Les fous gouvernent nos affaires…


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     «  Tout au long de ma vie, mes deux grands accomplissements ont été ma stabilité mentale et d’être, évidemment, très intelligent. (…)  Je suis allé de TRÈS brillant businessman, à une ‘top’ star de la télévision, jusqu’à président des Etats-Unis (à mon premier essai). J’estime que cela me qualifie, non pas d’homme intelligent, mais de génie… et de génie très stable avec ça !  »       Donald Trump


Les fous gouvernent nos affaires, 1946

Écrit de Lewis Mumford, The Saturday Review of Litterature, 2 mars 1946.
Publié sur le blog des éditions Agone

Capture d_écran 2018-01-31 à 20.49.13     Les fous gouvernent nos affaires au nom de l’ordre et de la sécurité. Les fous « en chef » se réclament du titre de général, d’amiral, de sénateur, de savant, d’administrateur, de secrétaire d’État ou même de président. Et le symptôme fatal de leur folie est celui-ci : ils ont mené à bien une série d’actes qui, éventuellement, entraîneront la destruction de l’humanité, avec la solennelle conviction qu’ils sont des êtres normaux et responsables, vivant sainement et poursuivant des buts raisonnables et justifiés.

    Jour après jour, sans le moindre écart, les fous suivent leur route et leurs habitudes d’inexorable folie : route et habitudes tellement stéréotypées, tellement communes, qu’elles semblent être les voies normales d’hommes normaux, et non pas les chemins perdus d’hommes penchés sur la mort totale. Sans mandat public d’aucune sorte, les fous ont pris sur eux de nous mener graduellement à ce dernier acte de folie qui corrompra le visage de la terre, balayera les nations des hommes, et, peut-être, mettra fin à toute existence sur la planète elle-même.

    Ces fous tiennent une comète par la queue, et ils croient faire preuve d’équilibre mental en la traitant comme si c’était un pétard d’enfant. Ils font joujou. Ils l’expérimentent ; ils rêvent de comètes plus brillantes et plus rapides. Leurs professeurs ne leur ont transmis aucune règle pour contrôler la comète. Alors ils prennent des précautions d’enfants faisant sauter des pétards. Sans demander la permission à personne, ils ont décidé d’organiser un autre jeu avec cette force cosmique, juste pour voir ce qui arrivera en mer dans une guerre « qui ne doit jamais venir ».

    Pourquoi laissons-nous les fous jouer sans élever nos voix ? Pourquoi demeurer calmes jusqu’à l’inertie en face d’un tel danger ? Il y a une raison : nous sommes aussi fous qu’ils le sont. Nous considérons la folie de nos dirigeants comme l’expression de la sagesse traditionnelle et du bon sens. Nous les regardons placidement, comme un agent de police drogué qui verrait d’un coup d’œil fatigué et tolérant le vol d’une banque, le meurtre d’un enfant ou le placement d’une machine infernale dans une gare. Notre création donne la mesure de notre folie. Nous regardons les Fous et continuons notre petit bonhomme de chemin.

    En vérité, ce sont des machines infernales que les fous, par nous élus et nommés, sont en train de placer. Quand les machines exploseront, les villes sauteront, l’une après l’autre, comme un cordon de pétards, anéantissant et brûlant les derniers vestiges de la vie. Nous savons que les fous construisent encore de telles machines, et nous ne leur demandons même pas pour quelles raisons ; bien plus, nous ne les arrêtons même pas. Aussi bien sommes-nous aussi fous qu’eux : fous vivant parmi les fous ; même pas émus par l’horreur qui s’approche rapidement de nous. Nous ne pensons qu’à l’heure de venir, au jour suivant, à la semaine prochaine, et c’est une preuve de plus de notre folie. Car si nous continuons ainsi, demain sera plus lourd de mort qu’un cimetière.

    Pourquoi sommes-nous saisis d’une telle folie ? « Ne le demandez plus ; c’est un fait acquis. » Ne sommes-nous donc plus assez sains et forts pour nous élever contre les fous, pour les combattre ? N’avons-nous pas le pouvoir d’étouffer les machines infernales qu’ils ont créées et d’enrayer le suicide de la race humaine ? Personne n’a-t-il levé la main pour stopper les fous ? Si – ici et là, venant des égouts et des toits, jetés dans une boîte aux lettres, glissés sous une porte par une main silencieuse, parviennent des bribes de message adressés à nous tous. Ces messages ont été écrits par les plus fous d’entre eux, par ceux qui ont inventé cette machine super-infernale. Ces hommes, que les derniers soubresauts de la démence ont rendus sains d’esprit. […]

     Les fous dirigeants n’osent pas nous laisser lire en entier le message des emprisonnés, de peur que nous retrouvions notre lucidité. Le président, les généraux, les amiraux, les administrateurs craignent que leur propre folie devienne trop évidente si les mots éparpillés que nous envoient les éveillés étaient rassemblés pour former une phrase intelligible. Car le président, les généraux, les amiraux et les administrateurs nous ont menti au sujet de cette machine infernale. Ils ont menti dans leurs déclarations, et encore bien plus dans leurs silences. Ils mentent parce ce que ce n’est pas une machine infernale, mais des centaines de machines infernales ; et à ce jour, non plus des centaines, mais des milliers. Ces fous débridés auront bientôt assez de puissance pour démanteler, en appuyant sur un bouton, la structure terrestre. De jour en jour, s’augmentent les réserves de chaos.

    La puissance que les fous détiennent est d’un tel ordre, que les seuls sains d’esprit savent qu’elle ne doit pas être utilisée. Mais les fous ne veulent pas que nous sachions que cette puissance est trop absolue, trop divine, pour être placée dans des mains humaines : car les fous font gentiment sauter la machine infernale sur leurs genoux, pendant que leurs mains tremblent du désir de presser sur le bouton. Ils nous sourient, ces fous. Ils posent devant les photographes toujours souriants. Ils disent : « Nous sommes plus optimistes que jamais », et leur grimace malsaine prophétise la catastrophe qui nous attend.

