Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie, Verse l’amour brûlant à la terre ravie, Et, quand on est couché sur la vallée, on sent Que la terre est nubile et déborde de sang ; Que son immense sein, soulevé par une âme, Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme, Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons, Le grand fourmillement de tous les embryons !
Et tout croît, et tout monte !
– Ô Vénus, ô Déesse ! Je regrette les temps de l’antique jeunesse, Des satyres lascifs, des faunes animaux, Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux Et dans les nénufars baisaient la Nymphe blonde ! Je regrette les temps où la sève du monde, L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts Dans les veines de Pan mettaient un univers ! Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ; Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ; Où, debout sur la plaine, il entendait autour Répondre à son appel la Nature vivante ; Où les arbres muets, berçant l’oiseau qui chante, La terre berçant l’homme, et tout l’Océan bleu Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu ! Je regrette les temps de la grande Cybèle Qu’on disait parcourir, gigantesquement belle, Sur un grand char d’airain, les splendides cités ; Son double sein versait dans les immensités Le pur ruissellement de la vie infinie. L’Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie, Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux. – Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses, Et va, les yeux fermés et les oreilles closes. Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi, L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi ! Oh ! si l’homme puisait encore à ta mamelle, Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ; S’il n’avait pas laissé l’immortelle Astarté Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume, Montra son nombril rose où vint neiger l’écume, Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs, Le rossignol aux bois et l’amour dans les coeurs !
II
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère, Aphrodite marine ! – Oh ! la route est amère Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ; Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! – Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste. Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste, Parce qu’il a sali son fier buste de dieu, Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu, Son cors Olympien aux servitudes sales ! Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles Il veut vivre, insultant la première beauté ! – Et l’Idole où tu mis tant de virginité, Où tu divinisas notre argile, la Femme, Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme Et monter lentement, dans un immense amour, De la prison terrestre à la beauté du jour, La Femme ne sait plus même être courtisane ! – C’est une bonne farce ! et le monde ricane Au nom doux et sacré de la grande Vénus !
III
Si les temps revenaient, les temps qui sont venus ! – Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! Au grand jour, fatigué de briser des idoles, Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux, Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux ! L’Idéal, la pensée invincible, éternelle, Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle, Montera, montera, brûlera sous son front ! Et quand tu le verras sonder tout l’horizon, Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte, Tu viendras lui donner la Rédemption sainte ! – Splendide, radieuse, au sein des grandes mers Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers L’Amour infini dans un infini sourire ! Le Monde vibrera comme une immense lyre Dans le frémissement d’un immense baiser !
– Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser.
Ô ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière ! Et le rayon soudain de la beauté première Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair ! Heureux du bien présent, pâle du mal souffert, L’Homme veut tout sonder, – et savoir ! La Pensée, La cavale longtemps, si longtemps oppressée S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !… Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi ! – Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ? Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ? Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ? Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ? Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse, Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ? – Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève, D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature Le ressuscitera, vivante créature, Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?…
Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères ! Singes d’hommes tombés de la vulve des mères, Notre pâle raison nous cache l’infini ! Nous voulons regarder : – le Doute nous punit ! Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile… – Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !…
Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts Dans l’immense splendeur de la riche nature ! Il chante… et le bois chante, et le fleuve murmure Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !… – C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !…
IV
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! Ô renouveau d’amour, aurore triomphale Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros, Kallipyge la blanche et le petit Éros Effleureront, couverts de la neige des roses, Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses ! – Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots, Blanche sous le soleil, la voile de Thésée, Ô douce vierge enfant qu’une nuit a brisée, Tais-toi ! Sur son char d’or brodé de noirs raisins, Lysios, promené dans les champs Phrygiens Par les tigres lascifs et les panthères rousses, Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses. – Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague. Il tourne lentement vers elle son oeil vague ; Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur, Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt Dans un divin baiser, et le flot qui murmure De son écume d’or fleurit sa chevelure. – Entre le laurier-rose et le lotus jaseur Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ; – Et tandis que Cypris passe, étrangement belle, Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins, Étale fièrement l’or de ses larges seins Et son ventre neigeux brodé de mousse noire, – Héraclès, le Dompteur, qui, comme d’une gloire, Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion, S’avance, front terrible et doux, à l’horizon !
Par la lune d’été vaguement éclairée, Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus, Dans la clairière sombre où la mousse s’étoile, La Dryade regarde au ciel silencieux… – La blanche Séléné laisse flotter son voile, Craintive, sur les pieds du bel Endymion, Et lui jette un baiser dans un pâle rayon… – La Source pleure au loin dans une longue extase… C’est la Nymphe qui rêve, un coude sur son vase, Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé. – Une brise d’amour dans la nuit a passé, Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres, Majestueusement debout, les sombres Marbres, Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid, – Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !
Arthur Rimbaud, 29 avril 1870
Rimbaud n’avait que 16 ans quand il a écrit ce poème…
Rimantas Dichavicius, ce photographe lituanien qui a commencé sa carrière à l’ère soviétique, né en 1937, est l’un de mes photographes préféré. Son thème de prédilection est la femme dans la nature et ses photographies à la fois si pures et sensuelles m’ont semblé dignes d’accompagner ce poème de Rimbaud. Je ne résiste pas à vous livrer l’une de ses professions de foi qui préface l’un de ses livres et qui fait écho à ce poème :
The present publication is like a poem of images through which attempt was made to portray youth — its unique beauty, its blazing radiance and its dreams. Youth which runs barefooted on the paths and in the meadows of a native country, or along a sandy seashore. Youth which is caressed by sun rays and by a cool Baltic wave. Youth needs no adornments either gold or gems. Youth itself like a pearl radiates purity and life. However, youth can be percepted only restrocpectively and from a distance. Man has been always and everywhere searching for beauty — in the verdure and in the peaceful flight of a bird, in glazing sunrises and sunsets, in a slender waist line of a beloved woman. However, the relentless flow of time changes everything. Beauty as well. Nothing but art is able to best reflect beauty, to immortalise and preserve it for future generations. What does beauty give to the man, why does he strive for it ? A scientist, philosopher, artist, teen-ager or an old sage, everyone would answer differently, and, still, everyone would be right.
As beauty is truth. Beauty is perfection. Beauty is the acme* of nature’s creation. Beauty is the trace of a genius. Beauty is a miracle. Beauty is a spiritual radiance. Beauty is love. Beauty is virtue. Feminine beauty is a miracle of nature. It accompanies love, and love means coming in touch with eternity
Rimantas Dichavicius
L’acmé : (du grec ancien ἀκμή, « apogée ») désigne le point extrême d’une tension, d’un propos ou d’une situation. Appliqué à une civilisation, le terme évoque son apogée.
Cette dame n’était ni cochon ni femme Elle n’était pas faite sur un modèle humain ; Ni vivante, ni morte. Sa main et son pied gauches étaient chauds au toucher ; Main et pied droits, comme chair de cadavre ! Elle chantait comme un glas — dong ! dong ! dong ! Les cochons avaient peur, et la regardaient de loin ; Les femmes la craignaient, et restaient bien au loin. Elle pouvait rester sans dormir un an et un jour, Dormir comme cadavre, un mois et plus. Nul ne savait de quoi elle se nourrissait — De glands ? De chair ?
Certains disent qu’elle est l’un de ces porcs maudits qui nageaient dans la mer de Génésareth corps de bâtarde et âme démoniaque. D’autres disent qu’elle est l’épouse du Juif errant, qui avait enfreint la Loi pour l’amour de la viande de porc, et affublée d’une face de porc pour avoir fait le mauvais choix, Qu’à présent soit sa honte et sa punition à venir.
We had started a little too late; Madame grew unwontedly fatigued and sat down to rest on a stile before we had got half-way; and there she intoned, with a dismal nasal cadence, a quaint old Bretagne ballad, about a lady with a pig’s head :
Ballad of Brittany
This lady was neither pig nor maid, And so she was not of human mould; Not of the living nor the dead. Her left hand and foot were warm to touch; Her right as cold as a corpse’s flesh! And she would sing like a funeral bell, with a ding-dong tune. The pigs were afraid, and viewed her aloof; And women feared her and stood afar. She could do without sleep for a year and a day; She could sleep like a corpse, for a month and more. No one knew how this lady fed— On acorns or on flesh.
Some say that she’s one of the swine-possessed, That swam over the sea of Gennesaret. A mongrel body and demon soul. Some say she’s the wife of the Wandering Jew, And broke the law for the sake of pork; And a swinish face for a token doth bear, That her shame is now, and her punishment coming.’
Print of a pig-faced woman from The Illustrated Police News, 1882
Les légendes de la femme à la tête de porc sont apparues au même moment en Hollande, en Angleterre et en France à la fin des années 1630 et un peu plus tard en Irlande et mettaient en scène une femme très riche qui avait un corps normal mais dont la tête était celle d’un porc. Cette légende a été relancée en 1865 par Sheridan Le Fanu dans son roman Uncle Silas dans lequel il est question d’une jeune et riche héritière, Maud Ruthyn, qui vit dans une maison isolée et pour laquelle plusieurs hommes qui en veulent à sa fortune intriguent. Le livre comporte une « ballade de Bretagne » sur le thème de la Femme à tête de porc que son intrigante gouvernante Madame de la Rougierre chante à la jeune Maud.
