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René Girard (1923-2015)
René Girard a ceci de commun avec Nietzsche qu’il s’obstine à emprunter les chemins de la pensée au plus près des précipices. A la lecture de ses livres, tous les principes sur lesquels notre pensée se reposait pour expliquer le monde sont mis en cause, on se sent pris soudainement d’un vertige et on est happé par le vide de l’incertitude. Jugez plutôt…
On s’était naïvement pris à penser depuis le siècle des lumières que grâce aux progrès de la raison, l’homme se dégagerait peu à peu des déterminismes naturels et de l’obscurantisme des croyances mythiques et religieuses. Pourtant, le XXe siècle, avec ses deux guerres mondiales, ses génocides, sa barbarie élevée à une hauteur jusque là jamais atteinte et la menace de l’anéantissement de l’humanité par l’arme nucléaire et d’une catastrophe écologique irréversible aurait du nous faire douter du bien-fondé de notre optimisme béat.
Goya – Saturne dévorant ses enfants
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Le caractère mimétique du désir
René Girard s’est attaché à comprendre l’origine de cette violence qui mine nos sociétés. Freud l’avait déjà tenté avant lui en postulant chez l’être humain un instinct de mort qui découlerait de la rivalité entre l’enfant et son père pour la possession de sa mère, rivalité qui aboutirait au désir de meurtre du père (complexe Œdipe), à l’action de l’inconscient et au refoulement. Pour Girard, Freud n’est pas allé assez loin dans son analyse et n’a pas perçu le caractère mimétique du désir et la dynamique de la rivalité qui en découle. Dans les années cinquante, Girard, alors professeur de littérature française aux Etats-Unis avait mis à jour, en étudiant la littérature de romans, le principe du caractère mimétique du désir. On ne désire pas un objet ou un personne pour ce qu’ils sont mais parce qu’ils sont possédés ou désirés par un autre que nous avons choisi comme modèle. Le rapport ne se limite donc pas au sujet et à l’objet mais intègre un troisième élément, le modèle, qui joue un rôle de médiateur. Le médiateur joue pour le désirant un rôle ambigu puisqu’il est à la fois le modèle admiré et l’obstacle haï à la possession de l’objet désiré, ce qui peut conduire à des relations empreintes de masochisme et de sadisme. Cette théorie a été développée dans son ouvrage paru en 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque. (Pour ce thème voir notre article précédent intitulé » La redéfinition du concept de désir par René Girard « , c’est ICI )
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Charles Darwin (1806-1882)
La violence et le sacré ou le mécanisme de la victime émissaire
La découverte du désir mimétique et de la structure triangulaire du désir amène Girard à s’interroger sur le mécanisme de la violence. Quittant le terrain de l’analyse littéraire et de la psychologie, c’est dans le champs de l‘anthropologie qu’il va puiser pour dégager les concepts qui lui permettront d’expliquer les raisons de la violence dans les sociétés humaines et les moyens qu’ont inventé les membres de ces sociétés pour l’éviter. Selon l’interprétation des thèses de Darwin qu’en fait Freud (cette interprétation est aujourd’hui réfutée), l’homme aurait vécu primitivement à la façon des singes en petites hordes, à l’intérieur desquelles la jalousie du mâle le plus âgé et le plus fort empéchait la promiscuité sexuelle et obligeait les autres membres et en particulier ses fils à rechercher des femmes à l’extérieur de la communauté. Pour Freud, la violence et le système totémique étaient nés du meurtre du Père dominateur par ses fils :
« Un jour, les frères qui avaient été chassés se coalisèrent, tuèrent et mangèrent le père, mettant ainsi fin à la horde paternelle. Unis, ils osèrent entreprendre et réalisèrent ce qu’il leur aurait été impossible de faire isolément. Qu’ils aient également mangé le cadavre va de soi pour le sauvage cannibale. Le père originaire, tyrannique avait certainement été le modèle envié et redouté de chacun des membres de la troupe des frères. Dés lors, dans l’acte de le manger, ils parvenaient à réaliser l’identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la commémoration de ce geste criminel mémorable qui a été au commencement de tant de choses, organisations sociales, restrictions morales et religion » (Freud, Totem et Tabou, 1913).
à gauche : Louis Figuier – Une famille à l’âge de pierre.
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Mais après le meurtre du père, les «fils» auraient été envahi d’un profond sentiment de culpabilité et se seraient engagé dans une lutte fratricide pour la possession du pouvoir et des femmes, mettant en péril l’existence même du clan. Une nouvelle organisation sociale s’avérait alors nécessaire pour atténuer les tensions dans le groupe et détourner la violence destructrice. Cette organisation sociale fut le système totémique dans lequel l’animal totémique apparaissait comme le substitut du Père avec lequel un pacte était passé, selon lequel, en dehors de commémorations sacrificielle rituelles sacrificielles, l’acte de mise à mort du Père ne serait pas reproduit et l’animal totémique ni consommé, ni tué. Pour Freud, c’est ce système qui serait à l’origine des mythes et des religions.
