Ach Mutter mach die Fenster zu Oh Mère, ferme la fenêtre Ich glaub es kommt ein Regen Je crois que la pluie arrive Da drüben steht die Wolkenwand Il y a là-bas un mur de nuages Die will sich auf uns legen qui veut s’abattre sur nous
Was soll aus uns noch werden Qu’allons-nous encore devenir ? Uns droht so große Not Un si grand danger nousmenace Vom Himmel auf die Erden Du Ciel sur la Terre Falln sich die Engel tot Tombent les anges morts
Ach Mutter mach die Türe zu Oh ! Mère, ferme la porte Da kommen tausend Ratten des milliers de rats sont en route Die hungrigen sind vorneweg Les affamés sont en avant-garde Dahinter sind die satten suivis par les rassassiés
Was soll aus uns noch werden Qu’allons-nous encore devenir ? Uns droht so große Not Un si grand danger nousmenace Vom Himmel auf die Erden Du Ciel sur la Terre Falln sich die Engel tot Tombent les anges morts
Ach Mutter mach die Augen zu Oh ! Mère, ferme les yeux Der Regen und die Ratten La pluie et les rats sont là Jetzt dringt es durch die Ritzen rein Ils pénètrent à travers les fentes Die wir vergessen hatten que nous avions oubliées.
Was soll aus uns noch werden Qu’allons-nous devenir ? Uns droht so große Not Un si grand danger nousmenace Vom Himmel auf die Erden Du Ciel sur la Terre Falln sich die Engel tot Tombent les anges morts
Paroles et musique de Wolf Biermann – Traduction interprétée d’Enki
« Auferstanden aus Ruinen » (Ressuscitée des Ruines) , l’Hymne officiel de l’ancienne RDA, musique de Hanns Eisler
Berlin Est, le 5 octobre 1979, Brejnev est à Berlin pour fêter avec Honecker le trentième anniversaire de la République démocratique allemande. Un jeune photographe, Régis Bossu, a le réflexe de capter le baiser fraternel des deux hommes. la photo va faire le tour du monde et fera en France la une de Paris-Match. Un jeune peintre russe inconnu, Dimitri Vrubel, tombe sur un exemplaire du journal et décide de reproduire la scène sur un grand mur. Ce sera chose faite le 9 novembre 1989 à l’occasion de la chute du mur
Wolf Biermann
L’auteur-compositeur et interprète Wolf Biermann a été une figure emblématique de ma jeunesse, figure éminente d’un « socialisme à visage humain ». Né en 1936 d’un père docker juif membre de la résistance communiste antinazie qui sera assassiné en 1943 à Auschwitz, Wolf qui vit à Hambourg adhère naturellement après la guerre à la Junge Pioniere (Jeunes Pionniers), organisation communiste pour la jeunesse et, à la naissance de la RDA, choisit de vivre dans ce pays. Il y rencontre en 1960 le compositeur et théoricien de la musique autrichien Hanns Eisler, collaborateur de Bertolt Brecht qui aura sur lui une influence déterminante. Le Barlach-Lied rappelle d’ailleurs beaucoup le style musical d’Eisler. Il fonde en 1961 le Théâtre ouvrier et étudiant de Berlin-Est mais va vite rencontrer sur son chemin la censure du régime est-allemand. Suit alors une longue période au cours de laquelle Wolf, adepte de la « solidarité critique » vis-à-vis du régime, va jouer avec celui-ci au jeu du chat et de la souris. Il pensait alors et ceux qui soutenait son action à l’ouest également que le régime pouvait évoluer dans une voie plus démocratique mais en 1976, après un concert à Cologne, il est déchu de sa nationalité est-allemande et interdit de retour. C’est la fin des illusions sur une amélioration possible du régime. Il poursuit sa carrière en Allemagne de l’ouest, critiquant à la fois la RDA et la République fédérale. Il avait coutume de dire à ce sujet « qu’il était passé de la pluie au purin » traduction littérale de l’expression allemande « Jetzt bin ich vom Regen in die Jauche gekommen » (« tomber de Charybde en Scylla »). Il est le beau-père de la chanteuse déjantée Nina Hagen. (voir l’article de ce blog Nina Hagen – Diva de la dér(a)ision.)