    De même qu’ils nous mentent à propos du secret qui n’en est pas un, les fous se mentent aussi à eux-mêmes, pour donner à leur mensonge une plus grande apparence de vérité, et à leur folie les dehors de l’équilibre. Ne connaissant à leur machine d’autre emploi que la destruction, ils multiplient nos capacités de destruction. […] Les fous agissent comme si rien n’arrivait, comme si rien n’allait arriver : ils prennent les précautions habituelles du fou avec la confiance du fou. Les fous préparent la fin du monde. Ce qu’ils appellent « progrès continuel » signifie l’extermination universelle, et ce qu’ils appellent « sécurité nationale » est un suicide organisé. Il y a un seul devoir pour le moment : tout autre tâche appartient au rêve ou au cynisme. Arrêtez le nucléaire ! Arrêtez les constructions ! Abandonnez la bombe atomique définitivement. Supprimez tous les plans d’utilisation. Car les plans intelligents sont issus de la plus pure folie. Détrônez les fous immédiatement en élevant une clameur de protestation telle, qu’ils seront projetés dans l’univers de l’équilibre et de la raison. Nous avons vu la machine infernale en action, et nous affirmons qu’une telle puissance ne doit pas être invoquée par les hommes.

     Nous savons qu’on ne peut sortir de l’état de folie rapidement, car la coopération des êtres humains ne peut s’acheter bon marché, au prix d’une terreur quelconque. Mais le premier pas, le seul et efficace pas préliminaire, est de détruire la bombe atomique. On ne peut parler comme des hommes sains autour d’une table de paix pendant qu’elle fume sous cette même table. Considérez la menace nucléaire telle qu’elle se présente véritablement : la visible insanité d’une civilisation qui a cessé de respecter la vie et d’obéir aux lois de la vie. Dites qu’en tant qu’hommes, nous sommes trop fiers pour vouloir la destruction du reste de l’humanité, même si cette folie pouvait nous épargner pendant quelques instants dépourvus de signification. Dites que nous sommes trop sages pour imaginer que notre vie aurait une valeur et un but, sécurité ou continuité, dans un monde ruiné par la terreur ou paralysé par la menace de la terreur. […]

     Cessons de croire que la puissance cosmique que nous détenons est un pétard d’enfant. Aucun de nous ne devra jamais utiliser la puissance atomique. Laissons-la de côté, comme si elle n’était pas conçue, comme si elle était inconcevable ! Car nous n’avons rien à craindre les uns des autres en dehors de notre folie normale : la folie de ceux qui amènent calmement la fin du monde en barrant leur « t » et en mettant des points sur les « i », comme ils l’ont toujours fait. En dehors de cette foi commune en notre cause commune, le monde est condamné.

    En attendant, le système d’horlogerie à l’intérieur de la machine infernale fait tic-tac, et le jour final se rapproche. Le moment de l’action est venu. Les gestes automatiques des fous doivent être brutalement arrêtés. Que les éveillés soient libérés, et que chacun d’entre eux soit placé contre le coude de tout individu tenant une haute fonction publique, de même que le prêtre fut un temps au coude du roi pour chuchoter les mots « Humanité » et « Un seul Monde » dans l’oreille du chef quand il glissait dans le langage de mort de l’isolement tribal. Le secret qui n’est pas un secret doit être dévoilé à tous. La sécurité qui n’est pas une sécurité doit être abandonnée. Le pouvoir qui est annihilation doit laisser place au pouvoir qui sera naissance. C’est à nous qu’incombe le premier pas à faire vers un monde plus sain. Abandonnez le nucléaire ! Arrêtez-le dès maintenant ! Tel est l’unique ordre du jour. Lorsque nous aurons accompli cette tâche, le prochain pas sera évident, et la prochaine tâche qui ajoutera une nouvelle protection contre l’automatisme bien rodé des fous.

    Mais nous devons faire vite pour surmonter notre propre folie. Déjà le mécanisme d’horlogerie va vite, et la fin est plus près que quiconque ose l’imaginer.

Lewis Mumford Paru dans The Saturday Review of Litterature le 2 mars 1946.
Publié sur le blog des éditions Agone


L’aventure selon Jankélévitch : « Un homme décide un beau jour d’escalader l’Himalaya… »

 


 

IMG_2124_Everest.jpgVue de la face Nord de l’Everest depuis le Tibet

     Pour quelles raisons décidons-nous de nous de prendre des risques dans la conduite de notre vie de manière apparemment gratuite puisqu’aucune nécessité nous y oblige ? Pourquoi choisissons nous de pratiquer des sports extrêmes qui nous font côtoyer la mort ? Pourquoi certains d’entre nous éprouvent-ils le besoin de s’engager dans une aventure amoureuse passionnée dans laquelle ils vont brûler leurs vaisseaux et s’interdire tout retour ?  Rares sont ceux qui cèdent à ces pratiques dans le but conscient ou inconscient de mourir ou de se détruire — cela n’est le fait que de quelques cas pathologiques — mais force est de constater que le choix de ceux qui s’adonnent à de telles pratiques intègre le fait qu’elles intègrent le risque d’un danger extrême pouvant conduire à la destruction et à la mort. Pour le philosophe Vladimir Jankélévitch, s’engager dans de telles voies, c’est faire le choix d’un style de vie particulier, celui de l’Aventure, et s’engager sur la voie d’un avenir indéterminé ouvert à tous les champs du possible, anéantissement inclus, à l’opposé du mode de vie routinier, sécurisé et fermé promu par le sens commun, le monde du « sérieux » qui conduit le plus souvent à l’ennui. Pour Jankékévitch, celui qui choisit l’authentique Aventure et que l’on nommera l’aventureux ne peut en aucun cas être confondu avec l’aventurier, ce « professionnel » pragmatique de l’aventure qui à défaut d’un style de vie a fait de l’aventure un fond de commerce et cherche à limiter au maximum l’indétermination et les risques. L’aventure authentique, c’est celle qui permet à l’inattendu de survenir, d’advenir et de changer ainsi la donne de notre vie.


jankelevitch-vladimir      Dans son essai lumineux l’Aventure, l’Ennui, le Sérieux paru en 1963, le philosophe Vladimir Jankélévitch  précise que c’est justement parce qu’elle intègre le risque de la mort que l’Aventure est l’Aventure, même si ce risque est réduit ou lointain : « C’est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité (de la mort) qui donne son sel à l’aventure et la rend aventureuse ». Cette proximité et confrontation volontaire avec le tabou de  la mort et l’insécurité qui en résulte fait que l’aventure apparaît comme une transgression qui se traduit chez l’aventureux par une attitude contradictoire d’attirance et de rejet mêlée. L’aventure prend alors la forme du vertige qui tout à la fois nous pousse vers le vide et nous en préserve. De là naît l’attitude ambiguë de l’aventureux qui oscille en permanence entre le dedans de l’Aventure et son dehors, entre le jeu et le sérieux. Parfois, c’est le jeu qui l’emporte et d’autre fois, c’est le sérieux. Comme l’écrit le philosophe, si vous supprimez l’un de ces deux contraires : « l’aventure cesse d’être aventureuse : si vous supprimez l’élément ludique, l’aventure devient une tragédie, et si vous supprimez le sérieux, l’aventure devient une partie de cartes, un passe-temps dérisoire et une aventure pour faire semblant ». L’aventureux se situe ainsi sur le seuil de deux contraires, passant alternativement de l’un à l’autre. Mais notre vie n’est-elle pas toute entière faite de contradictions et de disjonctions que nous nous évertuons à nier, sinon à résoudre ? En ce sens la vie se déroule comme une aventurer…


