Leonard Cohen réinventé par la chanteuse catalane Silvia Pérez Cruz


Léonard Cohen confit à la sauce ibéro-catalane…

Silvia Pérez Cruz accompagnée par le guitariste Raül Fernández Miró (album Granada, 2014)

Hallelujah de Leonard Cohen (album « Vestida de nit », 2017)


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    Sílvia Pérez Cruz est une chanteuse et auteur-compositrice catalane et espagnole originaire de Palafrugelle dans la province de Gérone en Catalogne. sa mère était chanteuse et son père musicien. Après diverses expériences musicales éclectiques en groupe, elle s’est lancé dans une carrière solo en 2011. L’album Granada produit en 2014 où elle est accompagnée par le guitariste Raül Fernández Miró et dans lequel elle réinterprète des morceaux de Enrique Morente, d’Édith Piaf, de Lluis Llache, de Violeta Parra, un poème de Garcia Lorca et des lieder de Robert Schumann a connu un grand succès.

 


 

le « frémissement foncier » du paysage chez le poète vaudois Gustave Roud


article classé dans les thèmes « Vertige » et « Paysage »

     Dans leur ouvrage « Paysage et poésies francophones », publié en 2005 par Presses Sorbonne nouvelle, Michel Collot et Antonio Rodríguez restituent la démarche du poète vaudois Gustave Roud dans le positionnement de la littérature romande vis à vis du paysage suisse dans les années trente qui remettait en cause l’assimilation exclusive léguée par les XVIIIe et XIXe siècles des paysages suisses aux hauts massifs alpins, en magnifiant leur « verticalité » et leur « sublimité ». Cette vision, initiée par Rousseau par sa description du Valais dans « La Nouvelle Héloïse » et récupérée par l’industrie touristique et le patriotisme était devenue un stéréotype pesant et stérile qui bloquait toute vision nouvelle. En dehors de Gustave Roud, des écrivains comme Ramuz et Nicolas Bouvier s’étaient élevé contre cette interprétation restrictive du paysage helvétique.


      Gustave Roud (1897-1976)

Extrait de« Paysage et poésies francophones » par Michel Collot et Antonio Rodríguez

       Pour mieux comprendre le rôle de ce fréquent recours aux œuvres d’autrui, ainsi qu’à divers imaginaires culturels, revenons au paysage défini comme un piège. Le réel accueille quelquefois le poète dans son « cercle magique » (II, 283) : subissant l’épreuve d’un « rapt » (III, 87), le sujet routine est conduit à une fugitive « vision de l’éternel » (II, 283), il accède à un espace spirituel où il retrouve les morts. A l’épreuve du piège est associée l’expérience inverse, celle de l’éloignement vertigineux face au réel. Il arrive que les deux moments – le rapt, et l’éloignement – aient lieu presque simultanément : de manière paradoxale, le réel s’offre dans la singularité de sa présence – et l’évidence émouvante s’impose alors qu’il nous tient un langage, ou qu’il nous joue une musique –, puis il se retire dans son altérité absolue. Les humains, les animaux, mais surtout les fleurs semblent s’ouvrir à l’échange et à la communion, livrer leur vérité intime, avant de se refermer aussitôt auprès dans le silence. Roud se souvient de la parole de Novalis : « Eloignement infini du monde des fleurs ! » (II, 244). (…)

Vieux pont sur la Bressonnaz entre Moudon et Vuillens - photo Ludovic PeronPont sur la Bressonnaz entre Moudon et Vuillens – photo Ludovic Peron

      Les écrits de Roud comptent de multiples occurrences de ce « saisissement » (II, 246), de cet « asservissement » (II, 190) à quelque objet du monde. (…) Ces expériences sont associées à des lieux où Roud retourne souvent, auxquels le Journal fait de fréquentes mentions : l’enclave, le vieux pont près de Vuillens, le bois des Combes. Ces lieux réels viennent habiter les textes : « L’Enclave » (II, 241-247) figure le modèle routine du paysage accueillant. C’est un espace clos, circulaire, fermé par « une haute muraille de frondaisons et de fûts » (II, 241). Tout vit ici « comme refermé sur sa vie plus profonde » (II, 243) : les êtres – humains, végétaux et animaux – sont prêts à s’ouvrir, à livrer  » le dessin musical d’une présence » (II, 242), la parole ou le sens mystérieux qu’ils détiennent, mais ils se replient presque aussitôt sur leur secret. (…) Chez Roud, l’expérience de « L’Enclave » est celle d’un accès rapide et fulgurant au réel, offrant un sens lisible et se dérobant aussitôt après. Au moment où le sujet « peut se rejoindre enfin, son être même » (II, 244). (…) il est saisi d’un « frisson foncier (…) devant une autre présence » (II, 244). C’est un « frémissement foncier » (II,79) que le poète éprouve à Port-des-Prés – lieu isolé aussi, au milieu des prairies – dans une expérience de rapt et de saisissement qui semble figurer l’accomplissement de celle de l’enclave :