Ernst Barlach – Magdeburger Ehrenmal
Ernst Barlach
Le sculpteur expressionniste allemand Ernst Barlach (1870-1938), d’abord belliciste au cours de la Première Guerre mondiale a ensuite milité pour la paix. Il réalisera entre 1918 et 1927 de nombreux monuments aux morts de la guerre dont plusieurs expriment la douleur des mères dont les fils sont morts. Ces œuvres ne plaisent pas aux nazis lors de leur prise du pouvoir en 1933 et plusieurs d’entre elles seront détruites ou déplacées (Güstrow, Magdebourg, Kiel). Une violente campagne appelle au meurtre de l’artiste en 1934 et il est contraint de quitter l’académie prussienne des Arts tandis que 400 de ces œuvres sont retirées des musées allemands considérées comme représentatives de l’Art Dégénéré.
Erika Pluhar
Chanteuse, écrivaine et actrice autrichienne, Erika Pluhar est né en 1939 à Vienne et a étudié au Max Reinhardt Seminar et à l’Académie viennoise de musique et des arts de la scène. Elle chante depuis les années 1970 et a publié son premier livre en 1981. De 1968 à 2010, elle a tourné dans 15 films. Elle a reçu le prix d’interprétation Kammerschauspieler en 1986. Son interprétation du Barlach-lied est tirée de son album Pluhar singt Biermann paru en 1979 dans lequel la chanteuse interprète 12 chansons de Wolf Biermann. Ce dernier avait créé la chanson 11 années plus tôt en 1968 alors qu’il vivait encore en Allemagne de l’Est.
Dans Cien años de soledad (Cent ans de solitude) paru en 1969, l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez qui sera prix Nobel de littérature en 1982 et maître du réalisme magique qui décrit sur un ton sérieux et naturel en les présentant comme tout à fait normaux et vraisemblables des faits surnaturels, nous raconte la saga de la famille Buendia qui vit à Macondo, un village fondé par le patriarche de la tribu, le dénommé José Arcadio Buendia. Celui-ci, passionné et obsédé par les inventions nouvelles est chaque année victime d’une troupe de gitans nomades conduite par leur chef Melquiades aux pouvoirs surnaturels qui lui vend, au grand désespoir d’Ursula sa femme, des inventions toutes plus farfelues les unes que les autres qu’il va vouloir détourner de leur but initial.. Les descriptions que fait Garcia Marquez des tentatives de détournement de ces inventions par José Arcadio Buendia sont tellement hilarantes que je ne résiste pas au plaisir de vous les faire partager.
Melquiades le gitan avec ses tours et inventions – illustration de Carybé
1ère invention : « extraire l’or des entrailles de la terre » à l’aide de lingots de fer aimantés
Tous les ans, au mois de mars, une famille de gitans déguenillés plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de tambourins, faisait part de nouvelles inventions. Ils commencèrent par apporter l’aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant après lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui essayaient désespérément de s’en arracher, et même les objets perdus depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de Melquiades. « Les choses ont une vie bien à elles, clamait le gitan avec un accent guttural ; il faut réveiller leur âme, toute la question est là. » José Arcadio Buendia, dont l’imagination audacieuse allait toujours plus loin que le génie même de la Nature, quand ce n’était pas plus loin que les miracles et la magie, pensa qu’il était possible de se servir de cette invention inutile pour extraire l’or des entrailles de la terre. Melquiades, qui était un homme honnête, le mit en garde : « Ca ne sert pas à ça. » Mais José Arcadio Buendia, en ce temps-là, ne croyait pas à l’honnêteté des gitans, et il troqua son mulet et un troupeau de chèvres contre les deux lingots aimantés. Ursula Iguaran, sa femme, qui comptait sur ces animaux pour agrandir le patrimoine domestique en régression, ne parvint pas à l’en dissuader. « Très vite on aura plus d’or qu’il n’en faut pour paver toute la maison », retorqua son mari. Pendant plusieurs mois, il s’obstina à vouloir démontrer le bien-fondé de ses prévisions. Il fouilla la région pied à pied, sans oublier le fond de la rivière, traînant les deux lingots de fer et récitant à haute voix les formules qu’avait employées Melquiades. La seule chose qu’il réussit à déterrer, ce fut une armure du XVè siècle dont tous les éléments étaient soudés par une carapace de rouille et qui sonnait le creux comme une énorme calebasse pleine de cailloux. Quand José Arcadio Buendia et les quatres hommes de son expédition parvinrent à désarticuler l’armure, ils trouvèrent à l’intérieur un squelette calcifié qui portait à son cou un médaillon en cuivre contenant une mèche de cheveux de femme.
Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, pp.9-10
Jean-Jacques Henner – Mademoiselle Laura Leroux * (détail), 1898
*Laura Le Roux (1872-1936), elle même artiste peintre, était la fille du peintre d’histoire et portraitiste Louis Hector Leroux. Elle deviendra l’épouse de l’homme politique Louis Revault.
It was many and many a year ago,
In a kingdom by the sea,
That a maiden there lived whom you may know
By the name of ANNABEL LEE;
And this maiden she lived with no other thought
Than to love and be loved by me. I was a child and she was a child, In this kingdom by the sea; But we loved with a love that was more than love- I and my Annabel Lee ; With a love that the winged seraphs of heaven Coveted her and me.And this was the reason that, long ago, In this kingdom by the sea, A wind blew out of a cloud, chilling My beautiful Annabel Lee ; So that her highborn kinsman came And bore her away from me, To shut her up in a sepulchre In this kingdom by the sea. The angels, not half so happy in heaven, Went envying her and me – Yes ! – that was the reason (as all men know, In this kingdom by the sea) That the wind came out of the cloud by night, Chilling and killing my Annabel Lee. But our love it was stronger by far than the love Of those who were older than we – Of many far wiser than we – And neither the angels in heaven above, Nor the demons down under the sea, Can ever dissever my soul from the soul Of the beautiful Annabel Lee. For the moon never beams without bringing me dreams Of the beautiful Annabel Lee ; And the stars never rise but I feel the bright eyes Of the beautiful Annabel Lee ; And so, all the night-tide, I lie down by the side Of my darling- my darling – my life and my bride, In the sepulchre there by the sea, In her tomb by the sounding sea.
°°°
Edgar Poe, 1849
°°°
Méfiez-vous des anges ! Ils sont pas aussi bien qu’on le dit…
Il y a mainte et mainte année, dans un royaume près de la mer, vivait une jeune fille, que vous pouvez connaître par son nom d’Annabel Lee, et cette jeune fille ne vivait avec aucune autre pensée que d’aimer et d’être aimée de moi. J’étais un enfant, et elle était un enfant, dans ce royaume près de la mer ; mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que de l’amour, — moi et mon Annabel Lee ; d’un amour que les séraphins ailés des Cieux convoitaient à elle et à moi. Et ce fut la raison qu’il y a longtemps, — un vent souffla d’un nuage, glaçant ma belle Annabel Lee ; de sorte que ses proches de haute lignée vinrent et me l’enlevèrent, pour l’enfermer dans un sépulcre, en ce royaume près de la mer. Les anges, pas à moitié si heureux aux cieux, vinrent, nous enviant, elle et moi. Oui ! ce fut la raison (comme tous les hommes le savent dans ce royaume près de la mer) pourquoi le vent sortit du nuage la nuit, glaçant et tuant mon Annabel Lee. Car la lune jamais ne rayonne sans m’apporter des songes de la belle Annabel Lee ; et les étoiles jamais ne se lèvent que je ne sente les yeux brillants de la belle Annabel Lee ; et ainsi, toute l’heure de nuit, je repose à côté de ma chérie, — de ma chérie, — ma vie et mon épouse, dans ce sépulcre près de la mer, dans sa tombe près de la bruyante mer. Mais, pour notre amour, il était plus fort de tout un monde que l’amour de ceux plus âgés que nous ; — de plusieurs de tout un monde plus sages que nous, — et ni les anges là-haut dans les cieux, — ni les démons sous la mer, ne peuvent jamais disjoindre mon âme de l’âme de la très belle Annabel Lee.