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Vladimir Jankélévitch : l’Aventure, l’Ennui, le Sérieux,
chapitre l’Aventure mortelle (extrait)
(Les sous-titres ont été ajoutés par moi)

Au commencement, l’expression d’un acte de liberté

      Un homme décide un beau jour d’escalader l’Himalaya. Il n’est pas obligé de se donner cette peine. Il est obligé de payer ses impôts, de faire son service militaire, d’exercer un métier, car ces choses-là sont  « sérieuses » ; mais pour ce qui est d’escalader l’Everest, non, personne ne l’y oblige. Le commencement de l’aventure est donc un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit, de nature un peu esthétique.

Perte de contrôle : quand le sérieux l’emporte sur le jeu…

    Mais voici que l’homme dégagé s’engage à fond. L’amateur qui a quitté volontairement sa famille et ses occupations se trouve pris, sur les pentes de l’Everest dans une tourmente de neige. À partir de ce moment il regrette sans doute d’être parti, mais il est trop tard pour regretter et revenir sur ses pas : à partir de ce moment, il se bat pour son tout-ou-rien, il se bat pour sa peau. Ce qui est en jeu désormais, c’est sa destinée et son existence même; c’est, comme on dit, une question de vie ou de mort. L’aventure, alors, est sur le point de cesser d’être une aventure pour devenir une tragédie : à plus forte raison si l’alpiniste meurt de froid sur le glacier ou tombe dans une crevasse, si l’aventure finit tragiquement; il arrive qu’on la commence par force et qu’on la continue par jeu, mais le plus souvent c’est l’inverse : on la commence pour jouer, mais on ne sait ni quand ni comment elle peut finir, ni jusqu’où elle peut aller. Elle commence frivole, elle continue sérieuse, et elle se termine tragique ; son déclenchement est libre et volontaire, mais sa continuation et surtout sa conclusion se perdent dans les brumes menaçantes, dans l’inquiétante ambiguïté de l’avenir. L’aventurier a brûlé ses vaisseaux, les vaisseaux du retour et de la résipiscence. En ce point commence la tragédie ! Par rapport à l’entreprise saugrenue et baroque nommée aventure, l’homme est un peu dans la situation de l’apprenti sorcier. Ce demi-sorcier sait le mot qui déclenche les forces magiques, mais il ne sait pas le mot qui les réfrènerait : l’apprenti ne sait donc que la moitié du mot. Seul le maître sorcier connaît les deux mots, le mot qui déclenche et le mot qui arrête. Si l’homme savait les deux mots de l’aventure, il serait non point un demi-magicien, un apprenti, et pour tout dire un aventurier, mais un magicien complet, ou mieux, il serait comme Dieu. Il n’y a que Dieu qui soit maître à la fois de déclencher et de stopper à volonté, qui sache à la fois le mot du commencement et le mot de la fin, qui soit omnipotent : l’homme en cela n’est qu’un demi-dieu, comme sa liberté n’est qu’une demi-liberté, comme sa puissance est non pas toute-puissance, mais moitié de puissance; le fiat initial est seul entre nos mains, et seulement pour l’amorçage d’une entreprise qui se déroule toute seule. Par rapport à l’irréversibilité du temps, nos pouvoirs sont des pouvoirs boiteux, tronqués, unilatéraux, et c’est sans doute cette dissymétrie qui explique la prépondérance du sérieux. Comment s’étonner qu’une telle dissymétrie nous inspire des sentiments ambivalents ?

Quand le « sérieux » ne fait pas dans la demi-mesure…

    Parlant d’une aventure où le sérieux l’emporte sur le jeu, nous n’avons pas encore dit le mot essentiel qui en indique l’objet et qui explique pourquoi notre destinée entière y est tragiquement engagée. Ce mot, c’est le mot de mort. Ce mot innomé, et même inavouable, donne à l’aventure son apparence immotivée. Sans doute l’homme est-il hors de la mort par la conscience qu’il en prend : mais comme cette conscience n’empêche nullement  l’être pensant de mourir en fait, l’être-pensant mortel est avant tout au-dedans de la mort ? car c’est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l’enjeu implicite de toute aventure. Une aventure quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement à peine perceptible… C’est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité qui donne son sel à l’aventure et la rend aventureuse. Plus généralement : la douleur, le malheur, la maladie, le danger sont à cet égard logés à la même enseigne. Un danger n’est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu’une chance sur mille — non pas une chance sur vingt, comme dans cette « roulette du suicide » qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille : c’est pourtant l’appréhension de cette toute petite chance, c’est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l’aventure (…), une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n’est pas une aventure du tout : tout au plus serait-ce une aventure de matamore — La raison en est facile à donner : cette raison est la finitude de la créature.

La tentation du surhumain par la confrontation avec la mort.

    C’est une chose bien simple : pour pouvoir courir une aventure, il faut être mortel, et de mille manières vulnérable : il faut que la mort puisse pénétrer en nous par tous les pores de l’organisme, par tous les joints de l’édifice corporel (…). La fragilité essentielle et la précarité incurable de notre existence psychosomatique fondent la possibilité de l’aventure. La mort est ce qu’on trouve lorsque l’on creuse jusqu’à l’extrémité de l’humain, jusqu’au rebord aigu et indépassable d’une expérience : la mort est la limite absolue qu’on atteindrait si on allait à fond et jusqu’au bout au lieu de s’arrêter en route : c’est le fond infime de toute profondeur et l’apogée suprême de toute hauteur et le point extrême de toute distance. La mort est au bout de toutes les avenues lorsqu’on les prolonge indéfiniment (…). C’est pourquoi l’homme en quête d’aventures pousse des pointes périlleuses dans la direction des extrémités. Le besoin d’atteindre les extrêmes et les finistères qui sont le nec plus ultra de l’espace, d’aller dans les profondeurs du sol ou de l’océan, au sommet des montagnes ou vers l’extrême altitude du monde sidéral, au pôle Nord, au pôle Sud, en Extrême-Orient, en Extrême-Occident, tout cela témoigne clairement d’une tentation extrémiste et même puriste. L’aventureux aspire à un au-delà de la zone mitoyenne, de cette zone des mélanges qui est la zone de l’optimum biologique, celle où l’homme vit et respire le plus confortablement, mais dans laquelle, n’étant ni ange ni bête, il mène l’existence la plus bourgeoise et la plus casanière. Les hommes de la continuation engraissent et prospèrent dans cet entre-deux, équidistant de l’alpha et de l’oméga, où déjà Pascal assignait sa place à l’amphibie humain et qui est la région tempérée intermédiaire entre les pôles; et l’homme de l’aventure, au contraire, va vers les extrémités, vers les  pôles nord et sud de son existence empirique; il renonce au confort de la zone tempérée et ne fait pas grand cas de ce juste milieu, de cette heureuse intermédiarité qu’Aristote confondait un peu vite avec l’excellence.