D’origine huguenote, Sheridan Le Fanu (1814-1873) est un écrivain irlandais maître du récit fantastique. Son roman le plus connu, Uncle Silas, publié en 1864 et régulièrement cité dans les annales de la littérature policière, est considéré comme son chef-d’œuvre. L’intérêt de ce roman tient en partie au fait qu’il met en exergue une figure majeure de la pensée au XVIIIe siècle, le scientifique, philosophe et théologien suédois Emmanuel Swedenborg qui avait fortement influencé Le Fanu avec ses théories illuministes et néo-platonicienne qui défendait l’idée qu’à tout objet réel corresponde un double spirituel.
Pour lire Uncle Silas en version originale anglaise, c’est ICI (Project Gutenberg)
« Innocence » : L’innocence est une notion désignant une caractéristique propre à une personne ingénue ou bien n’ayant jamais effectué d’acte dit coupable c’est-à-dire ayant nuit à quelque chose ou à quelqu’un. L’étymologie d’« innocence » est rattachée à la racine indo-européenne Nek-, Nok- qui veut dire « causer la mort de quelqu’un » et qui a donné « noyer » puis « nocif », « nuisible ». La composition avec le privatif in-donne ainsi à « innocence » pour signification étymologique « non-nuisible », nuisible au sens de « causer la mort de quelqu’un ».
Concernant l’article précédent qui portait sur une interprétation toute personnelle d’une photo de deux écolières prise en 2004 à Banda Aceh en Indonésie que je reproduis de nouveau ci-dessus, Abel, l’un de mes interlocuteurs, trouve que j’en fait trop allant chercher de l’idéologie islamique là où il n’y a somme toute que de l’innocence et de la normalité. Il ne voit dans l’accoutrement de ces deux petites filles qu’un désir de parents de « bien habiller leurs enfants pour aller à l’école dans la dignité comme partout dans le monde » et que cela n’a « rien à voir avec la religion et l’idée de pureté » mais « plutôt avec l’idée d’enfance, d’innocence », de la même manière « qu’un petit garçon acehnais sera pareillement bien habillé en allant à l’école en uniforme ». Bref, je n’avais rien compris avec mon regard de français laïcard obtus intolérant (et sans doute un tantinet islamophobe) et j’aurais été « moins surpris si ces enfants avaient eu l’air de petits sauvages, pleins de boues et de cambouis, [ce] qui aurait été plus en accord avec l’environnement ???? ».
« Innocence », non-atteinte à l’intégrité d’autrui, ce qui implique respect de l’autre et tolérance. Je ne doute pas que ces deux enfants soient innocents, que cette innocence dont ils font preuve nous attendrit et nous bouleverse et que pour cette raison elle est contagieuse et que l’on voudrait ardemment qu’à partir de cette innocence le reste du tableau soit tout aussi positif et merveilleux… Mais ce désir risque de troubler notre jugement au point que certains ne sont plus capables de discerner dans l’accoutrement « innocent » de ces deux enfants, le hijab, ce foulard islamique qui masque les cheveux, les oreilles, le cou, et parfois les épaules pour la plus jeune et le jilbab qui couvre en totalité le reste du corps pour la plus grande et ces vêtements n’ont malheureusement rien d’innocent…
jilbeb, jilbabou djilbab, ce « vêtement féminin large et ample composé d’une longue robe et d’une capuche couvrant les cheveux et l’ensemble du corps hormis les pieds et les mains fait pour cacher les formes de la femme. » originaire des pays du Golfe dont le port se retrouve dans certains pays où l’Islam est la religion majoritaire, comme l’Indonésie ou l’Iran où il est connu sous le nom de tchador (selon la définition de Wikipedia).
Les musulmans conservateurs qui prônent ou imposent ces vêtements aux femmes ou des vêtements encore plus « couvrants » justifient leur action par une interprétation jugée par certains tendancieuse et restrictive de certains textes du Coran. C’est ainsi que selon l’écrivain et universitaire américain d’origine iranienne Reza Aslan (Le Miséricordieux : la véritable histoire de Mahomet et de l’islam) l’emblème devenu aujourd’hui le signe le plus distinctif de l’islam, le port du voile, n’est prescrit nulle part de manière explicite dans le Coran aux femmes musulmanes : L’oumma (la communauté des croyants) ignora toute tradition du voile jusque vers 627, date à laquelle le « verset du hijab » pris de court la communauté. Ce verset, cependant, ne s’adressait pas aux femmes en général, mais exclusivement aux épouses de Mahomet.
Ô vous qui croyez ! N’entrez pas dans les demeures du Prophète sans avoir obtenu la permission d’y prendre un repas […] Quand vous êtes invités, entrez et retirez-vous après avoir mangé […] Quand vous demandez quelque objet aux épouses du Prophète, faites-le derrière un voile (hijab). Cela est plus pur pour vos cœurs et pour leurs cœurs. Coran 33; 53.
Reza Aslan explique cette restriction par le fait que la demeure de Mahomet était devenue le centre de la vie religieuse et sociale de l’oumma et qu’elle était parcourue à toute heure du jour par des visiteurs dont les tentes se dressaient dans la cour ouverte à quelques mètres seulement des appartements où dormaient les épouses du Prophète. Cette situation dont on pouvait s’accommoder lorsque Mahomet n’était qu’un cheikh tribal était devenue intenable en 627 dés lors qu’il était devenu le chef d’une vaste communauté en expansion rapide et la nécessité se fit jour d’instituer une sorte de ségrégation pour préserver l’inviolabilité de ses épouses. C’est ainsi que fut adopté le port du voile, emprunté pour l’occasion aux femmes iraniennes et syriennes des classes supérieures.
Et dis aux croyantes qu’elles baissent leurs regards, et qu’elles gardent leur chasteté, et qu’elles ne montrent de leurs parures que ce qui en paraît, et qu’elles ne montrent leurs parures qu’à leur mari, ou à leur père, ou au père de leur mari, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou à leurs compagnes, ou aux esclaves que leurs mains possèdent, ou aux domestiques mâles qui n’ont pas le désir, ou aux garçons qui n’ont pas encore puissance sur les parties cachées des femmes… (Coran, sourate « la lumière » n 24, verset n 31).
Pour l’intellectuelle marocaine Asma Lamrabet il existe dans le Coran sept occurences du mot hidjab qui renvoient invariablement au sens de « rideau, séparation, cloison » autrement dit, tout ce qui qui, dans une pièce, cache et dissimule quelque chose. Il s’agit des versets 7; 46 / 17; 45 / 19; 17 / 38; 32 / 41; 5 / 42; 51 et 33; 53.
« Quand tu récites le Coran, Nous plaçons un rideau invisible (Hijab) entre toi et ceux qui ne croient pas à la vie future » Coran 17 ;45.
« Il n’est pas donné à un homme, que Dieu lui parle directement, si ce n’est pas inspiration ou derrière un voile (Hijab) ou par l’envoi d’un messager qui lui révèle, par Sa permission, ce qu’il veut. » Coran 42 ; 51.
Les explications qu’Asma Lamrabet donne sur l’origine historique du hidjab et la signification de ce dernier verset, le plus important de tous rejoignent celles de Reza Aslan : c’est la nécessité de dresser un Hijabou rideau entre les hommes étrangers qui rentraient dans la demeure du prophète et ses épouses dans le but de leur préserver le respect qui leur était du qui est à son origine. Il existe dans le Coran un autre verset qui utilise un autre terme que hidjab avec le sens exact de foulard ou écharpe. Il s’agit du terme de khoumourihina qui est le pluriel du mot khimar qui signifie la « simple écharpe ou foulard. » que portaient en ce temps là les femmes dans la péninsule arabique mais aussi dans toutes les autres civilisations de l’époque. (lire absolument à ce sujet son texte : Le « voile » dit islamique : une relecture des concepts – Extrait du livre « Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ? : c’est ICI ). Le problème, lorsque l’on lit les textes coraniques est que hijab est traduit le plus souvent par « voile » et que cette traduction est porteuse d’une connotation idéologique qui influence la compréhension du texte.
« …Dis également aux croyantes de ne laisser paraître de leurs beauté (zinatouhouna) que ce qui en paraît et de rabattre leurs écharpes (khoumourihina) sur leur poitrine (jouyoubihina) et à ne montrer leurs atours qu’à leurs époux, leurs pères, leurs beaux pères, leurs fils, leurs frères, leurs neveux… Dis leur encore de ne pas frapper le sol de leurs pieds pour ne pas montrer leurs atours cachés » Coran 24 ;31
Ces deux termes hidjab et khimar ont été utilisés dans le Coran pour qualifier ce qui voile, masque et protège quelque chose. Pour Asma Lambaret, le fait d’avoir utilisé par la suite le terme de hidjab en remplacement de ce qui est désigné comme un simple foulard traduit la volonté de séparer la femme du reste du corps social : « On a imposé le « hidjab » aux femmes musulmanes dans son sens de « séparation » afin de bien indiquer à ce dernières où est leur place dans ala société, autrement dit afin de les cantonner, au nom de l’islam, dans la relégation et l’ombre, loin de la sphère sociopolitique. » Elle oppose le « hidjab » restrictif imposé par les hommes au « khimar » choisi délibérément par les premières musulmanes comme signe de visibilité sociale. (Le Monde des Religions– n°79 sept.oct. 2016)
Il existe un autre terme dans le Coran qui désigne la cape ou la mante qui couvrait anciennement les épaules, le Jilbàb.