Traduction de Stéphane Mallarmé, 1889
H.F. Thiéfaine, Trois poèmes pour Annabel Lee, (album Suppléments de mensonge)
Le peintre graveur et lithographe Buell Lee Whitehead (1919-1953) a grandi dans le sud-ouest de la Floride dans la région rurale de Fort Myers où sa famille, très pauvre, possédait une ferme. Cette région était encore couverte de forêts dans les années 1920 et 1930 et il passa son adolescence à courir les vaches, chasser le sanglier et scier des bûches pour vendre du bois de chauffage afin de payer ses études. Inscrit à l’Université de Floride, il dut néanmoins les interrompre en 1942 pour partir sous les drapeaux mais les reprit après la guerre pour obtenir l’un des premiers baccalauréats en beaux-arts. Ses peintures représentent les paysages de sa région natale du début du XXe siècle et des scènes de la vie de sa communauté dans les activités des agrumes, du sucre, du bois et de la pêche. Au début de sa carrière professionnelle, il sillonna pour survivre les États-Unis au volant d’une camionnette et vendait ses productions à l’arrière du véhicule. Ayant rejoint Los Angeles où il étudia à l’Institut d’Art Otis, il finit par connaître la notoriété dans les années 50 participant en Californie à l’âge d’or d’Hollywood au même titre que Robert Rauschenberg et Roy Lichtenstein. Classé comme peintre régionaliste de Floride et de Californie, des reproductions de ses œuvres étaient visibles à cette époque dans tous les hôtels d’Amérique.
Buell Whitehead – Storm Tide
Buell Whitehead – Summer rain, 1946
Buell Whitehead – Redondo Beach, late 1940’s
Buell Whitehead – Phantasia, 1946
Buell Whitehead – Guarding Arms, 1946
Buell Whitehead – Death Valley Sunset – Color lithograph, 1946
Au chapitre 2 de l’Instinct d’Inez, cet étrange roman de Carlos Fuentes qui nous fait voyager dans l’espace et dans le temps, le chef d’orchestre français Gabriel Atlan-Ferrara fait répéter de nuit à l’orchestre du Covent Garden l’opéra La Damnation de Faust d’Hector Berlioz et s’emploie à mettre en condition les musiciens par une grande envolée lyrique sur le thème de la lutte éternelle entre Eros et Thanatos. Car c’est bien d’amour et de mort dont il est question dans ce roman inclassable. La répétition a lieu le 28 décembre 1940 en plein Blitz destructeur sur Londres lancé par la Lutwaffe qui ne connait pas la trêve des confiseurs et les avions ennemis qui bombardent de nuit la population civile sans discontinuer s’apparentent au noires cohortes des cavaliers de l’Apocalypse. Dans ces conditions, la production de cet opéra apparaît comme une victoire du bien contre le mal et à son habitude le Maestro maîtrise et canalise avec brio le flux sonore produit par l’orchestre et les chœurs, pourtant, dans cet ensemble, une voix magnifique va bientôt se lever et se distinguer et provoquer sa fureur. La voix est celle d’une toute jeune femme, Inez, dont le Maestro tombera amoureux et qu’il rencontrera dans les années qui suivront par intermittence durant de courts moments à l’occasion de ses reprises de l’opéra de Berlioz. Malgré l’amour passionné qu’il lui porte, il finira toujours par la quitter parce qu’ils sont tous deux prisonniers : lui de son art auquel il s’est totalement voué, elle d’un lointain passé. Ce passé, c’est le temps mythique des origines qui a vu naître chez les premiers humains d’abord le cri, puis la parole, puis le chant, l’amour et enfin la maternité, temps qui revient régulièrement éclore dans l’esprit de la jeune femme à la façon de l’Éternel retour nietzschéen. Inez est une créature archétypale et désincarnée qui représente la Femme dans tous ses rôles et fonctions et à ce titre se situe à la fois dans le présent et le passé. Le souvenir de ce qu’elle a vécu ou qu’une autre qu’elle même a vécu dans un lointain passé et dont fait partie l’amour pour un homme, la poursuit et l’empêche de vivre pleinement sa vie. Encore une histoire d’amour impossible me direz-vous… Moi qui venait juste de terminer Aurélien, le roman d’Aragon, qui met également en scène un amour rendu impossible par l’impérieux besoin d’absolu de l’héroïne, j’étais servi… Le roman est difficile à suivre et beaucoup ont renoncé à poursuivre leur périple dans le dédale des situations et des rebondissements. Reste des textes magnifiques dont certains pourraient être qualifiés de «musicaux» par la manière dont ils accompagnent et font corps avec la musique de Berlioz.
