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Platon (428 av. JC – 347 av. JC)
L’un et l’autre,
L’un sans l’autre,
L’un est l’autre Elisabeth Badinter
– Dans Le Banquet de Platon, Aristophane affirme que dans le monde mythique d’autrefois il existait trois types d’êtres humains. Tu connais cette histoire ?
– Non.
– Autrefois, les êtres humains ne naissaient pas homme ou femme, mais homme/homme, homme/femme ou femme/femme. Autrement dit, il fallait réunir deux personnes d’aujourd’hui pour en faire une seule. Tout le monde était satisfait comme ça, et la vie se déroulait paisiblement. Mais Dieu a pris une épée et a coupé tous les êtres en deux bien nettement, par le milieu. Résultat : il y a eu des hommes et des femmes, et les gens se sont mis à courir dans tous les sens toute leur vie à la recherche de leur moitié perdue.
– Pourquoi Dieu a-t-Il fait ça ?
– Couper les gens en deux ? Je n’en sais rien, moi. Ce que fait Dieu est généralement assez incompréhensible. Il se met facilement en colère et puis, comment dire, Il a une tendance à l’idéalisme. J’imagine que c’était une punition. Comme dans la Bible, quand Il a chassé Adam et Eve du paradis.
– Le péché originel, dis-je.
– Oui, le péché originel. (Il tient son crayon en équilibre entre l’index et le majeur et le fait osciller lentement.) En fait, je voulais dire que c’est difficile pour un humain de vivre seul.
Je retourne dans la salle de lecture lire la suite de l’histoire d’Abou-Assan le bouffon. Mais j’ai du mal à me concentrer. Homme/homme, homme/femme ou femme/femme ?
(H. Murakami, Kafka sur le rivage, p. 52-53)
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Platon : discours d’Aristophane sur Eros dans Le Banquet
Le Banquet est considéré comme un ouvrage datant de la période de maturité de Platon, il expose l’origine, la nature et la portée philosophiques du désir et de l’amour. Un disciple de Socrate, Appollodore, est le narrateur de propos échangés à un banquet. Cinq éloges sur le thème de l’amour sont ainsi exposé par Appollodore sous la forme de cinq discours :
. discours de Phèdre (178a-180a)
. discours de Pausanias (180e-185e)
. discours d’Eryximaque (185e-188e)
. discours d’Aristophane (189a-193e). C’est de ce discours que nous traiterons dans cet article.
. discours d’Agathon (195a-198a)
Agathon : jeune poète couronné, disciple de Gorgfias, et organisateur de la réception. Il a obtenu le premier prix au concours des Lénéennes de 416 av. JC; il s’agissait de sa toute première représentation, et c’est ce jour-là qu’il a donné le festin dont Platon s’est inspiré pour situer le Banquet.
Aristophane : poète comique à succès
Eryximaque : Médecin fils d’Acoumène (médecin comme lui) : érudit et pédant, organisateur du tour d’éloges d’Éros
Pausanias : amant d’Agathon ; il fait l’éloge de l’homosexualité et de la pédérastie ; il suit son amant lorsque celui-ci quitte Athènes (-408/-407). Sa sensualité est proverbiale à Athènes : il a une réputation de grossier, mais fait preuve de raffinement dans le discours
Phèdre : Jeune athénien brillant et riche, fils de Pythoclès du dème de Myrrhinonte, il accompagne Socrate dans le Phèdre, dialogue platonicien éponyme
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Court métrage de Pascal Szidon d’après le Banquet de Platon (189d-191d). Voix d’Aristophane : Jean-François Balmer. Traduction : Luc Brisson.
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Le discours d’Aristophane (189d-193d)
« Tu sais, Eryximaque« , reprit Aristophane, « J’ai l’intention de parler de l’amour tout autrement que toi et que Pausanias : il me semble que les hommes ont tout à fait ignoré la puissance d’Éros; s’ils la connaissaient, ils lui construiraient des temples grandioses et des autels, lui feraient des sacrifices somptueux; pour le moment, rien de tel en son honneur, alors qu’il le faudrait par-dessus tout.