    La mésaventure de mort est donc l’aventure en toute aventure, comme elle est le dangereux en tout danger et le douloureux en toute douleur, le mal du malheur et de la maladie. retrouvons ici l’aventureuse ambiguïté dont nous sommes partis. l’indétermination de la mort est celle même de l’avenir ambigu. Car la mort est, par excellence, ce qui est absolument certain et absolument incertain ; les deux ensembles ! Elle n’est pas dans l’ombre, mais dans la pénombre. 

Vladimir Jankélévitch, l’Aventure, l’Ennui, le Sérieux.


George Mallory et Andrew Irvine, le 4 juin 1924.jpg                              George Mallory et Andrew Irving, le 4 juin 1924

Le corps de George Mallory a été retrouvé à l’Everest. L’énigme la plus haute  – Lire l’article de Charlie Buffet dans le Libération du 5 mai 1999, c’est  ICI.

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Extrait :   « Sur ce qui est advenu le jour où George Mallory disparut à l’Everest, on ne sait pas grand-chose. Il a passé la nuit du 7 au 8 juin 1924 au camp VI, à 8 170 mètres d’altitude, avec Andrew Irvine. Les deux hommes ne s’y trouvaient plus lorsque le géologue Noel Odell y parvint, à 14 heures. On ne les a jamais revus, ils sont morts. Voilà pour les certitudes. Pour le reste, c’est la plus belle partie de Cluedo de l’histoire de l’alpinisme: Mallory et Irvine avec le piolet (on y reviendra, au piolet), près du toit du monde. Vus pour la dernière fois par Odell à 12h50, mais le témoignage lui-même est flou, se contredit : ils montaient, semblaient en retard sur leur horaire, mais à quelle altitude étaient-ils. Que s’est-il passé après qu’ils eurent disparu dans un nuage ? Cette énigme à tiroirs, ce mystère attire comme un trou noir, jusqu’à l’obsession. Cinq biographies, un livre d’enquête fouillé, un roman, des vies d’hypothèses. Pourquoi tant de passion ? Simple : il est possible que, vingt-neuf ans avant Hillary et Tensing (1953), un homme ait foulé le plus haut sommet de la planète, l’Everest, 8848 mètres… »

tpBest20Mallory20Boot1-1.jpgL’une des chaussures de Mallory retrouvée près de son cadavre

« Finir le boulot »

    On ignore si Mallory et Irvine avaient atteint l’Everest avant leur mort. Selon l’une de ses filles, George Mallory avait apporté avec lui lors de son ascension une photo de sa femme Ruth et avait l’intention de la déposer au sommet. Cette photo n’a jamais été retrouvée. En 1995, son petit-fils, porteur du même nom et prénom que son grand-père et alpiniste confirmé, a déposé une photo de ses grands-parents sur le sommet de l’Everest pour « finir le boulot ».


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Ils ont dit…(10)


Paroles d’un visionnaire (1)

Lewis Mumford (1895-1990)Lewis Mumford (1895-1990)


La culture des villes, 1938

         « Aujourd’hui, la dégradation de la vie intérieure est symbolisée par le fait que le seul endroit sacré de l’interruption est la toilette privée. »

La culture des villes – chap. 1, sct 5, 1938


La conduite de la vie, 1951

    « Nous arrêtons notre créativité intérieure avec des compulsions externes et des angoisses non pertinentes, à la merci des interruptions constantes par le téléphone et la radio et de l’impression insistante, chronométrant nos vies au mouvement d’une ceinture de production que nous ne contrôlons pas. En même temps, nous donnons autorité à l’estomac, aux muscles, aux organes génitaux – aux réflexes animaux qui produisent des consommateurs obéissants, des man-dresseurs maniaques, des sujets politiques serviles, des automates à bouton-poussoir. »

DÉFI : Diagnostic de notre temps


      « Incapable de se créer une vie significative, la personnalité prend sa propre revanche: du fond profond vient une forme régressive de spontanéité: l’animalité brute fait contrepoids aux stimuli dénués de sens et à la vie vicaire à laquelle l’homme ordinaire est conditionné. Se nourrir spirituellement de ce chaos d’événements, de sensations et d’interprétations sournoises équivaut à essayer de trouver de la nourriture dans un tas d’ordures. »

Chap. 1


       « Nous avons créé un ordre industriel orienté vers l’automatisme, où la faiblesse d’esprit, native ou acquise, est nécessaire à la productivité docile de l’usine; et où une névrose omniprésente est le don final de la vie insignifiante qui émane de l’autre extrémité. »

« L’accomplissement de l’homme »


      « Peut-être jamais auparavant les peuples du monde n’ont été si près de perdre le noyau même de leur humanité ; à quoi servent les énergies cosmiques, si elles sont maniées par des hommes désorientés et démoralisés ? »

DÉFI au renouvellement : La promesse de notre époque.


    « Incapable de se créer une vie significative, la personnalité prend sa propre revanche: du fond profond vient une forme régressive de spontanéité: l’animalité brute fait contrepoids aux stimuli dénués de sens et à la vie vicaire à laquelle l’homme ordinaire est conditionné. Se nourrir spirituellement de ce chaos d’événements, de sensations et d’interprétations sournoises équivaut à essayer de trouver de la nourriture dans un tas d’ordures. »

Chap. 1


Un historien visionnaire

   Je connaissais Lewis Mumford depuis mes année d’études aux Beaux-arts pour avoir lu le pavé  monumental de presque 800 pages qu’il avait écrit sur la naissance et l’évolution du fait urbain, « La cité à travers l’histoire ». Je ne m’étais pas alors intéressé à ses travaux anthropologiques et historiques sur l’utilisation des outils et de la technique et l’apparition du langage et de la pensée symbolique. Je me rends compte aujourd’hui combien les analyses et critiques qu’il avait  énoncées depuis le début des années trente sur l’évolution de la civilisation technicienne et capitaliste étaient pertinentes. sa pensée a été influencée par l’économiste et sociologue américain d’origine norvégienne Thorstein Veblen, le biologiste et sociologue britannique Patrick Geddes et l’écrivain américain Herman Melville. Il a pour sa part fortement influencé l’historien et sociologue français Jacques Ellul, les écologistes américains Amory Bloch Lovins et Murray Bookchin, l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher, le philosophe marxiste Herbert Marcuse, Jaime Semprun et le théoricien de la communication canadien Marshall McLuhan, l’architecte américano-canadien Witold Rybczynski et le paysagiste John Nolen.