« Ô Prophète! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles leurs grands voiles (jalâbihinna) : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées. Allah est Pardonneur et Miséricordieux. » Coran 59; 33
Jalâbihinna est le pluriel de Jilbàb qui désignait dans les temps anciens un vêtement « de dessus » ouvert sur le devant apparenté à la cape ou à la mante. Il n’avait donc pas à cette époque la même signification que le jilbab saoudien, cette longue robe le plus souvent noire utilisée par les saoudiennes ou par les musulmanes d’Iran et d’indonésie. C’est selon la définition ancienne qu’André Chouraqui traduit ce passage du Coran :
» Ohé, le Nabi, dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des adhérents, de resserrer sur elles leur mante, c’est pour elles le moyen d’être reconnues, et de ne pas être offensées, Allah, clément, matriciel. «
Alors, je persiste dans mon interprétation, si cette photo exprime une certaine innocence, cette innocence ne concerne que ces deux jeunes enfants mais certainement pas le système familial et socio-religieux qui leur impose un accoutrement que l’on est obligé de reconnaître qu’il est, si l’on veut être objectif, uniquement justifié par des motifs idéologiques et religieux. La recherche de la dignité de l’enfant à travers son habillement n’a rien à voir dans cette attitude sauf si l’on considère que l’expression de la dignité doit passer à tout prix sous les fourches caudines de la religion… Quels sont dans la religion musulmane ces fondements idéologiques sinon la volonté de l’homme, dans son propre intérêt, de préserver la femme de toute souillure et impureté et de la protéger des désirs concupiscents provoqués par son sexe ? Il n’est pas anodin que la plus âgée des jeunes filles a été affublée d’un vêtement plus ample et plus protecteur qui cache ses formes naissantes et va jusqu’à couvrir ces chevilles. Comment peut-on ne voir là qu’une expression de la dignité et de l’innocence de l’enfance et nier le fondement idéologique et religieux qui inspire ce comportement ? Cette référence à la pureté est encore affirmée par le choix du blanc immaculé pour les vêtements, choix pas vraiment pratique on l’admettra pour permettre le jeu de deux jeunes enfants dans un environnement boueux résultant de la saison des pluies.
J’assimile ces deux jeunes filles affublées de ce que je me vois obligé de qualifier d’uniforme religieux car il exprime un message et constitue une profession de foi aux enfants nazis embrigadés, aux anciens pionniers soviétiques ou aux enfants juifs orthodoxes, à tous ces enfants manipulés par des adultes que l’on programme et que l’on affuble, à qui on inculque des idéologies politiques ou religieuses et qui seront privés de tout esprit critique et de leur libre-arbitre. Les deux fillettes que l’on voit sur la photo accepteront-elles plus tard de gaîté de cœur de ne pouvoir enfourcher une motocyclette, de ne pouvoir sortir seule le soir après l’heure du couvre-feu et de ne pas côtoyer un garçon avant le mariage ? Iront-elles assister avec leurs enfants et applaudir aux séances de flagellation publiques des récalcitrants devant la mosquée de Banda Aceh ? On est loin, très loin, de l’expression de la dignité et de l’innocence…
Cette recherche de la part des parents et de la société d’une expression de dignité et d’innocence, on la retrouve chez d’autres écolières indonésiennes qui portent des vêtements « laïques » dans lesquels sont absentes toutes connotations religieuses comme le montrent ces quelques photos qui suivent prises dans le reste du pays. On ignore si ces enfants sont de confession musulmane, chrétienne ou bouddhiste ou si leurs parents sont athées et on ne veut pas le savoir. Le vêtement « laïque » est un signe d’ouverture, de possible, il est tout le contraire d’un repli sur soi identitaire et religieux qui est un enfermement. Pour moi le hijab et le jilbab portés par de jeunes enfants n’est aucunement un signe de « dignité » et « d’innocence » mais tout au contraire un signe d’aliénation, de manque d’ouverture, de repli sur soi, de refus d’évolution et de dépassement de l’humain. Il est le signe d’une société bloquée, repliée sur ses dogmes et incapable d’évoluer.
Quand aux garçons indonésiens, leur dignité et leur innocence s’expriment effectivement tout autant dans leur habillement mais contrairement aux filles sans aucune référence religieuse ni restriction, de manière exclusivement « laïque ». Privilège du sexe… Mais il est bien connu que le corps masculin est exempt de la capacité de susciter tout désir concupiscent chez la femme…
écoliers dans un village près de Banda Aceh – photo Enki
Je ne suis spécialiste ni de l’islam, ni de l’Indonésie comme Abel qui a passé plusieurs années en Indonésie notamment à Banda Aceh et effectué des séjours dans des pays arabes ou musulmans mais je m’informe et prends connaissance de récits de chercheurs ou de voyageurs qui connaissent ces pays et de faits signalés par les médias. Abel, à juste titre me rappelle que l’islam à Banda Aceh n’est (ou n’était) pas de tendance « intégriste » mais plutôt de tendance « conservatrice/traditionnelle » et qu’il convient de faire la différence entre l’islam « de tous les jours » de type conservateur/traditionnel sur le plan des valeurs familiales et sociales pratiqué par la majorité des acehanais et une minorité d’activistes islamistes radicaux qui s’agitent. À l’appui de ses dires, il cite l’exemple des volontaires islamistes de la « Brigade du Jihad » venus de Jakarta pour aider la population après le tsunami qui ont été chassés au bout de 3 mois par les acehanais car ils commencaient a prêcher un islam intégriste et des mamans acehnaises qui avaient chassé et remballé les « jeunes » de la soit-disante police charia (la citée dans notre article) qui abusaient de leur petit pouvoir.
Dont acte : la population acehanaise bien que « conservatrice/traditionnelle » pratiquerait un islam apaisé et s’opposerait aux dérives des intégristes. Cela était la situation en 2008 mais est-elle toujours la même aujourd’hui ? De nombreux signes montrent que la situation est en train de se dégrader dans l’Indonésie toute entière et à Banda Aceh en particulier. Dans de nombreux cas, on constate que c’est désormais la population elle-même qui « se fait justice » ou qui livre les contrevenants à la charia à sa police.
juillet 2015 : une femme est fouettée devant la mosquée de Banda Aceh. Le public filme la scène avec des smartphones.
Le 10 décembre 2011, la police indonésienne de la province d’Aceh a arrêté, placé en détention et en «rééducation» 64 punks qui participaient à un concert de charité destiné à lever de fonds pour un orphelinat. Iskandar Hasan, le responsable de la police d’Aceh a déclaré : « Le but est de les arracher à leurs comportement déviant… On doit les réhabiliter afin qu’ils aient un comportement convenable. Un traitement sévère est nécessaire ». Arrêtés, battus, rasés, débarrassés de leurs percings, de leurs cheveux et de leurs vêtements, les 64 punks ont été soumis à une discipline militaire et rééduqués pendant 10 jours selon le alois religieuses en vigueur en Indonésie.
Vingt six églises et cinq temples bouddhistes ont été fermés en 2012 à Aceh. (Observatoire de la liberté religieuse). Deux églises ont été brûlées en l’espace de trois mois dans le département d’Aceh Singkil en 2015. En octobre, des églises chrétiennes ont été attaquées par un groupe d’au moins 200 personnes dans le district d’Aceh Singkil après que les autorités locales eurent donné l’ordre de détruire 10 églises dans ce district, en citant des règlements pris au niveau de la province et du district pour restreindre les lieux de culte. Les assaillants ont incendié une église et tenté d’en attaquer une autre, avant d’en être empêchés par les forces de sécurité locales. Un assaillant a été tué pendant ces violences et 4 000 chrétiens environ ont fui immédiatement après en direction de la province de Sumatra-Nord. Dix personnes ont été arrêtées. Les autorités d’Aceh Singkil ont poursuivi leur projet de détruire les églises restantes. (Amnesty International)
La Commission nationale d’Indonésie sur les violences faites aux femmes (Komnas Perempuan) a souligné à plusieurs reprises les aspects « discriminatoires » de la charia à Aceh, encore que cela ait eu peu d’effet, la situation semblant empirer. Dans un communiqué publié en novembre 2014, la commission a noté le nombre croissant des mesures politiques à Aceh« qui présentes un caractère discriminatoire au nom de la religion et de la morale ». (EDA Eglises d’Asie)
En 2016, un homme et une femme non mariés n’auront bientôt plus le droit de circuler sur la même motocyclette à Aceh, selon une nouvelle réglementation introduite dans cette province appliquant la charia, a indiqué ce lundi un député local. Le Parlement du district d’Aceh Nord a approuvé la semaine dernière cette réglementation qui entrera en vigueur dans un an, a déclaré le parlementaire local Fauzan Hamzah, soulignant que les autorités faisaient «des efforts pour appliquer pleinement la charia». Auparavant, La ville de Banda Aceh avait imposer en 2015 un couvre-feu pour les femmes à partir de 11 h du soir près leur avoir interdit l’année précédente de monter à califourchon sur un deux-roues.