    « Et tous deux nous verrons enfin ce que j’ai vu : l’instant d’extase indicible où le temps s’arrête, où le chemin, les arbres, la rivière, tout est saisi par l’éternité. Suspens ineffable ! … Les morts autour de nous, le soleil immobile comme pour toujours à la pointe d’un chêne, une feuille nue sous nos yeux qui éclate de lumière, éternelle, les voix dans un silence plus peuplé que notre cœur, une grondante musique solennelle aux veines du monde comme un sang. Non point la paix : un frémissement foncier, des moelles aux mains saisies, et l’étouffante, la vertigineuse montée des larmes… » (II, 78-79)

      Cette extase est ici le fruit d’un franchissement des limites temporelles : comme Rousseau, Gustave Roud associe étroitement au lieu privilégié l’épreuve heureuse d’une sorte d’adhésion au corps du monde. L’extase est vécue dans la concomitance de plusieurs éléments : la lumière qui paraît éternelle, des voix humaines, une musique du monde et les larmes – comme une réponse charnelle à cette irruption de l’éternité dans le temps. Le ruisseau, la fontaine, l’omniprésence de l’eau – sensible dans le texte par de nombreuses métaphores maritimes ou lacustres – rapprochent encore Port-des-Près de l’île Saint-Pierre (de Rousseau). (…) Cet espace privilégié chez Roud – enclave, île, oasis, pont ou port – représente un lieu d’accueil qui fait signe, dans sa clôture et sa perfection même, vers un lieu de soi inconnu, « vers une région de (soi)-même plus ancienne que le monde » (III, 202), où le sujet n’accède qu’au prix d’une « faille« , d’une « blessure« . Ce franchissement d’une limite en soi s’accomplit chez Roud dans un espace clos et harmonieux où prennent figure conjointement une profondeur du réel et une extase du sujet.

    « Peut-être ferais-je bien de noter ici, avant l’oubli fatal, des choses qui se sont passées ici, mais dés que je veux recourir à ma mémoire, tout glisse et s’enfuit comme des poissons effrayés par le pas du promeneur sur la rive » (28 octobre 1963)

Gustave Roud (1897-1976)

     « Je suis parce que j’accepte le monde. J’accepte ma différence, qui est de vivre toute vie – alors que chacun vit la sienne seulement. Je ne suis pas un témoin qui juge et compare, le cœur vide et les yeux secs. Je participe. Et il n’y a qu’un moyen d’y atteindre : l’amour. Rien ne se donne qui ne s’est donné. Comprenez-moi. Saisissez enfin le sens de ma quête infinie ! Questionné sans amour, l’univers entier, fût-il mis à la torture, ne peut que se taire ou mentir. J’interroge le lac, j’interroge les montagnes, et chaque jour leur réponse est différente et plus belle. J’interroge les hommes, je les considère tour à tour. Aucun ne m’est fermé. Je suis seul – et ma solitude est peuplée des passions que j’assume, riche d’une inépuisable tendresse. Et voici naître de mon sang les mystérieuses créatures qui se mêlent aux autres hommes, vivant d’une autre vie – la même. (…)
     Comprenez-moi. Comprenez que toute l’opération de mon amour est de faire naître, loin des orages temporels, phrase à phrase, l’immense nappe nue (du lac) où tout un pays penché va reconnaître son visage. »

Berner Jura


   

Ils ont dit… (7)


Klee,_Angelus_novus
Angélus Novus, l’Ange de Paul Klee si cher
au cœur de Walter Benjamin

