, qu’on avait imaginé avoir été frappés par la maladie ou atteints d’une langueur extrême avaient subi l’un des supplices barbares les plus épouvantables qui soient, celui de l’énervation et n’étaient plus désormais que des pantins désarticulés réduits à l’impuissance.
D’autres questions se pressaient maintenant à notre esprit : Qui étaient ces jeunes hommes, qui avaient perpétué ce forfait et pour quelles raisons ? Quel rapport entretiennent-ils avec Jumièges ?
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Article de ce blog lié :
- Escapade normande — (II) L’inquiétante étrangeté des Énervés de Jumièges (1880) – c’est ICI
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
C’est super intéressant. Dans quel musée sont Les Énervés de Juniège? Il me semble que je les ai vus…
Ah oui! À Rouen, c’est écrit. Alors je ne les ai pas vus. Mais reste que l’image est magnifique!
Ping : Escapade normande — (III) Il y a énervés et énervés… | La dame baleine