Pendant l’année 2015, au moins 108 personnes ont été fustigées en Aceh au nom de la charia, pour jeux d’argent, consommation d’alcool ou « adultère ». En octobre, le Code pénal islamique de l’Aceh est entré en vigueur. Il élargissait le champ d’application des châtiments corporels aux relations sexuelles entre personnes de même sexe et aux rapports intimes au sein de couples non mariés. Les contrevenants encouraient des peines pouvant atteindre respectivement 100 et 30 coups de bâton. Cet arrêté compliquait l’accès à la justice pour les victimes de viol, car c’était elles qui devaient désormais apporter des éléments prouvant le viol. Les fausses accusations de viol ou d’adultère étaient également passibles de fustigation. (Amnesty International)
En juin 2015, six membres de la minorité religieuse du Gafatar vivant dans la province de l’Aceh ont été reconnus coupables d’« insulte à la religion » en vertu de l’article 156 du Code pénal et condamnés à quatre ans d’emprisonnement par le tribunal du district de Banda Aceh. (Amnesty International)
14 juillet 2015 : une jeune femme accusée d’adultère, une quadragénaire et cinq étudiants sont fouettés en public de quatre coups de bâton de rotin devant la mosquée de Banda Aceh par la police de la charia. Les couples d’étudiants avaient été interpellés simplement parce qu’ils étaient seuls, ce qui est interdit à Aceh en dehors des liens du mariage. Un millier de personnes ont assisté à ce spectacle macabre. Une centaine d’habitants d’Aceh ont été fouettés en 2015.
le 12 avril 2016 dans le district de Takengon, région située au centre de la province d’Aceh, Remita Sinaga, une protestante âgée de 60 ans, a reçu publiquement 28 coups de canne pour avoir violé le code pénal islamique. Jugée pour avoir vendu de l’alcool et condamnée par le tribunal islamique de Takengon, … Elle a également été contrainte à passer les 47 jours de la durée de son procès en détention. C’est la première fois qu’une personne non musulmane subit une peine publique pour ne pas avoir respecté la charia, à Aceh.
Indonésie : deux siècles d’islamisme violent (Δ Asialyst, mai 2016) par Jean-Louis Margolin, maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l’Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l’Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).
Toutes ces photos oubliées, enfouies au plus profond des albums de famille ou des photothèques, plongées dans un lourd sommeil, toutes ces belles au bois dormant qui ne demandent qu’à s’éveiller… J’ai décidé de les exposer en pleine lumière et les fera renaître à la vie.
Fillettes de retour de l’école à Banda Aceh (Île de Sumatra, Indonésie), le 15 avril 2008 à 17h 34 (photo Enki)
Photo prise dans un village proche de Banda Aceh, la capitale de la province indonésienne de Nanggroe Aceh Darussalam située à l’extrémité nord de la l’Île de Sumatra où nous étions venu rendre visite à ma fille Emily et à son mari qui menaient une action humanitaire suite au tremblement de terre et au tsunami du 26 décembre 2004 qui avait ravagé la ville et causé la mort de près de 9.000 personnes (plus de 166.000 pour l’Indonésie et 250.000 pour l’ensemble de l’Asie du Sud-Est).
« Oh femmes ! Si vous êtes en dehors de votre maison, recouvrez votre intimité. Nous ne devons pas montrer notre beauté de manière incorrecte, c’est interdit dans l’islam » – Précepte énoncé par haut-parleur par les agents du WH, la police religieuse de Banda Aceh. (d’après Agnès De Féo : Aceh,une charia de complaisance)
J’avais été frappé par le contraste saisissant qui existait entre ces deux fillettes aux vêtements à la blancheur immaculée, le soin extrême qu’on avait apporté à l’établissement de leur tenue vestimentaire et le désordre et la saleté de leur environnement où les flaques d’eau boueuses jalonnaient le parcours qu’elles suivaient pour revenir de l’école. Dans ces conditions, la tenue de ces deux fillettes prenait le sens d’une affirmation religieuse, celle de l’exigence de pureté et de sa préservation. En même temps, comme tous les enfants, cette exigence ne les empêchait pas de se livrer, comme le montre la photo, au péché de gourmandise… L’islam à Banda Aceh est plutôt de tendance intégriste et reste soumis pour le droit familial à l’observance de la charia depuis 1991. L’implantation de l’islam dans dans la région date de la fin du XIIIe siècle et en Indonésie, on surnomme Aceh « l’antichambre de la Mecque » (Serambi Mekah). Une rébellion séparatiste a longtemps ensanglanté la province entre 1976 et 2005.
Suis enfin arrivé après une trop longue absence à mon cher K… Rien ne semble avoir changé depuis mon dernier séjour : mêmes murs massifs de granit gris usés par le temps, rongés par la mousse et le lichen que strient parfois les saillies fulgurantes d’un lierre belliqueux qui voue une haine tenace aux façades, même cacophonie sage des toitures d’ardoises grises et bleues que l’on confond avec le ciel lorsque celui se plombe de nuages sombres et lourds, mêmes massifs exubérants d’hortensias dont les tiges ploient sous le poids de leurslourdes efflorescences rouillées, même silence pesant et compact troublé seulement par l’aboiement d’un chien qui a vu en vous un intrus, le chant d’un coq saisi soudainement d’un délire existentiel ou par les cris rauques d’un banc de mouettes qui, pour une raison inconnue, ont jetées leur dévolu sur votre portion de ciel. Comme d’habitude, aucun être humain n’est visible dans les trois uniques ruelles qui traversent le hameau ainsi que dans les cours des anciennes fermes et jardins attenants mais vous pressentez que derrière les vitrages sombres des petits fenêtres encadrées de blocs de granit taillés et soigneusement jointoyés les regards scrutateurs d’êtres invisibles, qu’ils appartiennent au monde d’ici-bas ou à l’autre monde, ne perdent aucun de vos faits et gestes…
Rien ne semble avoir changé sauf un détail, invisible dans le paysage mais lourd de conséquences : le hameau est désormais couvert par un réseau de téléphone mobile et bénéficie même de la couverture 4G ! Dans le passé, pour pouvoir utiliser son mobile, il fallait monter au dernier étage de la vénérable demeure, jusque dans les combles, ouvrir un vasistas, escalader une chaise et après avoir réussi à extirper avec peine la moitié de son corps au travers du vasistas étroit, se dresser au-dessus de la toiture et tendre la main le plus haut possible pour tenter de capter un réseau hypothétique et capricieux. Voir jaillir de la toiture d’ardoise, tel un diable de sa boîte, une moitié de corps humain en pleine gesticulation et semblant entretenir une conversation avec un interlocuteur invisible était d’un comique du meilleur effet et nos correspondants au fait des conditions qui régissaient la communication ne manquaient pas de nous interpeller à ce sujet : « Je t’entends mal, peux-tu te pencher un peu plus ou même monter plus haut sur le faîtage…», J’avoue avoir éprouvé un regret face à cette avancée inattendue du « progrès » et ressenti la nostalgie pour ce qui nous apparaissait alors tout à la fois comme une gêne et une protection contre le monde extérieur. En fait, je m’aperçois aujourd’hui que j’appréciais hautement cette expérience cocasse, occasion unique donnée de partager pour un temps l’ordinaire des chats de gouttières en découvrant les toits de K… et le paysage qui l’accompagnait. L’abandon soudain de ce qui était devenu avec le temps un « rite » que nous avions fini par intégrer et qui faisait partie de notre histoire familiale était à n’en pas douter un petit pas de plus dans ce que certains ont nommé « le désenchantement du monde »…
J’avais, il y a quelques années, écrit un poème sur l’une de nos arrivées dans le hameau de K… et dans lequel je faisais allusion de manière imagée et humoristique à cette difficulté que nous éprouvions alors de communiquer avec le monde extérieur. Ecrit aujourd’hui, ce poème serait, assurément, totalement différent.
Havre de paix (version 2)
Sommes arrivés hier à K…. Les images, les bruits, la fureur, sont restés à l’entrée du village, bloqués par un cordon d’hortensias. Ils s’agitent et trépignent, tentant à tout prix de franchir les lignes. Rares sont ceux qui y parviennent, ils sont impitoyablement rattrapés… On nous les emmène sous bonne garde afin que nous décidions de leur sort.
Nous ne sommes pas cruels. La plupart sont simplement éconduits, mais ils arrivent que certains restent… Cela dépend de l’air du temps ou de notre humeur du moment. Pas de télévision, pas de téléphone. Lorsque nous ressentons le besoin de connaître les nouvelles du monde, il nous faut aller à la chasse au lépidoptère.
Dans les airs, au-dessus de la maison, volètent, en route pour l’Amérique, de grands papillons origamiques aux ailes faites de papier journal. * Y sont imprimées les nouvelles du jour, cours de la bourse et faits divers. En nous penchant par la lucarne, nous en capturons quelques-uns à l’aide du grand filet à fines mailles qu’on utilise pour pêcher la crevette.