Apocalypse
Albrecht Dürer – les quatre cavaliers de l’Apocalypse (détail),
Criez, hurlez d’épouvante, hurlez comme l’ouragan, criez comme les forêts profondes, que les rochers croulent, que les torrents se précipitent, hurlez de peur parce qu’en cet instant vous voyez passer dans l’air les chevaux noirs, les cloches s’apaisent, le soleil s’éteint, les chiens gémissent, le Diable s’est emparé du monde, les squelettes sont sortis de leurs tombes pour saluer le passage des sombres coursiers de la malédiction. Il pleut du sang ! Les chevaux sont prompts comme la pensée, inattendus comme la mort, c’est la bête qui nous a toujours poursuivis, depuis le berceau, le spectre qui frappe la nuit, à notre porte, l’animal invisible qui gratte à notre fenêtre, criez tous comme s’il y allait de votre vie ! AU SECOURS ! Vous implorez la Sainte Marie tout en sachant au fonde de vous que ni elle ni personne ne peut vous sauver; vous êtes tous condamnés, la bête nous pourchasse, il pleut du sang, les ailes des oiseaux de nuit nous fouettent le visage, Méphistophélès a empoisonné le monde et vous, vous chantez comme dans une opérette de Gilbert and Sullivan… ! Comprenez-donc : vous chantez le Faust de Berlioz, pas pour vous plaire, pas pour impressionner, pas même pour émouvoir; vous chantez pour semer l’effroi; vous êtes un cœur d’oiseaux de mauvais augure qui annonce : on vient nous détruire notre nid, on vient nous arracher les yeux, nous dévorer la langue, alors vous répondez avec l’ultime espoir de la peur, vous hurlez Sancta Maria, ora pro nobis, ce territoire nous appartient et celui qui approchera, nous lui arracherons le soyeux, nous lui dévorerons la langue, nous lui couperons les couilles, nous lui ferons sortir la matière grise par l’occiput, nous le découperons en morceaux, nous jetterons le stripes aux hyènes, le cœur aux lions, le poumons aux corbeaux, les reins aux sangliers et l’anus aux rats ! hurlez ! hurlez votre terreur et votre agressivité à la fois, défendez-vous, le Diable n’est pas un seul, c’est sa ruse, il prend la forme de Mephisto, mais il est collectif, le Diable est un nous impitoyable, une hydre sans pitié et sans bornes, le Diable est pareil à l’univers même, Lucifer n’a ni commencement, ni fin, voilà ce que vous devez communiquer, vous devez comprendre l’incompréhensible, Lucifer est l’infini tombé sur Terre, c’est l’exilé du ciel dans un rocher tombé de l’immensité universelle, tel fut le châtiment divin, tu seras infini et immortel sur la Terre finie et mortelle, mais vous, vous ce soir sur la scène du Covent Garden, vous devez chanter comme si vous étiez les alliés de Dieu abandonnés par Dieu, vous devez hurler comme vous aimeriez entendre Dieu hurler parce que son éphèbe favori, son ange de lumière, l’a trahi et que Dieu, e,notre rire et larmes — quel mélodrame que la Bible —, a offert le Diable au monde afin que dans la pierre de finitude se représente la tragédie de l’infini éthéré.