Publications traduites en français

  • Le Déclin des villes ou la Recherche d’un nouvel urbanisme (1956), traduit par Genièvre Hurel, Paris, Éditions France-Empire, 1970.
  • Le Mythe de la machine, 2 volumes, (1967-1970), Paris, Fayard, 1974.
  • Technique et Civilisation (en) (1934) ; Paris, Le Seuil, 1950 ; Marseille, Parenthèse, 2016
  • Le Piéton de New York, éd. du Linteau, 2001.
  • Herman Melville (1929, rééd. 1962), Arles, éd. Sulliover, 2006.
  • Les Transformations de l’homme (1956), traduit par Bernard Pecheur, Paris, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008.
  • La Cité à travers l’Histoire (1961, rééd. 1989), Marseille, éd. Agone4, 2011.
  • Art et technique (1951), coédition La Lenteur / La Roue, 2015. Résumé (archive) Résumé [archive] par une des traductrices.
  • Les Brown Decades : Étude sur les arts aux États-Unis 1865-1995, traduit par A. Cruz-Pierre, postface de Thierry Paquot, Éditions Etérotopia, 2015 

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J’y pense et puis j’oublie…


porteurs-60porteurs dans l’Himalaya (photographie Gibi Briat)

« portez-vous bien. »
C’est fou ce qu’il faut se porter dans cette vie.

Alexandre Millon

Les invisibles

          Notre monde repose sur les épaules de l’autre. Sur des enfants au travail, sur des plantations et des matières premières payées bon marché : des épaules d’inconnus portent notre poids, obèse de disproportion de richesses. Je l’ai vu.
          Dans les ascensions qui durent bien des jours vers les camps de base des hautes altitudes, des hommes et aussi des femmes et des enfants portent notre poids dans des hottes tressées. tables, chaises, vaisselle, tentes, cuisinières, combustibles, cordes, matériel d’escalade, nourriture pour plusieurs semaines, en somme un village pour vivre là où il n’y a rien.
          Ils portent notre poids pour le prix moyen de trois cents roupies népalaises par jour, moins de quatre euros. Les hottes pèsent quarante kilos, mais certains en portent des plus lourdes. Les étapes sont longues, elles fatiguent le voyageur avec son petit sac à dos et le minimum nécessaire.
          Des porteurs de tout notre confort marchent avec des tongs ou bien pieds nus sur des pentes qui manquent d’oxygène, la température baissant. la nuit, ils campent en plein air autour d’un feu, ils font cuire du riz et des légumes cueillis dans les parages, tant que quelque chose sort de terre. Au Népal, la végétation monte jusqu’à trois mille cinq cents mètres.
           Nous autres, nous dormons dans une tente avec un repas chaud cuisiné par eux.
          Ils portent notre poids et ne perdent pas un gramme. Il ne manque pas un mouchoir au bagage remis en fin d’étape.
          Ils ne sont pas plus faits pour l’altitude que nous, de nuit je les entends tousser. Ce sont souvent des paysans des basses vallées de rizières. Nous avançons péniblement en silence, eux ne renoncent pas à se parler, à raconter, tout en marchant.
          Nous habillés de couches de technologie légère, aérée, chaude, coupe-vent, et cetera, eux avec des vêtements usés, des pulls en laine archiélimés : ils portent notre poids et sourient cent fois plus que le plus extraverti de nos joyeux compères.
         Ils nous préparent des pâtes avec l’eau de la neige, ils nous ont même apportés des œufs ici, à cinq mille mètres. sans eux, nous ne serions ni agiles, ni athlétiques, ni riches. Ils disparaissent en fin de de transport, ils se dispersent dans les vallées, juste à temps pour le travail du riz et de l’orge.

Erri De Luca, « Sur la trace de Nives« , Postface– édit. Gallimard Folio, 2005 – Traduit de l’italien par Danièle Valin.


Fotograf: Jerry Bauer

    C’est par cet hommage aux porteurs des expéditions dans l’Himalaya, à ces obscurs et ces « invisibles » sans lesquels aucune expédition ne serait possible que l’écrivain italien originaire de Naples Erri De Luca débute son livre « Sur la trace de Nives« , l’un des plus beau livre que j’ai lu à ce jour sur l’alpinisme. Nives, c’est la célèbre alpiniste italienne Nives Meroi qui s’est rendue célèbre en gravissant avec son mari Romano Benet quatorze sommets de plus de 8.000 mètres. Le livre est la transcription d’un dialogue entre l’écrivain, lui-même alpiniste, et la grimpeuse lors d’une ascension dans l’Himalaya au cours duquel sont échangés des propos empreints de philosophie humaniste et d’une grande sensibilité sur l’alpinisme et la vie en général. Un livre à lire absolument…


    Oui, notre monde repose sur les épaules de l’autre : enfants des bidonvilles du Bangladesh qui travaillent plus de soixante heures par semaine dans les usines textiles fournisseuses des grandes marques internationales afin que nous puissions acquérir au plus bas prix nos vêtements de marques, travailleurs misérables des mines clandestines de terres rares d’Afrique et d’Asie qui travaillent dans des conditions épouvantables pour que nous puissions acquérir nos chers téléphones portables, travailleurs exploités des plantations de fruits d’Amérique centrale décimés par des maladies causées par les traitements chimiques et les conditions de travail, sans compter le million de travailleurs pauvres qui chez nous se contentent de survivre avec un salaire de 800 euros par mois du fait du temps partiel contraint. Nous y pensons à l’occasion, nous nous révoltons sur le coup et puis nous oublions, continuant sans trop d’état d’âme à acheter nos vêtements, nos téléphones et nos fruits exotiques…

angel-in-hell-1-810x538Enfant travaillant dans une usine textile du Bangladesh (photographie GMB Akash)


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Elles ont dit…


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La Tribune dans Le Monde des 100 (Extraits)