Après lecture, nous les relâchons, Ce n’était qu’un prélèvement passager et il doivent accomplir leur voyage…
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000 * J’avais emprunté cette métaphore du papillon aux ailes en papier journal en hommage à l’un de mes poètes préférés, le poète suédois Tomas Tranströmer qui, dans son poème AIR MAIL (Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004) l’a utilisée avec son génie habituel.
AIR MAIL
À la recherche d’une boîte aux lettres je portais l’enveloppe par la ville. Ce papillon égaré voletait dans l’immense forêt de pierre et de béton.
Le tapis volant du timbre-poste les lettres titubantes de l’adresse tout comme ma vérité cachetée planaient à présent au-dessus de l’océan.
L’Atlantique argenté et reptile. Les barrières de nuages. le bateau de pêcheurs tel un noyau d’olive qu’on recrache. Et la cicatrice blafarde du sillage.
Le travail avance lentement ici-bas. Je lorgne souvent du côté de l’horloge. dans le silence cupide les ombres des arbres sont des chiffres obscurs.
La vérité repose par terre mais personne n’ose la prendre. la vérité est dans la rue. Et personne ne la fait sienne.
Vue sur le massif des Bauges du Crêt du Châtillon – photo Enki
Connaissez-vous le Semnoz ? C’est une montagne de hauteur moyenne (1.699 m) qui marque l’extrémité Nord-Est du massif des Bauges en limite d’Annecy et de son lac. De son sommet le point de vue sur la chaîne du Mont-Blanc et des Préalpes est remarquable. Elle a été surnommée pour cette raison « la montagne aux Annéciens » ou le « le Rigi de la Savoie ».
École de parapente au sommet du Semnoz (Crêt du Châtillon) – photos Enki, le 25/09/2016
Arrivée du Yep au sommet du Semnoz (Crêt du Châtillon) – photos Enki, le 25/09/2016
Chaque année, les clubs du Rotary Rhône-Alpes qui gèrent pour cette région les activités du « YEP » (Youth Exchange Programme) d’une durée d’une année entre des jeunes français de la région et de jeunes étrangers organisent un pique-nique au sommet du Semnoz suivi d’une traversée du lac dAnnecy : cette année, une cinquantaine de jeunes représentant une quinzaine de pays étrangers étaient présents : Australie, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Corée du Sud, États-Unis, Finlande, Inde, Indonésie, Japon, Mexique, Pologne, Thaïlande, Taïwan. Ces jeunes sont hébergés dix mois par des familles françaises dont les enfants du même âge sont hébergés en réciprocité par les parents de ces jeunes étrangers. Pour varier et enrichir l’expérience d’insertion de ces jeunes, ceux-ci ne restent pas plus de trois mois dans la même famille et suivent un cursus scolaire dans un lycée français.
William Henry Bartlett (1809-1854) est un illustrateur anglais né à Londres. Mis en apprentissage en 1822 chez John Britton, un architecte et antiquaire, en 1822, il y reçut une éducation à la fois théorique et pratique en étudiant et copiant des dessins architecturaux du passé et en visitant, avec Britton, des ruines anglaises célèbres ; il en fit des dessins détaillés qui devaient être gravés et devaient orner les propres publications de Britton. Au début, ces dessins étaient purement architecturaux, comme en témoignent ceux qui furent publiés dans le dernier tome de l’ouvrage en cinq volumes de Britton, The architectural antiquities of Great Britain […], paru à Londres en 1826 mais plus tard, en 1836, leur qualité paysagère poussèrent Britton à les publier dans un livre, Picturesque antiquities of the English cities […]. Bartlett a également illustré de ses nombreux dessins le livre de l’auteur écossais William Beattie, The Danube, its history, scenery, and topographie, paru à Londres en 1844. Bien que son apprentissage fut terminé, il continua à travailler comme compagnon pour Britton, tout en exécutant des dessins pour d’autres éditeurs londoniens, c’est ainsi qu’il a réalisé les illustrations pour le livre, Switzerland illustrated, publié en 1836 par l’éditeur George Virtue. pour ce faire, Bartlett a envoyé 108 dessins à la plume, au crayon et à la sépia à des graveurs, formés par l’artiste Joseph Mallord William Turner, qui les ont gravè à l’eau-forte sur des planches en acier. Les milliers de reproductions qu’on en a tiré témoignent de la réussite de Bartlett à satisfaire le goût populaire pour les sites pittoresques et le sublime des paysages de montagnes.
William Henry Bartlett – Représentations des Chutes du Rhin à Schaffhausen, 1836
Les cours d’eau et les cascades du Canada : l’eau violente
Bartlett s’est rendu à quatre reprises en Amérique du Nord : en 1836–1837 aux États-Unis pour réaliser des illustrations destinées au livre de Nathaniel Parker Willis intitulé American scenery […] , en 1838 au Canada afin d’exécuter des dessins pour un autre livre de Willis, Canadian scenery illustrated […], puis en 1841 et en 1852. Lors de ces voyages, il a représenté de nombreux paysages dans lesquels sont mis en scène les fleuves, les rivières et les chutes d’eau, thème pour lequel ses précédentes représentations des chutes du Rhin à Schaffhausen de 1836 montraient qu’il excellait. Parmi les nombreuses gravures réalisées lors de ses voyage en Amérique du Nord, nous nous sommes limités à publier quelques unes de celles relevant de ce thème.
W. H. Bartlett – Split Rock, St. John River (Canadian Scenery)
W. H. Bartlett – Bridge at Bytown, Upper Canada (Canadian Scenery)
W. H. Bartlett – Mill on the Rideau River, near Bytown (Canadian Scenery)
W. H. Bartlett – Timber Slide and Bridge on the Ottawa river (Canadian Scenery).
Ses représentations des chutes du Niagara : une dimension sublime
W. H. Bartlett – Niagara Falls (from the top of the Ladder, on the American Side), 1839
W. H. Bartlett – Niagara Falls from the ferry., 1837
W. H. Bartlett – View Below Table Rock – Niagara Falls, New York ‘American Scenery), 1839
À comparer avec deux anciennes carte postales réalisées à partir de photographies
À gauche, carte postale de 1910 : point de vue sur la chute canadienne depuis Goat Island («Horseshoe Falls»). À droite, carte postale de 1907 : point de vue classique sur la chute américaine («American Falls, from Prospect Point. Niagara Falls»).
Ecriture et Métaphysique : Dire Dieu après la déconstruction – Thèse de François Nault à l’Université laval de Québec, 1998 – chapitre V – Du sublime p.176
Des rochers audacieusement suspendus au-dessus de nous et faisant peser comme une menace, des nuages orageux s’accumulant dans le ciel et s’avançant dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans dans toute leur puissance destructrice, des ouragans auxquels succède la dévastation, l’océan immense soulevé de fureur, la cascade gigantesque d’un fleuve puissant, etc., réduisent notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante en comparaison de la force dont ces phénomènes font preuve. Mais, plus leur spectacle est effrayant, plus il ne fait qu’attirer davantage, pourvu que nous nous trouvions en sécurité; et nous nommons volontiers sublimes ces objets, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur moyenne habituelle et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’une tout autre sorte, qui nous donne le courage d’être capables de nous mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature.
Kant, Livre II Analytique du sublime– § 28 De la nature comme force
C’est dans les années soixante dix que j’ai découvert les Chutes du Rhin en traversant ce fleuve dans la petite ville frontière de Schaffhausen pour me rendre en Souabe allemande. J’jgnorais alors l’importance de ce site dans l‘imaginaire européen de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle lorsqu’il faisait partie des lieux incontournables que tout européen cultivé (et fortuné) devait avoir visité lors de sa tournée des Alpes Suisses. Habitué des fortes crues printanières des torrents et rivières des Alpes et des cascades de grande hauteur, je dois dire que je n’avais pas été vivement impressionné par cette chute d’eau mais pour la plupart des étrangers qui découvraient la Suisse et les Alpes, celle-ci était la première qu’ils rencontraient de leur existence et elle devait à ce titre les impressionner profondément. Les journaux et compte-rendus de voyage en témoignent. La mode était alors à l’exploitation du sentiment du « sublime » dans les Alpes et il m’a semblé intéressant, en relation avec le travail en cours dans ce blog sur l’éclosion de ce sentiment de présenter quelques textes, illustrations et photographies propres à ce site.