Freud a traité le cas du petit Hans atteint d’une phobie des chevaux. L’enfant craint de les voir entrer dans sa chambre pour le mordre et le punir pour avoir souhaité leur chute (et donc leur mort). Pour Freud, l’enfant ne faisait que « transférer » sur les chevaux la peur qu’il avait de son père et du désir qu’il éprouvait de son absence, de son départ, de sa mort. Freud explique cette attitude par le complexe d’Œdipe, source de nombreuses névroses : le père apparaissait pour l’enfant comme un concurrent lui disputant les faveurs de sa mère vers laquelle étaient dirigées ses premières impulsions sexuelles. Le transfert sur un animal de la haine et de la peur du Père s’explique par la position ambivalente de l’enfant vis à vis de celui-ci, il l’aime, l’admire mais en même temps le hait et le craint, d’où la nécessité de trouver un substitut sur lequel il pourra déverser sans risque ses sentiments hostiles.
Pour Freud, ce mécanisme de transfert sur un animal mis à jour chez le petit Hans est du même type que le type de transfert effectués par des groupes humains primitifs sur un animal totémique. Il permet aux groupes de dénier la réalité de l’acte originel qui s’est produit, acte de transgression du sacré jugé par le groupe inacceptable.
Girard part lui aussi de l’hypothèse que le conflit mimétique relatif à l’appropriation des objets risque de mettre en péril la société toute entière si elle se répand et se généralise conduisant à un chaos destructeur que le philosophe Hobbes nommait « la guerre de tous contre tous » et que Girard appelle « la crise mimétique ». L’accumulation de « désir mimétique » conduit alors à une éruption de violence qui finit par se focaliser sur une victime qui est soit le meurtrier ou un homme ou un animal choisi pour son apparentement au meurtrier. C’est par le sacrifice d’un « bouc émissaire » qui reproduit la « scène originelle » (qui est en cela différente de la « scène primitive » décrite par Freud du meurtre du Père) que l’ordre, garant de la survie de la société humaine, peut être rétabli. Quel est été le contenu de cette scène primordiale, que ce soit celle de Freud ou de Girard, c’est elle qui aurait jeté les bases de la vie en société, de la Loi et de la religion pour assurer entre les hommes un modus vivendi les empêchant de s’entretuer. Les mythes et les rites, par le rappel ou la répétition de cette scène primordiale, ne sont que la réaffirmation de l’organisation sociale créée pour garantir l’équilibre social des communautés.
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La remise en cause du modèle freudien
Les critiques de Freud lui ont souvent reproché son manque d’approche scientifique et ses références presque exclusives aux mythes et aux données de la culture occidentale. On lui reproche également ses interprétations erronées des thèses de Darwin sur « la horde primitive ». Dans sa comparaison avec les sociétés de singes, Freud n’a retenu l’exemple que des gorilles qui vivent effectivement dans des harems avec un mâle dominant excluant les jeunes mâles mais Darwin avait aussi signalé d’autres espèces de singes, monogames ou polygynes, chez lesquels couples et harems cohabitaient selon des règles spécifiques. Lévi-Strauss a retrouvé cette structure chez les Nambikwara chez lesquels le chef du clan dispose effectivement d’un harem mais avec le consentement de l’ensemble du clan. Il est également reproché à Freud d’avoir privilégié pour la définition de la « horde primitive » de la conception du Père produite par le monothéisme produit par la grande civilisation qui est née autour du bassin méditerranéen qui s’est avérée la plus incestueuse avec un père tout-puissant et dominateur : « Freud renoue avec les mythes et l’ontologie fondamentale de la culture occidentale, dont l’expression la plus aboutie se retrouve dans les monothéismes. Ces notions de meurtre originel, de meurtre du père ou du fils de Dieu ou encore du sacrifice du bouc émissaire sont des variantes de ce même mythe du Moïse de la Bible à René Girard. C’est la recherche de la cause originelle et le recours à la métaphysique » (Pascal Picq). L’ « anthropologie freudienne », avec la horde primitive, l’inceste et le complexe d’Œdipe est donc aujourd’hui largement remise en cause.