     « Nous sommes conscientes que la personne humaine n’est pas monolithe : une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une « salope » ni une vile complice du patriarcat. Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement. (…)
     Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste. (…) 
     Encore un effort, enchaîne le texte, et deux adultes qui auront envie de coucher ensemble devront au préalable cocher via une « appli » de leur téléphone un document dans lequel les pratiques qu’ils acceptent et celles qu’ils refusent seront dûment listées. (…) « cette fièvre à envoyer les +porcs+ à l’abattoir, loin d’aider les femmes à s’autonomiser, sert en réalité les intérêts des ennemis de la liberté sexuelle, des extrémistes religieux, des pires réactionnaires et de ceux qui estiment (…) que les femmes sont des êtres à part, des enfants à visage d’adulte, réclamant d’être protégées (…)
     En tant que femmes, nous ne nous reconnaissons pas dans ce féminisme qui, au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des hommes et de la sexualité.   
    Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle. Nous sommes aujourd’hui suffisamment averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et sauvage, mais nous sommes aussi suffisamment clairvoyantes pour ne pas confondre drague maladroite et agression sexuelle (…) 
   Une légitime prise de conscience des violences sexuelles exercées sur les femmes, notamment dans le cadre professionnel, cette libération de la parole se retourne aujourd’hui en son contraire: on nous intime de parler comme il faut, de taire ce qui fâche, et celles qui refusent de se plier à de telles injonctions sont regardées comme des traîtresses, des complices ! ». 

Manifeste d’un collectif de 100 femmes dénonçant une « vague purificatoire » dans le journal Le Monde du 9 janvier.

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Inénarrable Sophie de Menthon :
« Alors j’étais en train de réfléchir et je me disais qu’au fond que si mon mari
ne m’avait pas un peu harcelée, peut-être que je ne l’aurais pas épousé…»


dessin de Plantu

La riposte : « #Metoo, c’était bien, mais… » (extrait)

   « On risquerait d’aller trop loin. » Dès que l’égalité avance, même d’un demi-millimètre, de bonnes âmes nous alertent immédiatement sur le fait qu’on risquerait de tomber dans l’excès. L’excès, nous sommes en plein dedans. C’est celui du monde dans lequel nous vivons. En France, chaque jour, des centaines de milliers de femmes sont victimes de harcèlement. Des dizaines de milliers d’agressions sexuelles. Et des centaines de viols. Chaque jour. La caricature, elle est là. (…)
   « C’est du puritanisme. » Faire passer les féministes pour des coincées, voire des mal-baisées : l’originalité des signataires de la tribune est… déconcertante. Les violences pèsent sur les femmes. Toutes. Elles pèsent sur nos esprits, nos corps, nos plaisirs et nos sexualités. Comment imaginer un seul instant une société libérée, dans laquelle les femmes disposent librement et pleinement de leur corps et de leur sexualité lorsque plus d’une sur deux déclare avoir déjà subi des violences sexuelles ? (…)
    « On ne peut plus draguer. » Les signataires de la tribune mélangent délibérément un rapport de séduction, basé sur le respect et le plaisir, avec une violence. Tout mélanger, c’est bien pratique. Cela permet de tout mettre dans le même sac. Au fond, si le harcèlement ou l’agression sont de « la drague lourde », c’est que ce n’est pas si grave. Les signataires se trompent. Ce n’est pas une différence de degré entre la drague et le harcèlement mais une différence de nature. Les violences ne sont pas de la « séduction augmentée ». D’un côté, on considère l’autre comme son égal.e, en respectant ses désirs, quels qu’ils soient. De l’autre, comme un objet à disposition, sans faire aucun cas de ses propres désirs ou de son consentement.      
       Les porcs et leurs allié.e.s s’inquiètent ? C’est normal. Leur vieux monde est en train de disparaître. Très lentement – trop lentement – mais inexorablement. Quelques réminiscences poussiéreuses n’y changeront rien, même publiées dans Le Monde.

Réponse de la militante féministe Caroline De Haas cosignée par une trentaine de militants féministes.

      « Les signataires de la tribune du Monde sont pour la plupart des récidivistes en matière de défense de pédocriminels ou d’apologie du viol. Elles utilisent une nouvelle fois leur visibilité médiatique pour banaliser les violences sexuelles. Elles méprisent de fait les millions de femmes qui subissent ou ont subi ces violences. »

Caroline De Haas à Franceinfo

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Golden Globes : les actrices primées pour la série Big little lies en robes noires.
Honni soit qui mal y pense…


meraviglia : le Mont Blanc


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Superbe photographie présentée comme étant celle du Mont Blanc (auteur inconnu). Apparemment, il s’agit de la pointe du Mont Blanc de Courmayeur vu du versant italien avec sur la gauche les aiguilles de Peuterey (Noire et Blanche) et le Grand pilier d’Angle. En la découvrant j’ai tout d’abord pensé que c’était une peinture.

 


Magie des gemmes : le quartz fantôme


Quartz Fantôme - Minas Geraes, Brésil

      « Je parle de pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d’y éclore. Je parle des pierres qui n’ont même pas à attendre la mort et qui n’ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps. »

  « L’homme leur envie la durée, la dureté, l’intransigeance et l’éclat, d’être lisses et impénétrables, et entières même brisées. Elles sont le feu et l’eau dans la même transparence immortelle, visitée parfois de l’iris et parfois d’une buée. Elles lui apportent, qui tiennent dans sa paume, la pureté, le froid et la distance des astres, plusieurs sérénités. »