Le désespoir de l’ange

    « Un ange, étant incapable de mourir, ne peut courir d’aventures : il aurait beau descendre dans les entrailles du sol, explorer les profondeurs de l’océan, monter en fusée jusqu’à l’étoile polaire… Rien n’y fait ! l’être immortel, avec son invisible cotte de maille, ne peut courir de dangers puisqu’il ne peut pas mourir. peut-être les anges auraient-ils bien envie de mourir pour pouvoir, comme tout le monde, courir des aventures : ils sont condamnés, hélas ! à l’immortalité et meurent peut-être de ne pas mourir ! »

Vladimir Jankékévitch, L’aventure, le sérieux, l’ennui


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Bouée de sauvetage : « Till the End of the World » (I’ll Love You)


Nick Cave and the Bad Seeds
(I’ll Love You) Till the End of the World – un parfum de Leonard Cohen…
A song from the soundtrack to the film by Wim Wenders

Bouée de sauvetage

    Foutez le monde en l’air, détruisez la planète, noyez-la sous des millions de tonnes d’ordures, empoisonnez l’air, traquez le dernier requin, la dernière baleine, le dernier éléphant et le dernier rhinocéros, Menez la guerre chimique contre les papillons, les abeilles et les oiseaux, stérilisez la terre et la mer, détruisez l’humus et remplacez le plancton par du plastique, gavez vos gosses et vous avec, de nourriture Frankenstein, hypothéquez leur avenir par des injections massives de produits de synthèse, de nanoparticules, de particules radioactives, de métaux lourds, d’hormones variées et de perturbateurs endocriniens, détruisez-vous les uns les autres sous des tonnes de bombes, à la ceinture d’explosifs, au sabre, au canif, avalez la terre toute entière avec votre grande gueule et votre absence totale de goût, enivrez-vous, hantez les quartiers minables peuplés de cafards, les bas-fonds aux rues jonchées de tessons de bouteilles et de vomissures, gueulez après votre chien, votre femme ou vos gosses, cognez-les pour libérer votre frustration et votre colère et soudain vous voilà redevenu ridiculement un petit enfant qui prie, non pas un Dieu en lequel il ne croit plus, mais simplement pour pouvoir se blottir l’espace d’un instant contre le sein d’une madone charnelle aux yeux anthracite ou azurés comme le ciel, aux longs cheveux bouclés noirs comme le charbon ou immaculés comme la neige…

     Hypocrite et pathétique…

Enki sigle 

Notre Dame de Grasse - Musée des Augustins de Toulouse, vers 1460-1480

Till the End of the World (1991)

It was a miracle I even got out of Longwood alive,
this town full of men with big mouths and no guts;
I mean if you can just picture it,
the whole third floor of the hotel gutted by the blast
and the street below showered in shards of broken glass,

and all the drunks pouring out of the dance halls
staring up at the smoke and the flames ;
and the blind pencil seller waving his stick
shouting for his dog that lay dead on the side of the road ;
and me, if you can believe this,
at the wheel of the of the car
closing my eyes and actually praying ;
not to God above but to you, saying :

Help me, girl ; help me, girl
I’ll love you till the end of the world
With your eyes black as coal
and your long dark curls

Some things we plan,
we sit and we invent and we plot and cook up ;
others are works of inspiration, of poetry ;
and it was this genius hand that pushed me up the hotel stairs
to say my last goodbye
to a hair as white as snow and of pale blue eyes
[saying :]
I gotta go ; I gotta go,
the bomb in the bread basket are ready to blow

in this town of men with big mouths and no guts,
the pencil seller’s dog, spooked by the explosion,
leaping under my wheels as I careered out of Longwood
on my way to you waiting in your dress,
in your dress of blue

I said:
Thank you, girl; thank you, girl
I’ll love you till the end of the world
with your eyes black as coal
and your long, dark curls

and with the horses prancing through the fields,
with my knife in my jeans and the rain on the shield ;
I sang a song for the glory of the beauty of you
waiting for me
in your dress of blue

Thank you, girl. Thank you, girl
I’ll love you till the end of the world
with your eyes black as coal
and your long, dark curls
°°°


 