Mais si le reproche essentiel qui est fait à la théorie Freudienne est celui de son manque d’universalité compte tenu sa référence exclusive à une culture et à un modèle méditerranéen du Père qui a produit le monothéisme, ne peut-on penser qu’elle possède tout de même un fond de vérité dans le cadre de cette culture spécifique. Le « meurtre du père » qu’il soit réel ou le plus souvent symbolique est présent en permanence dans l’histoire et la culture occidentale qu’il soit causé par le désir incestueux selon Freud ou par le désir mimétique mis à jour par René Girard.
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Albrecht Dürer – Les quatres cavaliers de l’Apocalypse, 1498
« La montée aux extrêmes » ou la vision apocalyptique de René Girard
Dans son ouvrage Achever Clausewitz publié en 2007, René Girard pousse à l’extrême le développement de ses théories en les appliquant au domaine de la guerre à partir d’une analyse de l’essai inachevé De la guerre du stratège prussien Carl von Clausewitz 1780-1831) publié après sa mort en 1832. Dans la préface de son ouvrage, René Girard n’envisage pas moins que « la possibilité d’une fin de l’Europe, du monde occidental et du monde dans son ensemble », hypothèse dont il voit la confirmation dans les actuels soubresauts guerriers et terroristes dans le monde et la montée des périls auxquels on assiste actuellement.
« Tout mon travail s’était jusqu’à maintenant présenté comme une approche du religieux archaïque, par le biais d’une anthropologie comparée. Il visait à éclairer ce qu’on appelle les processus de l’humanisation, ce passage fascinant de l’animalité à l’humanité. Il y a cela des milliers d’années. Mon hypothèse est mimétique : c’est parce que les hommes s’imitent plus que les animaux, qu’ils ont du trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d’entraîner une disparition pure et simple de leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence là ou chacun devenait semblable à l’autre, c’est le sacrifice. L’homme est issu du sacrifice, il est donc le fils du religieux. Ce que j’appelle après Freud le meurtre fondateur — à savoir l’immolation d’une victime émissaire, à la fois coupable du désordre et restauratrice de l’ordre — s’est constamment rejoué dans les rites, à l’origine de nos institutions. Des millions de victimes innocentes ont ainsi été immolées depuis l’aube de l’humanité pour permettre à leurs congénères de vivre ensemble; ou plutôt de ne pas s’autodétruire. Telle est la logique implacable du sacré, que les mythes dissimulent plus ou moins, au fur et à mesure que l’homme prend conscience de lui-même (…) Deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, une catastrophe écologique imminente n’auront pas suffi à convaincre l’humanité (…) que les textes apocalyptiques, même s’ils n’avaient aucune valeur prédictive, concernaient le désastre en cours. (…)
La violence est aujourd’hui déchaînée au niveau de la planète entière, provoquant ce que les textes apocalyptiques annonçaient: une confusion entre les désastres causés par la nature et les désastres causés par les hommes, la confusion du naturel et de l’artificiel : réchauffement global et montées des eaux ne sont plus aujourd’hui que des métaphores. La violence, qui produisait du sacré, ne produit plus rien qu’elle-même. Ce n’est pas moi qui me répète, c’est la réalité qui commence à rejoindre un vérité nullement inventée, puisqu’elle fut dite il y a deux mille ans. Que la réalité vienne confirmer cette vérité, c’est ce que notre obsession maladive de la contradiction et de l’innovation ne peut ni ne veut entendre. Le paradoxe est qu’à se rapprocher toujours davantage du point alpha, on s’achemine vers l’omega. Qu’à comprendre de mieux en mieux l’origine, on réalise chaque jour un peu mieux que c’est cette origine qui vient vers nous : le verrou du meurtre fondateur, levé par la Passion, libère aujourd’hui une violence planétaire, sans qu’on puisse refermer ce qui a été ouvert. Car nous savons désormais que les boucs émissaires sont innocents. La Passion a dévoilé une fois pour toutes l’origine sacrificielle de l’humanité. Elle a défait le sacré en révélant sa violence. (…)
Cette loi des rapports humains a été reformulée dans un bureau de l’Ecole militaire de Berlin ( par Carl von Clausewitz), quelques années après la chute de Napoléon : il s’agit de « la montée aux extrêmes », cette incapacité de la politique à contenir l’accroissement réciproque, c’est-à-dire mimétique, de la violence.
L’esprit humain libéré des contraintes sacrificielles a inventé la science, les techniques, tout le meilleur et le pire de la culture. Notre civilisation est la plus créatrice, la plus puissante qui fut jamais, mais aussi la plus fragile et la plus menacée, car elle ne dispose plus du garde-fou du religieux archaïque. faute de sacrifices au sens large, elle risque de se détruire elle-même, si elle n’y prend pas garde, ce qui est visiblement le cas.
René Girard, Achever Clausewitz (Préface), éd. 2011 – Flammarion, collection Champs essais
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