Vous devez chanter comme les témoins de Dieu et du Démon, Sancta Maria, ora pro nabis, criez Has, has, Méphisto ! faites fuir le Diable. Sancta Maria, ora pro nabis du, que le cor résonne, que les cloches sonnent, qu’on reconnaisse le métal, la multitude mortelle approche, soyez un chœur, soyez aussi une multitude, une légion qui avance pour vaincre de sa voix le fracas des bombes, nous répétons lumière éteintes, c’est la nuit sur Londres et la Lutwaffe bombarde sans interruption, essaim d’oiseaux noirs qui font jaillir le sang, la grande chevauchée des coursiers du Diable dans le ciel noir, les ailes du Malin nous frappent le visage, vous le sentez ! C’est ça que je veux entendre : un chœur de voix qui supplante le bruit des bombes, ni plus ni moins, Berlioz le mérite, n’oubliez pas que je suis français, chantez jusqu’à faire taire les bombes de Satan, je n’aurais de furieuse de Berliozcesse que de l’avoir obtenu, vous m’entendez ? Tant que les bombes du dehors supplanteront les voix du dedans, nous continuerons, allez vous faire foutre, mesdames et messieurs*, jusqu’à nous tombions de fatigue, jusqu’à ce que la bombe fatidique tombe sur la salle de concert et que nous soyons effectivement foutus, réduits en bouillie, jusqu’à ce que nous ayons, ensemble, remplacé la cacophonie de la guerre par l’harmonie furieuse de Berlioz, l’artiste qui ne veut gagner aucune guerre, qui veut seulement nous entraîner avec Faust en enfer parce que nous, toi, toi, toi, et moi aussi, nous avosnvendu notre âme collective au Démon, alors chantez comme des bêtes sauvages qui se voient pour la première fois dans un miroir et en savent pas que ce sont elles-mêmes qu’elles voient ! hurlez comme le spectre qui s’ignore, comme le reflet ennemi, criez comme si vous découvriez que l’image de chacun dans le miroir de ma musique était celle de l’ennemi le plus féroce, non pas l’Antéchrist, mais l’Anti-moi, l’antiu-père et l’anti-mère, l’anti-fils, l’anti-amant, la créature aux ongles crasseux de merde et de pus qui voudrait nous mettre la main au cul et dans al bouche, dans le soreilles et dans les yeux, nous ouvrir le canal occipital pour nous infecter le cerveau et dévorer nos songes; hurlez comme les bêtes perdues dans la jungle qui doivent hurler afin que les autres bêtes le sreconnaissent à distance, criez comme le oiseaux pour épouvanter l’adversaire qui veut nous arracher notre nid… ! — Regardez le monstre que vous ne pouviez imaginer, le frère, le membre de la famille qui, une nuit, ouvre la porte pour nous violer, nous assassiner, mettre le feu au foyer commun…
Carlos Fuentes, L’instinct d’Inez (Instinto de Inez, 2000) – pp.33-36
*en français dans le texte
Hector Berlioz, La Damnation de Faust
La Course à l’Abîme (scène XVIII) & Pandaemonium (scène XIX)
SCÈNE XVIII Plaines, montagnes et vallées
La course à l’abîme Faust et Méphistophélès galopant sur deux chevaux noirs.
FAUST
Dans mon cœur retentit sa voix désespérée… Ô pauvre abandonnée !
PAYSANS(agenouillés devant une croix champêtre)
Sancta Maria, ora pro nobis. Sancta Magdalena, ora pro nobis.
FAUST
Prends garde à ces enfants, à ces femmes priant Au pied de cette croix.
MÉPHISTOPHÉLÈS
Eh ! qu’importe ! en avant !
PAYSANS
Sancta Margarita… (cri d’effroi) Ah !!! (Les femmes et les enfants se dispersent épouvantés.)
FAUST
Dieux! un monstre hideux en hurlant nous poursuit !
MÉPHISTOPHÉLÈS
Tu rêves !
FAUST
Quel essaim de grands oiseaux de nuit ! Quels cris affreux!… ils me frappent de l’aile !
MÉPHISTOPHÉLÈS(retenant son cheval)
Le glas des trépassés sonne déjà pour elle. As-tu peur ? retournons ! (Ils s’arrêtent.)
FAUST
Non, je l’entends, courons ! (Les chevaux redoublent de vitesse.)
MÉPHISTOPHÉLÈS (excitant son cheval)
Hop ! hop ! hop !