Conduites à risques : la parabole du corbeau charognard


l’Aventureux et l’Aventurier

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     Je roule sur une voie de contournement de l’agglomération. Cette voie est très encombrée en début et fin de journée aux heures d’entrée et de sortie des entreprises et des bureaux mais à cette heure de la journée la circulation est fluide, les véhicules sont espacés d’une quinzaine de mètres environ et roulent à une vitesse rapide. Soudain, dans le champ de vision de mon pare-brise, je vois un corbeau s’envoler du bas-côté de la voie juste après le passage du véhicule qui me précédait, se poser sur la route, donner quelques coups de bec nerveux sur ce qui semble être la dépouille d’un petit animal sur le sol avant de s’envoler précipitamment pour échapper à mes roues. La scène n’a duré que deux à trois secondes. Jetant un coup d’œil dans mon rétroviseur, je vois le volatile répéter la même scène avant d’échapper de justesse au véhicule qui me suit.
       Depuis combien de temps se livrait-il à ce jeu macabre dans l’entre-deux qui sépare le plaisir et la mort ? J’imaginais la torture mentale subie par cet animal tiraillé entre le désir irrépressible d’apaiser sa faim ou de goûter à ce succulent festin qui lui fait prendre tous les risques et son réflexe de survie qui lui ordonnait de s’échapper au plus vite. Une becquetée de plus, une mauvaise appréciation de la vitesse du véhicule qui se précipitait sur lui et c’était la mort assurée : « S’il vous plait, encore un instant, Monsieur le bourreau… ». Cela m’a rappelé l’histoire de Blanquette, la chèvre de Monsieur Seguin citée par Alphonse Daudet dans les Lettres de mon moulin dont l’un des passages m’avait particulièrement ému lorsque j’étais enfant. C’était celui dans lequel l’auteur décrivait la petite chèvre se battre courageusement contre le loup durant une grande partie de la nuit — bien que n’ayant aucune illusion sur la fin du combat — pour pouvoir bénéficier encore un peu, avant de mourir, du plaisir de déguster ces succulents brins d’herbe tendre qu’elle était venue chercher dans la montagne :  « Ah ! la brave chevrette, comme elle y allait de bon cœur ! Plus de dix fois, je ne mens pas, (…), elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d’une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe ; puis elle retournait au combat, la bouche pleine… Cela dura toute la nuit. »

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     Cette histoire m’a fait penser à certaines conduites à risques sportives ou comportementales prisées par certains jeunes qui les mènent à approcher la mort au plus près. Dans l’Aventure, le Sérieux et l’Ennui, Vladimir Jankélévitch distingue, dans la pratique de l’Aventure, le profil de l’Aventureux de celui de l’Aventurier. L’Aventureux est celui qui s’engage dans l’Aventure sans idée préconçue ni calcul et qui de ce fait accepte le surgissement de l’inattendu et toutes ses conséquences. Son engagement dans l’Aventure est donc radical puisqu’il peut conduire au bouleversement complet de son existence. Au contraire de l’Aventureux, l’Aventurier est un calculateur, il poursuit un but qui se situe certes à la marge de la société mais qui s’insère dans un cadre bien délimité. Pour lui l’Aventure est un fond de commerce qu’il exploite de manière rationnelle et qui de ce fait doit, autant que faire se peut, éviter l’inattendu. Dans cet ordre d’idées, si Blanquette, la chèvre de Monsieur Seguin, par son comportement impulsif et non rationnel qui lui fait préférer la vie sauvage à la vie sécurisée mais ennuyeuse de la domesticité, est sans conteste une Aventureuse, le corbeau charognard qui prend des risques savamment calculés n’est lui qu’un Aventurier opportuniste. On retrouve cette dichotomie dans les conduites à risques. Certaines apparaissent « sous contrôle », même si ce contrôle n’est que relatif car le propre de tout jeu digne de ce nom est de laisser une part ne serait-elle que minime au hasard et à l’impondérable qui est la mort, d’autres sont totalement incontrôlées et voient de ce fait le risque de leur pratique fortement augmenté.

Enki sigle

 


Ils ont dit… (6)


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François Chauveau – Carte du Tendre (extrait), 1654

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   « L’aventure amoureuse est une enclave dans le Sérieux prosaïque de la quotidienneté, comme la principauté de Monaco, avec son casino, ses zouaves et ses palmiers, est une enclave dans le département des Alpes-Maritimes. »

Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux

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