Gmelin, Wilhelm Friedrich – Vue de la Chute du Rhin à Lauffen près de Schaffhouse en Suisse, 1783
Du « Grand Tour » au tourisme européen
Victor Hugo aura été un grand voyageur. De chacun de ses voyages il rapporte dessins, peintures et notes. Elle lui serviront à composer des récits de voyages : Le Rhin (1842) qui décrit trois de ces précédents voyages en Allemagne, sur le Rhin réalisés en 1838, 1839 et 1840 en compagnie de sa maîtresse Juliette Drouet, France et Belgique (1892), Alpes et Pyrénées (1890) et enfin Choses vues, publiées en 1887 et 1900, quelques années années après sa mort survenue en 1885. Il retournera sur le Rhin à cinq reprises, en 1862 (après Bruxelles, visite de Trêves et de Cologne, 1863 (après Dinant et Luxembourg, visite de Trêves, Bingen, Heidelberg, les rives du Neckar, Sarrebrück et la Sarre), 1864 (Après la Belgique et le Luxembourg, Trêves, Francfort-sur-le-Main, Heidelberg, Karsrühe, Mannheim, Mayence, Bingen, Cologne et Aix-la-Chapelle puis la Belgique et 1865 (Après Bruxelles, Aix-la-Chapelle, Mayence, Heidelberg, Bade, Karlsrühe, Antweiler, Vianden) et en septembre 1869 à l’occasion de son voyage en Suisse pour se rendre à l’invitation de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté à son congrès de Lausanne. La publication « Le Rhin, lettres à un ami » publié une première fois en 1842 et rééditée en version élargie en 1845 est une fiction littéraire puisque seulement cinq des lettres sur les trois cent présentées sont réelles, les autres ayant été composées à partir de son journal ou d’ajouts écrits ultérieurement. Elle concerne principalement le voyage de 1839 réalisé à partir de septembre avec Juliette Drouet au cours duquel le couple visitera Zurich et Lucerne (8 et 10 septembre) avec entre-temps un crochet par Constance et la chute du Rhin. Ce sera ensuite de nouveau Lucerne, l’ascension du Rigi, Thoune, Berne, Fribourg, Bulle, Vevey, Chinon, Lausanne et Genève le 23 septembre et le retour en France.
Philippe Jacques de Loutherbourg (1740-1812) peintre anglais d’origine française est né à Strasbourg, ancienne ville d’Empire rattachée au Royaume de France depuis 1685. Son père pratiquait l’art du portrait miniature et était également graveur. Installé à Paris dés 1755, le jeune homme engagea des études artistiques auprès du portraitiste Charles-André van Loo, du peintre italien de marine et de guerre Francesco Giuseppe Casanova ainsi qu’à l’académie Jean-Georges Wille. Adoubé par Diderot, il fut élu à l’Académie Royale française et nommé peintre de Louis XV en 1766 mais à l’invitation de l’acteur et dramaturge britannique David Garrick, il gagne Londres en 1771 pour devenir responsable de la scène du Théâtre Royal de Drury Lane. La carrière de Loutherbourg sera éclectique, avant-tout peintre de paysage, il sera également peintre d’histoire, décorateur de théâtre, l’inventeur d’un spectacle de théâtre miniature, l’Eidophysikon qui préfigure les Dioramas, mais également un homme passionné par l’occultisme et le mysticisme, qui abandonnera pour un temps la peinture afin de devenir guérisseur. Il traînait partout une réputation sulfureuse. Il a été ainsi un moment lié au mage Cagliostro qu’il a suivi en Suisse où il aurait tenté de l’assassiner. Sa production artistique est inégale et reflète la fluctuation de ses états d’âme; en dehors des scènes de batailles qu’il a peint à la fin de sa vie, elle va de la représentation de scènes champêtres plates et ennuyeuses à des toiles puissantes inspirées de scènes apocalyptiques tirées de la Bible ou de la Nature montrant incendie, avalanche, inondation, foudre, etc., bien en rapport avec le désir de « sublime » qui caractérise l’époque. En dehors de l’emblématique «Avalanche dans les Alpes» exposé à la Tate Galerie, les œuvres présentées ci-après concernent «Les Chutes de Rhin»
Philippe Jacques de Loutherbourg – Avalanche dans les Alpes, 1803
William Henry Bartlett (1809-1854) est un illustrateur anglais né à Londres. Mis en apprentissage en 1822 chez John Britton, un architecte et antiquaire, en 1822, il y reçut une éducation à la fois théorique et pratique en étudiant et copiant des dessins architecturaux du passé et en visitant, avec Britton, des ruines anglaises célèbres ; il en fit des dessins détaillés qui devaient être gravés et devaient orner les propres publications de Britton. Au début, ces dessins étaient purement architecturaux, comme en témoignent ceux qui furent publiés dans le dernier tome de l’ouvrage en cinq volumes de Britton, The architectural antiquities of Great Britain […], paru à Londres en 1826 mais plus tard, la qualité des dessins de Bartlett et son intérêt pour les paysages poussèrent Britton à publier en 1836 Picturesque antiquities of the English cities […]. Bartlett se serait rendu à quatre reprises en Amérique du Nord : en 1836–1837 aux États-Unis pour réaliser des illustrations destinées au livre de Nathaniel Parker Willis intitulé American scenery […] , en 1838 au Canada afin d’exécuter des dessins pour un autre livre de Willis, Canadian scenery illustrated […], puis en 1841 et en 1852. Il a également illustré de ses nombreux dessins le livre de William Beattie The Danube, its history, scenery, and topographie paru à Londres en 1844. (Une version en langue française a été publiée en 1849 sous le titre Le Danube illustré, Paris, Mandeville, en 2 tomes reliés en un volume ( 102 pp.) avec 64 gravures hors-texte). Son apprentissage terminé, Bartlett a continué à travailler comme compagnon pour Britton, tout en exécutant des dessins pour d’autres éditeurs londoniens, c’est ainsi qu’il a réalisé les illustrations pour le livre de William Beattie (1793-1875), physicien et poète écossais, Switzerland illustrated, publié en 1836 par George Virtue. Bartlett a envoyé 108 dessins à la plume, au crayon et à la sépia à des graveurs, formés par l’artiste Joseph Mallord William Turner, qui les gravèrent à l’eau-forte sur des planches en acier pour le compte de Virtue. Les milliers de reproductions qu’on en a tiré témoignent de la réussite de Bartlett à satisfaire le goût populaire pour les sites pittoresques et le sublime des paysages de montagnes. Dans la dernière partie de sa vie, Bartlett a fait, sans interruption, d’importants voyages pour illustrer des œuvres sur la Syrie, la Terre sainte et l’Asie Mineure, la côte méditerranéenne, le nord de l’Italie, les Pays-Bas et la Belgique, l’Écosse, l’Irlande, les régions côtières de la Grande-Bretagne, le Bosphore, le Danube, les États-Unis et le Canada. Son travail présente un grand intérêt tant du point de vue de l’extraordinaire sens de la mise en scène de l’artiste que par la précision de son trait en particulier pour les embarcations sur le Danube. Il est mort au cours d’une traversée en mer au large de Malte et a été immergé.
William Henry Barlett – Les Portes de fer (Le Danube illustré), 1844-1849
Schmidt, Friedrich August – La Chute du Rhin près de Schaffhouse, vers 1810
Voici la représentation type des nombreux tableaux et gravures réalisées à la fin du XVIIIe siècle et durant la première moitié du XIXe siècle de ce que l’on appelait alors la chute ou la cataracte du Rhin de Schaffouse en Suisse. Une vue d’ensemble du site prise à une distance moyenne avec un premier plan bucolique de bergers, de pêcheurs ou de marins affairés au transbordement des marchandises contrastant avec la violence dégagée par les remous de la chute d’eau d’où émergent cinq rochers aux formes étranges que Victor Hugo va comparer « aux anciennes piles rongées d’un pont de titans ». On distingue de droite à gauche pour suivre le périple emprunté par l’écrivain : le château de Laufen perché sur une éminence dominant le fleuve, la pente boisée et le jardin où serpente le sentier qui conduit à la galerie de bois aménagée sur un rocher escarpé surplombant la chute où les visiteurs se situent au plus près de celle-ci et où ils se voient « entièrement percé des eaux réduites en poussière » pour reprendre l’expression d’un guide publié à cette époque. Enfin sur l’autre rive, le bâtiments industriels dits « des Usines ». C’est en aval de la chute que s’effectuait le débarquement ou l’embarquement des marchandises qui empruntaient la voie navale du Rhin, un service permettait de traverser le fleuve en nacelle au plus près de la chute mais il ne semble pas d’après son récit que Victor Hugo l’ait emprunté.
Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettre XIV – Saint-Goar, 17 août.
Vous savez, je vous l’ai dit souvent, j’aime les fleuves. Les fleuves charrient les idées aussi bien que les marchandises. Tout a son rôle magnifique dans la création. Les fleuves, comme d’immenses clairons, chantent à l’océan la beauté de la terre, la culture des champs, la splendeur des villes et la gloire des hommes. Et, je vous l’ai dit aussi, entre tous les fleuves, j’aime le Rhin. La première fois que j’ai vu le Rhin, c’était il y a un an, à Kehl, en passant le pont de bateaux. La nuit tombait, la voiture allait au pas. Je me souviens que j’éprouvai alors un certain respect en traversant le vieux fleuve… …Ce soir-là… je contemplai longtemps ce fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur, sauvage, mais majestueux. ïl était enflé et magnifique au moment où je le traversais. Il essuyait aux bateaux du pont sa crinière fauve, sa barbe limoneuse, comme dit Boileau. Ses deux rives se perdaient dans le crépuscule. Son bruit était un rugissement puissant et paisible. Je lui trouvais quelque chose de la grande mer. Oui, mon ami, c’est un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne d’être à la fois français et allemand. Il y a toute l’histoire de l’Europe considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l’Allemagne.