Il est, de tous les dieux, le plus philanthrope, le protecteur des humains, et médecin de maux qui, s’ils étaient guéris, le plus parfait bonheur en résulterait pour la race des hommes. Je tenterai donc de vous exposer sa puissance, et vous l’enseignerez ensuite aux autres. Mais il vous faut d’abord apprendre la nature humaine et ses passions. En effet, notre nature originelle n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, loin de là.
D’abord il y avait trois genres, chez les hommes, et non pas deux comme aujourd’hui, le masculin et le féminin; un troisième était composé des deux autres: le nom en a subsisté, mais la chose a disparu : alors le réel androgyne, espèce et nom, réunissait en un seul être le principe mâle et le principe femelle; il n’en est plus ainsi, et le nom seul est demeuré, comme une injure. Ensuite, chaque homme avait la forme d’une sphère, avec le dos et les côtes en arc, quatre mains, autant de jambes, et deux faces reliées à un cou arrondi, tout à fait identiques; pour ces deux faces opposées, un seul crâne, mais quatre oreilles, les pudenda en double, et tout le reste, que l’on peut imaginer, sur le même modèle. Notre homme pouvait se promener où il voulait, comme aujourd’hui, en station droite; et quand il éprouvait le besoin de courir, il s’y prenait comme nos équilibristes qui font la grande roue en lançant leurs jambes en l’air : grâce aux huit membres sur lesquels ils prenaient appui, ils avançaient très vite en roulant. S’il y avait trois genres, et tels que j’ai dit, c’est que le premier, le mâle, était originellement fils du soleil, le second, femelle, tiré de la terre, et le troisième, participant des deux, de la lune, parce que la lune aussi a cette double participation.
Ils avaient, je l’ai dit, une forme sphérique, et se déplaçaient circulairement, de par leur origine; de là aussi venaient leur force terrible et leur vigueur. Ayant alors conçu de superbes pensées, ils entreprirent contre les dieux, et ce que dit Homère d’Éphialte et d’Otos, que ceux-ci entreprirent de monter jusqu’au ciel pour attaquer les divins, on le dit aussi d’eux. Alors Zeus et les autres dieux délibérèrent sur le châtiment à leur infliger, et ils ne savaient que faire : pas moyen de les tuer, comme pour les géants, de les foudroyer et d’anéantir leur race – ce serait supprimer les honneurs et le culte que leur rendent les hommes – ni de tolérer leur insolence.
Après une pénible méditation, Jupiter donna enfin son avis: » Je crois qu’il y a un moyen pour qu’il reste des hommes et que pourtant, devenus moins forts, ceux-ci soient délivrés de leur démesure; je m’en vais couper chacun en deux, ils deviendront plus faibles, et, du même coup, leur nombre étant grossi, ils nous seront plus utiles; deux membres leur suffiront pour marcher; et s’ils nous semblent récidiver dans l’impudence, je les couperai encore en deux, de telle sorte qu’il leur faudra avancer à cloche-pied. » Sitôt dit, sitôt fait : Zeus coupa les hommes en deux, comme on coupe la comme pour la faire sécher, ou l’oeuf dur avec un cheveu. Chacun ainsi divisé, il prescrivit à Apollon de lui tourner le visage, et sa moitié de cou du côté de la coupure, afin qu’à se bien voir ainsi coupé, I’homme prît le sens de la mesure; pour le reste qu’il le guérît ! Apollon donc retourna le visage, et tira de partout sur cc qu’on appelle maintenant le ventre, serra comme sur le cordon d’une bourse autour de l’unique ouverture qui restait, et ce fut ce qui est maintenant appelé le nombril. Quant aux plis que cela faisait, il les effaça pour la plupart, il modela la poitrine, avec un outil assez semblable à celui dont usent les cordonniers pour aplanir les cuirs sur la forme; mais il laissa quelques plis, sur le ventre, autour du nombril, destinés à lui rappeler ce qu’il avait subi à l’origine.
