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J’aurai passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent: ils font signe sans repos. – Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009
Un jour que je cherchais dans le dictionnaire Bloch et Wartburg l’origine du mot de corbillard je découvris un coche d’eau qui transportait des nourrissons. Je me rendis le lendemain à la Bibliothèque nationale qui se trouvait alors rue de Richelieu, dans le IIe arrondissement de Paris, dans l’ancien palais qu’occupait Jadis le cardinal Mazarin. Je consultai une histoire des ports. Je notai trois dates : 1595, 1679, 1690. En 1595 les corbillats arrivaient à Paris le mardi et le vendredi. Les mariniers les délestaient tout d’abord du fret puis ils débarquaient les nourrissons serrés dans leur maillot, fichés tout droits dans leur logette sur le pont; ils les posaient sur des tonneaux sur la grève; les petits bébés entravés étaient restitués ensuite un à un à leur mère par un homme qu’on appelait le meneur de nourrissons. Dés l’aube, le lendemain — c’est-à-dire tous les mercredis et samedis — les corbeillats transportaient de Paris à Corbeil d’autres petits afin qu’ils têtent le sein et sucent le lait des nourrices de la campagne et la forêt. En 1679 Richelet écrivait corbeillard. En 1690 Furetière écrivait corbillard et le définissait : Coche d’eau qui mène à Corbeil, petite ville à 7 lieuës de Paris. C’est ainsi que le corbillard, du temps où vivaient à Paris Malherbe, Racine, Esprit, La Rochefoucauld, La Fayette, La Bruyère, Sainte-Colombe, Saint-Simon, était un bateau de nourrissons qui voguait sur la Seine, longeant les berges, hurlant.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009
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Les nourrices du Morvan
Je n’ai pu obtenir de renseignements sur les nourrices de Corbeil; par contre ils sont pléthore sur les nourrices du Morvan, région réputée pour ses nourrices et située à 200 km plus au sud et qui était fortement liée à la capitale notamment par le commerce du bois qui était acheminé par flottage. On distinguait les nourrices « sur place » qui s’occupaient des nourrissons à leur domicile et les nourrices « sur lieu » qui vivaient au sein de la famille du nourrisson. La création du « Bureau général des Nourrices et Recommandaresses pour la ville de Paris » ou Grand Bureau, date de 1769. Il est créé pour centraliser le recrutement des nourrices « sur lieu » et le travail des « meneurs », intermédiaires chargés de convoyer les nourrices et les nourrissons dans les allers et retours, de payer les nourrices « à distance » tous les mois et d’apporter des nouvelles des enfants aux parents. au début du XIXe siècle, on constata alors un afflux massif d’enfants surnommés alors les « Petits Paris » : plus de 50 000 enfants furent placés dans le Morvan. Beaucoup étaient des enfants de l’Assistance publique abandonnés par leurs mères. On comptait alors un taux de mortalité important (plus de 30 %) de ces enfants, entre 8 jours, et 3 mois après leur arrivée dans leur familles d’accueil. La rigueur des lieux en hiver et le sevrage précoce des nourrissons étaient la principale cause de ce taux de mortalité. (Crédit Le Blog de Paulo8938 La Gazette)
Mère ou nourrice à La Fontaine Saint-Pierre au mont Beuvray
De tout temps, le Morvan a été regardé comme la terre de lait par excellence. Déjà les romains rapportaient que les gauloises de Bibracte, trempaient leurs seins dans une fontaine du Mont Beuvray, pour obtenir en quantité le lait qui nourrirait leurs enfants. Depuis lors, les descendantes chrétiennes de ces femmes ont été constamment recherchées
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Du corbeillat au corbillard ou La triste histoire de Louise Brulé (récit tiré de La barque silencieuse de Pascal Quignard)