Roger Caillois, Pierres

     Pour les opposer aux animaux et à l’homme, Heidegger classait les minéraux comme des entités « sans monde » (weltlos). Ne possédant pas de système perceptif, ils ne pouvaient ressentir les actions exercées sur eux par leur environnement. Dans son ouvrage Pierres, publié en 1966, Roger Caillois porte un regard singulier sur les minéraux en cherchant, en tant que poète, à les rattacher au monde sensible des hommes par la mise à jour des liens qui unissent « la trame des rêves et la chaîne du savoir » et des « relations invisibles souterraines » qui permettront « l’éclosion d’une image nouvelle et plus complexe de l’univers ». À l’encontre de la vision strictement technicienne qui est celle de la science mais aussi de la vision exclusivement poétique qui est celle du surréalisme auquel il a appartenu et qu’il considère toutes les deux comme réductrices, celui qu’André Breton surnommait « la boussole mentale du surréalisme » va promouvoir, dans sa recherche de la connaissance et sous l’influence de sa rencontre avec l’écrivain argentin Luis Borges, une troisième voie plus synthétique et interdisciplinaire, celle d’une « science diagonale » qui fera appel dans ses tentatives de décryptage de l’univers aux sciences naturelles mais aussi aux sciences humaines telles que la sociologie et l’ethnologie, ainsi qu’aux activités artistiques comme l’esthétique, la poésie et à la littérature. Avec son regard aigu de décrypteur, Roger Caillois va débusquer les correspondances qu’entretiennent les minéraux avec l’humanité et le monde vivant dans son ensemble et qu’il traduira par des métaphores poétiques : « Presque toujours, il s’agit d’une ressemblance inattendue, improbable et pourtant naturelle, qui provoque la fascination. De toute façon, les pierres possèdent on ne sait quoi de grave, de fixe et d’extrême, d’impérissable ou de déjà péri. Elles séduisent par une beauté propre, infaillible, immédiate, qui ne doit de compte à personne. » Le minéral « dénué de conscience du monde » va alors occuper une place dynamique dans la conscience et l’imagination des hommes en ouvrant toutes grandes les portes du rêve. Le cristal de quartz fantôme est à ce titre l’un des minéraux les plus emblématiques par sa composition géométrique fantastique : « aiguille de cristal habitée par sa propre effigie », « scandée par l’épure répétée de sa forme », sa parenté avec les formes du développement animal : « voiles successifs, (…) peaux que la mue aurait conservées au lieu de remplacer » et celles, cycliques, du développement végétal :  « preuve d’un développement personnel qui obéit, dans un univers qui l’exclut, à l’impérieuse fatalité d’un germe », « Les vaporeux suaires successifs, (…) évoquent inévitablement les couches de l’aubier, qui, elles, balisent dans une matière périssable les courtes saisons du calendrier ».

Enki sigle

Quartz-fantome-2.jpgQuartz fantôme ou Dioxyde de silice SiO2 :
Une montagne entière enfermée dans un cristal…

« Pierres », extrait :

          Une aiguille de cristal habitée par sa propre effigie est dite quartz fantôme. Elle est scandée dans son épaisseur par l’épure répétée de sa forme, comme par autant de voiles successifs, de peaux que la mue aurait conservées au lieu de remplacer. Elle impose avec insistance l’idée, l’image, sinon la preuve d’un développement personnel qui obéit, dans un univers qui l’exclut, à l’impérieuse fatalité d’un germe.
         Les laiteuses séparations superposées qui interrompent de leurs névés la limpidité d’une geôle étincelante y marquent la croissance de ses propres parois. Parfois, elles disparaissent à l’improviste, dissipées comme brouillard qui fond. Mais le moindre changement d’angle suffit pour que renaisse leur versatile inconsistance. Les lignes parallèles s’emboîtent sans faute jusqu’au cœur du cristal. Elles dessinent à l’intérieur de sa transparence les spectres fidèles, domestiques, de l’aiguille à six pans qu’ils hantent et dont ils multiplient l’impalpable simulacre. On dirait les reflets qui décroissent et s’estompent d’un objet pris entre deux miroirs affrontés. Mais, au lieu qu’ils s’évanouissent dans des lointains symétriques, ils gagnent sans l’atteindre le centre inaccessible, ils étagent leurs sommets dans l’axe même de la lumière de la pyramide. Les vaporeux suaires successifs, en suspension dans la clarté que givre leur pâleur, évoquent inévitablement les couches de l’aubier, qui, elles, balisent dans une matière périssable les courtes saisons du calendrier et non, dans l’indestructible, les millénaires de la géologie.

Roger Caillois, Pierres – édit nrf, Poésie/Gallimard – pp.56-57

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Quartz fantômes de Minas Geraes, Brésil


Le cristal de roche : explication physique

    Le cristal de roche s’est formé dans les fissures et les veines hydrothermales des roches siliceuses par la dissolution partielle, dans une eau riche en sels minéraux, sous haute pression et à haute température, de la silice. Celle-ci va alors se déposer lentement sur les parois des fissures en formant des cristaux. L’aspect et la transparence des cristaux dépend de la composition de la solution hydrothermale (silice, feldspath, calcite, rutile, tourmaline, hématite), de sa température et de la pression exercée. Le processus s’arrête lorsque la pression et la température diminuent. Lorsque la croissance du cristal s’effectue de manière discontinue par suite de l’absence ou la raréfaction momentanée de certains nutriments ou sous l’effet de variations de pression, de température, de fines particules en sustentation se déposent à sa surface. Lorsque les conditions permettent la reprise de cette croissance, celle ci s’effectue en emprisonnant à la base les particules déposées qui vont former un mince voile.


Roger Caillois, biographie

Roger Caillois (1913-1978)

     Originaire de Reims où il est né en 1913, Roger Caillois sera élève de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm en 1933 où il passera son agrégation de grammaire. Féru d’anthropologie, il suivra les cours les cours des anthropologues Marcel Mauss et Georges Dumézil. De 1932 à 1935, il fait partie du groupe surréaliste et fondera en 1938, avec Georges Bataille et Michel Leiris, le Collège de sociologie. Ayant rencontré en 1938 l’écrivaine et mécène Victoria Ocampo, il la suit en Argentine où il séjournera de 1939 à 1945,  y fondant la revue Les lettres françaises à laquelle il travaillera avec l’aide de son épouse, Yvette Caillois et dirigera l’Institut Français de Buenos Aires. À son retour en France à la Libération, il traduit Jorge Luis Borges et anime chez Gallimard la collection spécialisée dans la littérature d’Amérique latine « La Croix du Sud » et donne à l’École des hautes études, un cours sur « le vertige de la guerre ». En 1948, il entre à l’Unesco et fonde la revue Diogène. Élu à l’Académie française en 1971, il meurt en 1978.

       Principaux ouvrages : Le Mythe et l’Homme, 1938 ; L’Homme et le sacré, 1939 ; Le rocher de Sisyphe, 1946 ; Méduse et Cie, 1960 ; Esthétique généralisée, 1962 ; Pierres, 1966 ; Cases d’un échiquier, 1970 ; La Pieuvre, 1973.


Fernando Pessoa (1888-1935)Fernando Pessoa (1888-1935)

Je crois au monde comme à une pâquerette,
parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui
parce que penser c’est ne pas comprendre…
Le Monde ne s’est pas fait pour que nous pensions à lui
(penser c’est avoir mal aux yeux)
mais pour que nous le regardions avec un un sentiment d’accord…

Moi je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens…
Si je parle de la Nature, ce n’est pas que je sache ce qu’elle est,
mais parce que je l’aime, et je l’aime pour cette raison que celui qui aime ne sait jamais ce qu’il aime,
ni ne sait pourquoi il aime, ni ce que c’est qu’aimer…

Aimer, c’est l’innocence éternelle,
et l’unique innocence est de de ne pas penser.