Une fois accomplie cette division de la nature primitive, voilà que chaque moitié, désirant l’autre, allait à elle; et les couples, tendant les bras, s’agrippant dans le désir de se réunir, mouraient de faim et aussi de paresse, car ils ne voulaient rien faire dans l’état de séparation. Lorsqu’une moitié périssait, la seconde, abandonnée, en recherchait une autre à qui s’agripper, soit qu’elle fût une moitié de femme complète – ce que nous appelons femme aujourd’hui -, soit la moitié d’un homme, et la race s’éteignait ainsi.
Pris de pitié, Zeus imagine alors un moyen : il déplace leurs sexes et les met par devant – jusque-là ils les avaient par derrière, engendrant et se reproduisant non les uns grâce aux autres, mais dans la terre comme font les cigales. Il réalisa donc ce déplacement vers l’avant, qui leur permit de se reproduire entre eux, par pénétration du mâle dans la femelle, et voici pourquoi : si, dans l’accouplement, un mâle rencontrait une femelle, cette union féconde propagerait la race des hommes; si un mâle rencontrait un mâle, ils en auraient bien vite assez, et pendant les pauses, ils s’orienteraient vers le travail et la recherche des moyens de subsister. De fait, c’est depuis lors, que l’amour mutuel est inné aux hommes, qu’il réassemble leur nature primitive, s’attache à restituer l’un à partir du deux, et à la guérir, cette nature humaine blessée.
Chacun de nous est donc comme un signe de reconnaissance, la moitié d’une pièce, puisqu’on nous a découpés comme les soles en deux parts; et chacun va cherchant l’autre moitié de sa pièce : tous ceux, alors, parmi les hommes, qui proviennent de l’espèce totale, de ce que l’on appelait l’androgyne, aimant les femmes; la plupart des hommes adultères ont même origine, ainsi que les femmes qui aimant les hommes et celles qui trompent leurs maris. Pour les femmes qui sont issues de la division d’une femme primitive, elles ne prêtent pas spontanément attention aux hommes, se tournent plu tôt vers les autres femmes, et ce sont nos tribades. Enfin, tous ceux qui proviennent de la division d’un pur mâle, ceux-là chassent le mâle; tant qu’ils sont enfants, en vraies petites tranches de mâle, ils recherchent les adultes, aiment à coucher avec eux et se faire embrasser, et ce sont les meilleurs, entre les garçons et les jeunes gens, parce que les plus proches du courage viril; on a tort de les dire impudiques; ce n’est pas l’impudeur qui les meut mais la hardiesse, le courage, la crânerie virile, dans la recherche de ce qui leur ressemble; et en voici une bonne preuve : au terme de leur développement, ils sont les seuls à s’occuper de politique; à l’âge viril, ils aiment les garçons, et s’ils songent à se marier, à faire des enfants, ce n’est pas spontanément, mais sous la contrainte de l’usage; leurs goûts les portent plutôt à vivre entre eux, et sans mariage, de toute nécessité, un homme de cette espèce doit aimer les garçons et rechercher l’amour, en s’attachant à ce qui a même origine que lui.
