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Plus fort que « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » de Mallarmé…
cheval pris par les glaces, Fontaine des Terreaux à Lyon
L’écrivain italien Curzio Malaparte, dans son roman Kaputt (1943), relate l’anecdote suivante présumée survenue en 1942, lors du siège de Léningrad. Le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie déclenche avec l’opération Barbarossa l’invasion de l’Union soviétique. Après une série de victoires, les troupes allemandes atteignent le fleuve Louga et menacent Léningrad. Des troupes germano-finlandaises ont entre-temps effectuées une percée dans l’isthme de Carélie que la Finlande a du céder à l’Union soviétique quelques années plus tôt à l’issue de la guerre russo-finlandaise. Le 16 juillet, les troupes finlandaises sont à Sortavala, au nord du lac Ladoga encerclant les troupes soviétiques dont une partie s’échappe par la mer.
Siège de Léningrad – Carte du front
Lac Ladoga gelé – photo Anton Skopin
Au fond de ce paysage de sons, de couleurs, d’odeurs, dans une déchirure de la forêt, on voyait l’éclair d’on ne savait quoi de terne, d’on ne savait quoi de luisant comme le tremblotement d’une mer irréelle : le Ladoga, l’immense étendue gelée du Ladoga.
Kaputt (extrait) – Les chevaux du lac Ladoga
« (…) Après avoir passé la forêt de Vuoksi, les avant-gardes finlandaises arrivèrent au seuil de la sauvage, de l’interminable forêt de Raikola. La forêt était pleine de troupes russes. presque toute l’artillerie soviétique du secteur septentrional de l’isthme de carélie, pour échapper à l’étreinte des soldats finnois, s’était jetée dans la direction du Ladoga dans l’espoir de pouvoir embarquer pièces et chevaux sur le lac pour les mettre en sûreté de l’autre côté. (…) chaque heure de retard risquait d’être fatale, car le froid était intense, furieux, le lac pouvait geler d’un moment à l’autre et déjà les troupes finlandaises, composées de détachements de sissit *, s’insinuaient dans les méandres de la forêt, faisaient pression sur les russes de toutes parts, les attaquaient aux ailes et sur les arrières.
Le troisième jour un énorme incendie flamba dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. Les sissit assiégeaient l’incendie, tiraient sur le mur de flammes et de fumée, empêchant toute sortie. Fous de terreur, les chevaux de l’artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du lac et se jetèrent dans l’eau.
Le lac, à cet endroit, est peu profond : pas plus de deux mètres, mais à une centaine de pas du rivage, le fond tombe à pic. Serrés dans cet espace réduit (à cet endroit le rivage s’incurve et forme un petite baie) entre l’eau profonde et la muraille de feu, tout tremblants de froid et de peur, les chevaux se groupèrent en tendant la tête hors de l’eau. Les plus proches de la rive, assaillis dans le dos par les flammes, se cabraient, montaient les uns sur les autres, essayant de se frayer un passage à coups de dents, à coups de sabots. Dans la fureur de la mêlée, ils furent pris par le gel.
Le vent du Nord survint pendant la nuit (le vent du Nord descend de la mer de Mourmansk, comme un Ange, en criant, et la terre meurt brusquement). Le froid devint terrible. Tout à coup, avec un son vibrant de verre qu’on frappe, l’eau gela. La mer, les lacs, les fleuves gèlent brusquement, l’équilibre thermique se brisant d’un moment à l’autre. Même l’eau de mer s’arrête au milieu de l’air, devient une vague de grace courbée et suspendue dans le vide.
Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles de sissit, aux cheveux roussis, aux visages noir de fumée, s’avançant précautionneusement sur la cendre encore chaude à travers le bois carbonisé, arrivèrent au bord du lac, un effroyable et merveilleux spectacle s’offrit à leurs yeux. Le lac était comme une immense plaque de marbre blanc sur laquelle étaient posées des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Les têtes semblaient coupées net au couperet. Seules, elles émergeaient de la croûte de glace. Toutes les têtes étaient tournées vers le rivage. Dans les yeux dilatés on voyait encore briller la terreur comme une flamme blanche. Près du rivage, un enchevêtrement de chevaux férocement cabrés émergeait de la prison de glace.
Puis vint l’hiver. Le vent du Nord balayait la neige en sifflant. La surface du lac était toujours nette et lisse comme pour un concours de hockey sur glace. Au cours des jours ternes de cet hiver interminable, vers midi, quand un peu de pâle lumière pleut du ciel, les soldats du colonel Merikallio descendaient au lac, et s’asseyaient sur les têtes des chevaux. On eut dit les chevaux de bois d’un carrousel. (…)
Parfois nous descendions au lac, nous aussi, Svartström et moi, pour aller nous asseoir sur les têtes de chevaux. Le coude appuyé sur la dure crinière de glace, Svartström tapait sa pipe éteinte sur la paume de sa mains et regardait fixement devant lui à travers l’étendue argentée du lac gelé. (…) Il regardait les têtes de chevaux qui sortaient de la plaque de glace, ces têtes mortes à crinière glaciale, dure comme du bois, ces yeux brillants et dilatés, pleins de terreur. Il caressait d’une main légère les museaux tendus, les naseaux exsangues, les lèvres contractées par un hennissement désespéré (ce hennissement enfoui dans la bouche remplie d’écume glacée). Nous nous en allions en silence et flattions, en passant, le crinières blanches de grésil. Le vent soufflait doucement sur l’immense plaque de marbre. »
Curzio Malaparte, Kaputt, 1943
* sissit : éclaireurs et membres de la guérilla finlandaise.
Chevaux de glace – auteur Guy Bacca
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article lié :
- Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, poésie de Stéphane Mallarmé, c’est ICI
publication :
Curzio Malaparte
Kaputt
Traduit de l’italien par Juliette Bertrand
Collection Folio (n° 237), Gallimard
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