Le 20 mai 1766, Louise Brulé, comme elle était frappée d’une maladie qui lui faisait craindre la mort, souhaita faire revenir son enfant d’un an qu’elle avait mis en nourrice à Montargis. Un meneur de nourrissons du nom de Louis transporta le bébé en corbillard de Montargis jusqu’au port Saint-Paul. Or, à son arrivée, l’enfant fut trouvé mort. Le guet avertit Louise Brulé. Le commis du coche d’eau de Briare, attendant sa venue, posa le corps de l’enfant sur un dessus de tonneau. Telle est la déposition du 8 juin 1766 : Est venue au corps de garde une femme à nous inconnue. Toute éplorée nous a dit qu’elle venait pour voir son enfant. Après lui avoir dit qu’il était mort, nous l’avons sommée de dire son nom. A dit se nommer Louise Brulé, femme Damideaux, lui domestique chez Jannier paysan demeurant rue du Sentier, elle demeurante rue de Cléry. A dit qu’elle a confié son enfant mâle le 25 février 1765 à une nourrice avec une layette convenable à son état. A dit qu’il est vrai qu’elle a appris par lettre de la nourrice il y a dix mois que l’enfant était malade alors qu’avant cette même nourrice lui avait dit qu’il se portait bien et qu’il lui fallait une robe, ce qu’elle a fait. A dit qu’elle a demandé de le voir et qu’elle a reçu la réponse du père nourricier qui disait que l’enfant n’était guère en état de supporter le voyage. A dit qu’elle a offert de payer pour sa maladie. A dit que depuis ce temps elle a eu deux lettres du père nourricier disant que l’enfant allait huit jours bien, huit jours mal, qu’il avait une fièvre lente et que c’était l’effet des dents qui montaient dans les lèvres.
A dit qu’elle n’a point reçu d’autres nouvelles et que par tendresse maternelle et désirant le voir ils ont fait partir leur cousin avec deux lettres, une au curé, une au père nourricier. A dit qu’elle ne se souvient plus du contenu des lettres attendu que c’est son mari qui les a écrites et qu’elle n’en a point fait la lecture, faute de lire. A dit qu’elle se sentait mal et prête à mourir et souhaitait le revoir. A dit que son cousin étant parti elle a été fort étonnée de le revoir aujourd’hui en lui apprenant que son enfant était mort en chemin. A dit qu’elle ne peut le reconnaître dans l’état où il est actuellement puisqu’elle ne l’a vu jamais que le jour où elle l’a mis au monde. A dit qu’elle reconnaît le linge qui forme sa layette. A dit qu’elle ignore où se trouve son mari, qu’elle le croit dans la campagne avec ses maîtres à cause du beau temps.
Le 10 juin 1766, Louise Brulé, son mari n’étant pas de retour, fut retrouvée sans conscience sur le quai. Elle est reconduite chez elle le 11 juin. Le 17 juin elle est retrouvée morte dans son lit par son mari, Damideaux, étant rentré du bourg de Sèvres. Le procès-verbal de la déposition du 8 juin 1766 peut être résumé de façon tragique : Une mère malade, à l’instant où l’inconnu de la mort va l’engloutir, désire revoir son unique enfant et ne le reconnaît pas. L’enfant est l’inconnu de la naissance. Le texte de la déposition de Louise Brulé est clair : « A dit qu’elle ne peut le reconnaître dans l’état où il est actuellement puisqu’elle ne l’a vu jamais que le jour où elle l’a mis au monde. » Cette remarque que fait Louise Brulé touche au coeur de l’origine de chacun. Quel qu’il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d’abord un inconnu. Tout destin humain est : l’inconnu de la mise au monde confié à l’inconnu de la mort. Je suis en train de recopier des archives que me confiait Arlette Farge du temps où nous mangions ensemble rue de Buci des limandes et des bulots à l’ail. J’ai décidé d’appeler destin ce que Louise Brulé appelait meneur de nourrissons.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009 – chapitre II, Louise Brulé – collection folio, Ed. du Seuil (p. 11 à13)
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