Ainsi lorsque les amants – amoureux des garçons, ou dans tout autre amour – ont rencontré justement la moitié qui est la leur, c’est miracle comme ils sont empoignés par la tendresse, le sentiment de parenté, et l’amour; ils ne consentent plus à se diviser l’un de l’autre, pour ainsi dire, même un instant. Et tels sont bien ceux qui demeurent ensemble jusqu’au terme de leur vie, et qui ils pourraient même pas définir ce qu’ils attendent l’un de l’autre ! Il est invraisemblable que la jouissance physique explique leur si vif désir d’être ensemble : leurs âmes, de toute évidence, désirent autre chose, qu’ils ne peuvent pas dire, mais qu’ils pressentent et insinuent. Si Héphaistos, lorsqu’ils se tiennent ensemble, leur apparaissait, tenant ses outils et leur disait: » hommes ! que cherchez-vous à devenir en vous unissant ainsi ? « … et si, devant leur embarras il leur demandait, de nouveau: » n’est-ce pas là votre désir, de vous assimiler l’un à l’autre autant que possible, et de ne vous quitter ni la nuit ni le jour ? Si c’est bien ce que vous voulez, je veux bien, moi, vous fondre ensemble, vous river l’un à l’autre, et des deux que vous êtes faire un seul : ainsi tant que vous vivrez, ce sera comme un seul être d’une commune vie, et lorsque vous mourrez, même là-bas, chez Hadès, vous ne serez pas deux morts, mais une ombre unique. Réflechissez, si c’est là votre amour et si cet avenir vous comble… »
Alors nous savons bien qu’en réponse aucun amant ne dirait non, ni ne manifesterait d’autre désir; il croirait avoir entendu la simple expression de son propre désir d’une réunion et combinaison en un seul, de deux qu’ils étaient, avec ce qu’il aime. La cause s’en trouve dans notre primitive nature, dans la totalité qui faisait notre être; et le désir, la chasse de cette totalité s’appelle l’amour; auparavant, je l’affirme, nous étions un, et maintenant, pour notre injustice, nous avons été divisés par les dieux, comme les Arcadiens par Lacédémone. Il est donc à redouter, si nous manquons de mesure à l’égard des dieux, qu’ils ne nous coupent derechef en deux, et que nous ne restions semblables à ces figures sur les stèles, coupées suivant le profil du nez, ou comme les demi-jetons qui permettent de se reconnaître ! Autant de motifs qui engagent tout homme à la piété envers les dieux, et à y exhorter son prochain, afin d’échapper à cc que l’on redoute et d’atteindre ce que l’on désire, comme fait Éros notre guide et notre chef, que nul n’entre en conflit avec lui – et ce conflit éclate dès que nous concourons la haine divine – mais si nous retrouvons les faveurs du dieu, si nous nous réconcilions avec lui, nous découvrirons et approcherons l’autre partie de nous-mêmes nos amours, aventure qui arrive à bien peu aujourd’hui ! Et je prie Éryximaque de ne pas faire le railleur en prétendant que je veux parler de Pausanias et d’Agathon – peut-être bien qu’ils sont du nombre de ceux dont je parle, et que tous deux possèdent cette nature mâle – mais je parle de tous hommes et femmes, et j’assure que notre race atteindrait au bonheur si seulement nous allions au bout de notre amour, et si chacun, rencontrant les amours qui sont faites pour lui, revenait à sa nature originelle. Si tel est le bien suprême, nécessairement, parmi tous les objectifs aujourd’hui à notre portée, celui qui s’en rapproche le plus est le plus beau : et c’est de rencontrer l’ami naturel de son coeur. Notre hymne à la cause divine de cette rencontre, comment ne monterait-il pas vers Éros qui présentement nous est le plus utile, car il nous guide vers ce qui est fait pour nous et, quant à l’avenir, si nous gardons la piété envers les dieux, il nous apporte l’espérance supérieure d’une restitution de notre nature originelle, d’une guérison qui nous donnera le bonheur et la joie ? »
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Ainsi, selon ce texte, il existerait dans ce monde, un double, une part manquante de nous-même que nous devrions impérativement retrouver pour reconstituer notre intégrité première, notre unicité perdue. Le désir, l’amour, seraient issus de la nostalgie de cette complétude des origines et ceux qui ne retrouveraient pas leur moitié resteraient des êtres incomplets et inaccomplis, frustrés et malheureux. Ce désir de fusion ne trouve pas sa source et sa finalité dans les seuls délices de « l’union sexuelle » mais est une union totale de type symbiotique qui vise à reconstituer l’unité première. Que de malheurs et de désespoirs ont résultés de cette interprétation des rapports humains façonnée par ce mythe. Toute la culture occidentale sera marquée par cette recherche éperdue qui sous le nom d’amour idéal et absolu, ou d’amour «romantique» conditionnera les relations à l’intérieur des couples. La plupart de nous n’en sommes pas sortis et cela reste l’une des illusions les plus chères au cœur de l’homme.
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