Philippe Jacques de Louthertbourg – La Cataracte du Rhin près de Schaffhouse au clair de la Lune prise au-dessus des Usines et du village de Neuhauss sur la rive droite de ce fleuve, 1797
Philippe Jacques de Loutherbourg (graveur Chr. de Mechel) – Les Chutes du Rhin à Schaffhausen, 1788,
La cataracte du Rhin
Je suis descendu un peu plus bas, vers le gouffre. Le ciel était gris et voilé. La cascade fait un rugissement de tigre. Bruit effrayant, rapidité terrible. Poussière d’eau, tout à la fois fumée et pluie. à travers cette brume on voit la cataracte dans tout son développement. Cinq gros rochers la coupent en cinq nappes d’aspects divers et de grandeurs différentes. On croit voir les cinq piles rongées d’un pont de titans. L’hiver, les glaces font des arches bleues sur ces culées noires. Le plus rapproché de ces rochers est d’une forme étrange ; il semble voir sortir de l’eau pleine de rage la tête hideuse et impassible d’une idole hindoue, à trompe d’éléphant. Des arbres et des broussailles qui s’entremêlent à son sommet lui font des cheveux hérissés et horribles. À l’endroit le plus épouvantable de la chute, un grand rocher disparaît et reparaît sous l’écume comme le crâne d’un géant englouti, battu depuis six mille ans de cette douche effroyable. Le guide continue son monologue. — la chute du Rhin est à une lieue de Schaffhouse. La masse du fleuve tout entière tombe là d’une hauteur de » septante pieds « . L’âpre sentier qui descend du château de Laufen à l’abîme traverse un jardin. Au moment où je passais, assourdi par la formidable cataracte, un enfant, habitué à faire ménage avec cette merveille du monde, jouait parmi des fleurs et mettait en chantant ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses. Ce sentier a des stations variées, où l’on paie un peu de temps en temps. La pauvre cataracte ne saurait travailler pour rien. Voyez la peine qu’elle se donne. Il faut bien qu’avec toute cette écume qu’elle jette aux arbres, aux rochers, aux fleuves, aux nuages, elle jette aussi un peu quelques gros sous dans la poche de quelqu’un. C’est bien le moins.
Philippe Jacques de Loutherbourg – La cataracte du Rhin près de Schaffhouse au moment du lever du soleil au-dessous de la Tour du Péage, à l’endroit où l’on décharge les marchandises pour descendre le fleuve, 1797
La même vue du même peintre gravée en 1797 par le graveur Chr. de Mechel
Je suis parvenu par ce sentier jusqu’à une façon de balcon branlant pratiqué tout au fond, sur le gouffre et dans le gouffre. Là, tout vous remue à la fois. On est ébloui, étourdi, bouleversé, terrifié, charmé. On s’appuie à une barrière de bois qui tremble. Des arbres jaunis, – c’est l’automne, – des sorbiers rouges entourent un petit pavillon dans le style du café turc, d’où l’on observe l’horreur de la chose. Les femmes se couvrent d’un collet de toile cirée (un franc par personne). On est enveloppé d’une effroyable averse tonnante. De jolis petits colimaçons jaunes se promènent voluptueusement sous cette rosée sur le bord du balcon. Le rocher qui surplombe au-dessus du balcon pleure goutte à goutte dans la cascade. Sur la roche qui est au milieu de la cataracte, se dresse un chevalier troubadour en bois peint appuyé sur un bouclier rouge à croix blanche. Un homme a dû risquer sa vie pour aller planter ce décor de l’ambigu au milieu de la grande et éternelle poésie de Jéhovah. Les deux géants qui redressent la tête, je veux dire les deux plus grands rochers, semblent se parler. Ce tonnerre est leur voix. Au-dessus d’une épouvantable croupe d’écume, on aperçoit une maisonnette paisible avec son petit verger. On dirait que cette affreuse hydre est condamnée à porter éternellement sur son dos cette douce et heureuse cabane. Je suis allé jusqu’à l’extrémité du balcon ; je me suis adossé au rocher. L’aspect devient encore plus terrible. C’est un écroulement effrayant. Le gouffre hideux et splendide jette avec rage une pluie de perles au visage de ceux qui osent le regarder de si près. C’est admirable. Les quatre grands gonflements de la cataracte tombent, remontent et redescendent sans cesse. On croit voir tourner devant soi les quatre roues fulgurantes du char de la tempête. Le pont de bois était inondé. Les planches glissaient. Des feuilles mortes frissonnaient sous mes pieds. Dans une anfractuosité du roc, j’ai remarqué une petite touffe d’herbe desséchée. Desséchée sous la cataracte de Schaffhouse ! Dans ce déluge, une goutte d’eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui ressemblent à cette touffe d’herbe. Au milieu du tourbillon des prospérités humaines, ils se dessèchent. Hélas ! C’est qu’il leur a manqué cette goutte d’eau qui ne sort pas de la terre, mais qui tombe du ciel, l’amour !
William Henry Bartlett (1809-1854), La chute du Rhin vue du Fischetz (ci-dessus) et en amont de la chute (ci-dessous), 1836. On distingue la galerie de bois qui décrite par Hugo qui s’avance vers le gouffre.
Le dessinateur de talent William Henry Bartlett est l’un des seuls illustrateurs à avoir dérogé à la traditionnelle présentation paysagère d’ensemble du site et à avoir cherché à représenter au plus près la force violente et bouillonnante des eaux. En cela, ses dessins se rapprochent des prises de vue de photographes contemporains présentées ci-après.
La Suisse pittoresque ornée de vues dessinées spécialement pour cet ouvrage par W. H. BARTLETT, Esq. – Texte de William Beattie traduit de l’anglais par L. de Bauclas.
Extrait du volume II, chapitre relatif aux Chutes du Rhin
Mais, quittant ces scènes d’une vie tranquille et privée, nous allons nous occuper d’un des tableaux les plus admirables qu’offre la nature, de la chute de Schaffhouse, qui, depuis si longtemps, a attiré et attire encore tant de milliers de voyageurs. Cette grande interruption de la navigation du Rhin a donné naissance à la ville de Schaffhouse. Construite dans l’origine pour servir d’entrepôt aux marchandises qu’il était nécessaire de débarquer à ce point, elle fut successivement embellie sous les auspices du couvent de Tous les Saints. Pendant l’espace d’une lieu au-dessus de Laufen, où commence la cataracte, le fleuve bouillonne dans un lit d’écueils, et forme ce qu’on peut appeler une succession de rapides. À mesure qu’il descend, il prend de la force et de la rapidité, et forme une large nappe azurée, jusqu’à ce que, se couvrant d’une blanchissante écume, il se précipite en trois branches séparées, d’une hauteur de quatre-vingt pieds environ, présentant le tableau le plus magnifique que l’on voit en Suisse. Le moment le plus favorable pour ne rien perdre de la grandeur de cette chute est vers le coucher du soleil au mois de juillet. Les eaux sont alors à leur plus haut degré d’élévation; et la tranquillité qui règne en ce moment, ainsi que la demi-teinte de lumière qui se reflète sur la cascade, contribue puissamment à augmenter l’effet qu’elle produit. Celle-ci semble alors descendre avec l’impétuosité d’une avalanche, remplissant l’air d’un nuage de vapeurs, et du fracas étourdissant de sa chute. À cette heure, l’écume est d’une blancheur éblouissante; des nuages d’une pluie fine se forment et s’évanouissent successivement; et enfin le gouffre dans lequel se précipite cette masse d’eau offre l’image d’un orage en miniature. Les arbres et les rocs, agités par le choc continuel imprimé à l’atmosphère, le rugissement dont rien n’amortit l’effet, et au milieu une voix de stentor ne s’entendrait pas plus que celle d’une jeune fille respirant à peine, tout cet ensemble produit une impression qu’il est aussi difficile de rendre qu’oublier. Si la pleine lune vient éclairer cette scène, alors tout change, et, sous sa magique influence, prend encore un caractère plus imposant et plus majestueux qui se renouvelle d’heure en heure, et se présente successivement sous des aspects différents. Le moment peut-être où tout se réunit pour donner à ce tableau la grandiose magnificence dont il est susceptible, est un peu après minuit. A cette heure, la nature ne paraît avoir qu’une voix, à laquelle l’homme, dans un silence respectueux, prête une oreille attentive, tandis que l’écume bouillonnante couvre de son brûlant reflet tous le objets environnants. Au lever du soleil, la scène change également; mais sans perdre de sa magnificence, elle prend alors une teinte différente. Alors…
« But on the verge, Mais à l’aube, From side to side, beneath the glittering morn, D’un côté à l’autre, sous le matin étincelant, An Iris sits, amidst the infernal surge, L’Iris est là, au milieu de la montée infernale, Like hope upon a death-bed, (…) » comme l’espoir sur un lit de mort, (…)
Les masses de rochers isolés, qui forcent le fleuve à se précipiter par trois points séparés n’ont pas plus de communication avec les deux rives que si celles-ci formaient quelque point inaccessible des Alpes. Ils sont couverts de quelques arbrisseaux verts, et quelquefois même on y a placé des alpins, qui certainement n’avaient rien à craindre de l’extérieure et qui trouvaient à s’y nourrir; mais la population ne pouvait pas outre-passer le territoire. Ces rochers s’élèvent à une hauteur considérable, et isolément semblent des écluses par lesquelles le fleuve, se divisant en trois branches, s’élance avec une inconcevable impétuosité. Le contraste qui se remarque dans cet ensemble n’est pas moins frappant. Avec ces arbrisseaux, ces plantes, ces fleurs, la colonie dont nous venons de parler, ces rocs sont là comme l’arche du déluge destinée à préserver de la destruction les plantes et les animaux, mais d’un déluge dont les eaux ne s’écoulent jamais. (…) L’effet de la chute ne tient pas seulement à sa hauteur, car, sous ce rapport, elle est inférieure à beaucoup d’autres en Suisse; mais il est produit principalement par l’énorme masse d’eau qui se précipite avec un fracas assourdissant, et par une rapidité que n’offre aucune autre cascade en Europe. Celle de Terni, qu’on lui a souvent comparée, a un aspect tout-à-fait différent. Soit par le volume des eaux, soit par le paysage et les objets qui l’environnent, elle a un caractère entièrement distinct de celui de la cascade de Lauffen,dans laquelle se montrent principalement la grandeur et la sublimité. En descendant le rocher escarpé qui domine la cataracte, le sentier conduit à un échafaudage, d’où le visiteur peut, avec moins de danger d’y être étouffé par la violence de l’air qu’il y en a à Niagara, s’avancer jusqu’à une certaine distance au-dessus de la chute, et jouir de l’effrayant plaisir de s’arrêter sur une planche glissante suspendue entre lui et l’éternité.