FAUST
Regarde, autour de nous, cette ligne infinie De squelettes dansant! Avec quel rire horrible ils saluent en passant!
MÉPHISTOPHÉLÈS
Hop! pense à sauver sa vie, Et ris-toi des morts! Hop! hop!
FAUST(de plus en plus épouvanté et haletant)
Nos chevaux frémissent, Leurs crins se hérissent, Ils brisent leurs mors ! Je vois onduler Devant nous la terre ; J’entends le tonnerre Sous nos pieds rouler !
MÉPHISTOPHÉLÈS
Hop ! hop !
FAUST
Il pleut du sang !!!
MÉPHISTOPHÉLÈS(d’une voix tonnante)
Cohortes infernales ! Sonnez, sonnez vos trompes triomphales, Il est à nous ! (Ils tombent dans un gouffre.)
FAUST
Horreur ! Ah !
MÉPHISTOPHÉLÈS
Je suis vainqueur !
Possession
L’appel sur scène la tira de sa méditation. Plus de la moitié de l’opéra s’était déjà déroulé, elle ne faisait son entrée que dans la troisième partie, avec une lampe à la min. Faust s’est caché. Méphistophémlès s’est enfui. Marguerite va chanter pour la première fois :
Que l’air et étouffant ! J’ai peur comme une enfant !
Elle croisa le regard d’Atlas-Ferrara dirigeant l’orchestre d’un air absent, totalement absorbé, très professionnel; les yeux, cependant, démentait cette sérénité, ils dénotaient une cruenté et une terreur qui l’épouvantèrent dés qu’elle entama la seconde strophe, c’est mon rêve d’hier qui m’a toute troublée, et en cet instant, sans cesser de chanter, elle cessa d’écouter sa voix, elle savait qu’elle chantait mais elle ne s’entendait pas, elle n’entendait pas l’orchestre, elle fixait Gabriel tandis qu’un autre chant, à l’intérieur d’Inez, fantôme de l’aria de Marguerite, la séparait d’elle-même, la faisait entrer dans un rite inconnu, s’emparait de son rôle sur scène comme d’une cérémonie secrète que les autres, tous ceux qui avaient payé pour assister à la représentation de la Damnation de Faust à Covent Garden, n’avaient pas le droit de partager : le rite n’appartient qu’à elle, mais elle ne s’écoutait plus, elle ne voyait que le regard hypnotique d’Atlas-Ferrara lui reprochant sa faute professionnelle, que chantait-elle ? que disait-elle ? mon corps n’existe pas, mon corps ne touche pas terre, la terre commence aujourd’hui, jusqu’au moment où elle lance un cri hors du temps, une anticipation de la grande cavalcade infernale qui marque le point culminant de l’œuvre.
Alors la voix d’Inez Prada sembla se transformer en écho d’elle-même, puis en compagne, puis finalement en voix étrangère, séparée, voix d’une puissance comparable à celle des coursiers noirs, au battement des ailes nocturnes, aux tempêtes aveugles, aux cris des damnés, un voix surgie du fond de l’auditoire, fendant le sangs de spectateurs, d’abord entre les rires, puis à la stupéfaction, bientôt à l’effroi de l’assemblée d’hommes et de femmes d’âge mûr, en habit de soirée, tout pomponnés, poudrés, rasés de près, les hommes secs et pâles ou rouges comme des tomates, leurs épouses en grand décolleté, parfumées, blanches comme du lait caillé ou fraîches comme des roses éphémères, ce public distingué du Cocent garden maintenant debout, se demandant s’il s’agissait d’une audace suprême de l’excentrique chef français, la «grenouille» Atlan-Ferrara, capable de conduire à ces extrêmes la représentation d’une œuvre suspectement « continentale », pour ne pas dire « diabolique »… Le chœur se mit à hurler et, comme s’il se faisait subir une apocope, sauta tout la troisième partie pour se précipiter dans la quatrième, la scène des cieux déchaînés, des tempêtes aveugles, des tremblements de terre souterrains, Santa Margarita, Aaaaaaah !
Carlos Fuentes, L’instinct d’Inez (Instinto de Inez, 2000), chap. 6 – pp.176-178