Fernando Pessoa


Les pierres vues par Fernando Pessoa, le poète « qui ne voyageait qu’en lui-même »

   Le hasard a voulu que je lise au moment même de la rédaction de ce texte le recueil de poèmes du poète portugais Fernando Pessoa « Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes » traduit par Armand Guibert et édité par la collection de poche nrf Poésie/Gallimard. Un poème de ce recueil parlent des pierres et des plantes (III, Poèmes désassemblés, pp.122-123-124) et des relations que les hommes entretiennent avec elles. À son habitude et à l’opposé de Roger Caillois, Pessoa refuse d’établir ses relations avec la Nature sous l’angle de la recherche de la connaissance qui selon lui est inutile et vouée à l’échec. Une pierre, une plante, le souffle du vent, cela se ressent, se reçoit mais ne se conçoit pas. La conscience ne constitue en rien une recherche ou une compréhension mais se réduit chez lui à la perception d’une sensation qui se suffit à elle-même.

Dis-moi : tu es quelque chose de plus
qu’une pierre ou qu’une plante.
Dis-moi : tu sens, tu penses et tu sais
que tu penses et que tu sens.
Les pierres écrivent donc des vers ?
Elles sont donc des idées sur le monde, les plantes ?
Moi : il y a une différence.
Mais ce n’est pas la différence que tu trouves ;
car le fait d’avoir conscience ne m’oblige pas à avoir des théories sur les choses ;
il m’oblige seulement à être conscient.

Suis-je plus qu’une pierre ou qu’une plante ? Je ne sais.
Je suis différent. Plus ou moins, j’ignore le sens de ses mots.

Avoir conscience, est-ce plus qu’avoir une couleur ?
Peut-être oui, peut-être non.
Je sais que c’est tout simplement différent.
Nul ne peut prouver que c’est plus que simplement différent.

Je sais que la pierre est réelle, et que la plante existe.
Cela, je le sais parce qu’elles existent.
Cela je le sais parce que mes sens me l’indiquent,
Je sais que je suis réel moi aussi.
Cela je le sais parce que mes sens me l’indiquent,
encore qu’avec moins de clarté qu’ils ne m’indiquent la pierre et la plante.
Je n’en sais pas davantage;

Oui, j’écris des vers, et la pierre n’écrit pas de vers.
oui, je me fais des idées sur le monde, et la plante aucunement.
Mais c’est que les pierres ne sont pas des poètes, elles sont des pierres ;

et les plantes ne sont que des plantes, et non des penseurs.
Je puis aussi bien dire qu’en cela je leur suis supérieur que dire que je leur suis inférieur.
Mais je ne dis pas cela : de la pierre, je dis : « c’est une pierre »,
de la plante je dis : « c’est une plante »,
de moi je dis : « je suis moi »,
et je n’en dis pas davantage. Qu’y a-t-il d’autre à dire ?

L’effarante réalité des choses
est ma découverte de tous les jours.
chaque chose est ce qu’elle est,
et il est difficile d’expliquer combien cela me réjouit
et combien cela me suffit.

Il suffit d’exister pour être complet.

(…)
parfois je me mets à regarder une pierre.
Je ne me mets pas à penser si elle sent.
Je ne me perds pas à l’appeler ma sœur
mais je l’aime parce qu’elle est une pierre,
je l’aime parce qu’elle n’éprouve rien,
je l’aime parce qu’elle n’a aucune parenté avec moi.

D’autres fois j’entends passer le vent,
et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, il vaut la peine d’être né.
Je ne sais ce que penseront les autres en lisant ceci ;
mais je trouve que ce doit être bien puisque je le pense sans effort,
et sans concevoir qu’il y ait des étrangers pour m’entendre penser :
parce que je le pense hors de toute pensée,
parce que je le dis comme le disent mes paroles.

Une fois on m’a appelé poète matérialiste,
et je m’en émerveillai, parce que je n’imaginais pas
qu’on pût me donner un nom quelconque.
Je ne suis même pas poète : je vois.
Si ce que j’écris a une valeur, ce n’est pas moi qui l’ai :
la valeur se trouve là, dans mes vers.
Tout cela est absolument indépendant de ma volonté.

Fernando Pessoa, « Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes », (III, Poèmes désassemblés, pp.122-123-124)


Une « philosophie du minéral »

Trouvé sur le blog « Voix et silence » (que je vous recommande, c’est  ICI ) une référence à Camus :

« Camus avait dit à Ponge, dans l’une de ses lettres, rêver d’une « philosophie du minéral ». Sceller un « destin de pierre » et, en devenant pierre, possiblement atteindre le silence intérieur. »

À méditer…


Sans oublier André Breton dans Clair de Terre (1920) et l’Amour fou (1937)

Pièce fausse

À Benjamin Péret

Du vase en cristal de Bohême
            Du vase en cris
            Du vase en cris
                 Du vase en
                     En cristal
Du vase en cristal de Bohême
                     Bohême
                     Bohême

Clair de Terre (extrait)


     « Mais c’est tout à fait indépendamment de ces figurations accidentelles que je suis amené à faire ici l’éloge du cristal. Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures du cristal. Qu’on entend bien que cette affirmation s’oppose pour moi, de la manière la plus catégorique, la plus constante, à tout ce qui tente, esthétiquement que moralement, de fonder la beauté formelle sur un travail de perfectionnement volontaire auquel il appartiendrait à l’homme de se livrer. Je ne cesse pas, au contraire, d’être porté à l’apologie de la création, de l’action spontanée et cela dans la mesure même où le cristal, par définition non améliorable, en est l’expression parfaite. La maison que j’habite, ma vie, ce que j’écris : je rêve que cela apparaisse de loin comme apparaissent de près ces cubes de sel gemme. »

André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, NRF, 1937, p. 14

Tirage photographique de Brassaï daté aux environs de 1934, utilisé par André Breton pour illustrer L'Amour fou en 1937.pngTirage photographique de Brassaï daté aux environs de 1934, utilisé par André Breton pour illustrer L’Amour fou en 1937

     Pour l’interprétation du thème du cristal chez André Breton, lire les pages consacrées à ce sujet par Gérard Gasarian dans son essai « André Breton, une histoire d’eau », édit. Objet Septentrion, Presses Universitaires (pages 77 à 82), c’est  ICI , par Françoise Py dans « Métamorphoses » (pages 224 à 227), c’est   ICI.  et par Henri Béhar dans « Chassé-croisé Tzara-Breton », (pages 128 à 132) c’est  ICI.


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