Si le principe de vie qui anime tous les objets environnants est, comme le D. Macculoch l’a très bien observé, une des causes de l’effet que la cataracte produit sur l’esprit, cet effet est aussi dû en grande partie à cette image de l’éternité qu’entraîne avec lui ce flux sans commencement ni fin. Ce n’est pas l’éternité seule du fleuve qui coule et coulera jusqu’à ce que les temps ne soient plus; mais chaque moment est un moment de puissance et d’effort, et chacun de ces efforts, pareil à celui qui l’a précédé, est violent et infatigable comme lui. L’orageuse furie de la chute ne s’apaise jamais. Les guerres que se livrent le autres éléments ne sont que passagères : les vagues de l’océan courroucé se calment, les roulement de foudre cessent de se faire entendre, et le feuillage qu’agite l’orage étale bientôt le reflet brillant des gouttes d’eau qui le couvrent, lorsque les rayons du soleil viennent de nouveau animer la nature. Mais ici chaque instant est une tempête, et cette tempête se fera entendre pendant l’éternité.
Ecriture et Métaphysique : Dire Dieu après la déconstruction – Thèse de François Nault à l’Université laval de Québec, 1998 – chapitre V – Du sublime p.176
Alexandre Benois – le cavalier de bronze , 1899-1905
En 1703, le tsar Pierre le Grand prit la décision de bâtir une nouvelle capitale en bordure du Golfe de Finlande. Il s’agissait pour lui d’ouvrir son Empire sur l’Europe. L’endroit choisi est un marais presque inhabité gelé une grande partie de l’année et régulièrement inondé par les crues de la Néva qui appartenait il y a peu de temps encore au roi de Suède. Soixante dix mille travailleurs, serfs, soldats, condamnés et prisonniers de guerre suédois furent réquisitionnés pour les travaux de défrichage, d’arasement des collines, de drainage et d’assèchement des marais et de creusement de multiples canaux. Quarante mille piliers en chêne de 5 m de long furent plantés pour fonder et stabiliser les constructions. On estime à des dizaines de milliers le nombre de décès dus à l’épuisement, à la faim et au choléra. On relate que faute de pelles, les hommes creusaient la terre de leurs mains nues et la transportaient dans leur chemise.
En 1782, l’impératrice Catherine la Grande fit réaliser une statue équestre en bronze à la gloire de son illustre prédécesseur. Elle fut réalisée par le sculpteur français Etienne Maurice Falconet, un proche de Diderot, et représente Pierre le Grand chevauchant un étalon qui se cabre à l’extrémité d’un énorme rocher avec à ses pieds un serpent terrassé représentant la trahison. Falconnet, qui venait juste de créer son « Amour menaçant » pour la marquise de Pompadour, avait été choisi sur recommandation de Diderot et du prince Galitzine, ambassadeur russe à Paris. Le visage de Pierre le Grand a été réalisé à partir de son masque mortuaire et de divers portraits trouvés à Saint-Pétersbourg par l’élève et bru de Falconnet, la jeune Marie-Anne Collot alors âgée de 18 ans. D’une main, le tsar tient les rênes de son cheval cabré et, de l’autre, désigne la forteresse Pierre-et-Paul. La réalisation de cette statue prit 12 ans et constitua un exploit. C’est ainsi que « la pierre Tonnerre », le monolithe sur lequel se cabre le cheval, l’une des plus grosses pierres jamais déplacées par l’homme, pesait plus de 1600 tonnes et fut tiré d’un marais situé à proximité de la ville et traîné sur des patins à roulettes de cuivre jusqu’au Golfe de Finlande par une centaine de serfs avant d’être hissé sur des radeaux et conduit jusqu’au lieu de son installation où il fut taillé pour atteindre la forme définitive souhaitée par le sculpteur. Il avait fallu encore deux années pour accomplir ce travail.
Ce monument fut immortalisé un demi-siècle plus tard, en 1833, par le grand poète russe Alexandre Pouchkine dans son poème « Le cavalier de Bronze » (ou « d’airain »). Il raconte l’histoire d’Eugène (Evgueni), un obscur employé de la ville dont la fiancée vient d’être emportée par une crue de la Néva. Le jeune homme, désespéré, passe alors devant la statue du monarque et lui reproche par ses rêves de grandeur d’avoir bâti inconsidérément une ville dans un lieu inondable mais le tsar outragé descend avec sa monture du rocher escarpé et se lance dans une folle chevauchée dans les rues de la ville. Eugène, qui se croit poursuivi par la statue, sombre alors dans la folie.
Surikov Vassily Ivanovitch – Le Cavalier de Bronze
°°° Le cavalier d’airain, Alexandre Pouchkine, 1833 (extraits)
» Je t’aime, chef-d’oeuvre de Pierre ; « Oui je t’aime, cité, création de Pierre ; J’aime cette grâce sévère, J’aime le morne aspect de ta large rivière, Le cours puissant de la Néva, J’aime tes dômes d’or où l’oiseau fait son nid, Le granit qui borde sa rive, Et tes grilles d’airain et tes quais de granit. Près des canaux les entrelacs Mais ce qu’avant tout j’aime, ô cité d’espérance, Des grilles, et les nuits pensives, C’est de tes blanches nuits la molle transparence, Leur ombre claire, leur éclat. Qui permet, au retour de l’heureux mois des fleurs, Voilà! Chez moi, point de bougies. Que l’amant puisse lire à tes douces pâleurs Je lis, j’écris à la clarté Le billet attardé, que, d’une main furtive, Qui baigne les rues endormies. Traça loin de sa mère une amante craintive. L’aiguille de l’Amirauté Alors, sans qu’une lampe aux mouvantes clartés, Brille au loin. Sur le ciel que dore Dispute à mon esprit ses rêves enchantés, Un éternel rayon, l’aurore Par toi seule guidé, poète au cœur de flamme, Se hâte d’aller relever Sur le papier brûlant je verse à flots mon âme. Le crépuscule inachevé Et toi, pendant ce temps, crépuscule argenté, Et la nuit dure une heure à peine. […] Tu parcours sur ton char la muette cité,
Vis, resplendis, ville de Pierre. Versant aux malheureux, dans ta course nocturne, Comme la Russie reste fière Le sommeil, doux breuvage échappé de ton urne, Inébranlable en ta beauté! Et regardant au loin, comme un rigide éclair, L’élément que tu as dompté L’Amirauté dressant son aiguille dans l’air. Puisse-t-il oublier sa haine ! Alors, de notre ciel par ton souffle effacée, Que jamais sa colère vaine Vers le noir occident l’ombre semble chassée, Ne vienne en son repos troubler Et l’on voit succéder, de la main se touchant, Le Fondateur de la Cité ! La pourpre de l’aurore à celle du couchant.
Traduction française parAlexandre Dumas
Vladimir Stojarov 1926-1973 – Pouchkine et le cavalier d’airain, 1946
Le compositeur soviétique d’origine allemande Reinhold Moritsevitch Glière a créé en 1848/1949 « Madny vsadnik » (la statue équestre) tiré du roman de Pouchkine et « Le Cavalier de bronze », une suite de ballet & Concerto pour Cor et orchestre, créé le 14 mars 1949 par Richard Watkins (cor) avec le BBC Philharmonic Orchestra dirigé par Edward Downes. 1 CD CHANDOS a été enregistré en 1994.