Où finit la littérature et où commence la folie ?
Je suis la folie
Celle qui procure
Plaisir et douceur
Et bonheur au monde.
Tous, plus ou moins,
Servent mon nom
Mais il n’y en a pas un
Qui pense être fou.
Henri Du/Le Bailly, la Locura, 1614
°°°
Trouvé par hasard sur la toile, les catalogues de livres rares et pour la plupart introuvables de la Librairie Pierre Saunier, 22, rue de Savoie à Paris (c’est ICI et ICI). La frustration ressentie de ne jamais sans doute pouvoir posséder et se délecter de l’un de ces trésors est un peu compensée par le plaisir de la lecture des compte-rendus accompagnant la présentation de ces livres et la contemplation de certaines illustrations qui en sont tirées. Dans le catalogue de l’année 2012 intitulé La Salade — Allez savoir pourquoi … — j’ai été intrigué par la présentation de ce récit autobiographique loufoque publié en 1821 en trois volumes et 274 chapitres par l’écrivain originaire de Carpentras Alexis-Vincent-Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym (excusé du peu !), au titre tout aussi loufoque de « Les Farfadets, ou tous les démons ne sont pas de l’autre monde« . Le tirage fut de 400 exemplaires dont dix furent reliés par les soins de l’auteur lui-même pour être offerts aux têtes couronnées d’Europe. À la fin de sa vie, il récupéra une centaine de ces livres et en fit un autodafé.
N’ayant jamais entendu parlé de ce personnage et développant mes recherches, j’ai appris que cet auteur né vers 1764 à Carpentras et mort en 1851 dans cette même ville occupa dans un premier temps un poste d’employé de bureau à l’hospice civil d’Avignon. C’est vers l’âge de trente ans qu’il commença a être obsédé par des créatures démoniaques qu’il nommait « farfadets » qui le persécutaient. La chance veut qu’il hérite en 1813 d’un vieil oncle, chanoine à Paris mais les difficultés qu’il éprouve pour entrer en possession de son dû vont aggraver son délire de persécution. Il avait été soigné pour cela sans grand succès dés 1815 à la Salpétrière par le médecin aliéniste et occasionnellement zoologue, pionnier de la psychothérapie, Philippe Pinel, mais comme beaucoup des personnes qui s’intéressèrent à son cas, Berbiguier l’accusa d’être l’un des farfadets persécuteurs qui se cachait derrière une apparence humaine. Son cas s’aggrava de manière notable lorsqu’il pensa avoir capturé Pinel chez lui sous sa forme naturelle de farfadet et se mit à le torturer avec des aiguilles. D’autres farfadets qu’il pensait avoir capturés étaient enfermés dans de nombreuses bouteilles qui encombraient sa chambre (voir l’illustration de la chambre). Son cas a un moment passionné toute la psychiatrie française et caricaturistes et librettistes s’y sont donnés à cœur joie. Il a été considéré plus tard comme un archétype du fou littéraire* par des auteurs comme Raymond Queneau et le belge André Blavier qui ont écrit tous deux des ouvrages sur ce sujet. Dans son livre Les Fous littéraires, André Blavier avait recensé dans l’histoire plus de 3.000 fous littéraires qui vont des inventeurs du mouvement perpétuel, des démontreurs de la quadrature du cercle, des origines batracienne de l’homme, des origines préhistoriques de la langue française issue d’une imitation des cris d’animaux, etc… Depuis le nombre a encore augmenté.
fous littéraires * : auteurs qui n’ayant réussi à obtenir aucune reconnaissance de la part de la communauté intellectuelle et du public publient le plus souvent à compte d’auteur des ouvrages portant sur des sujets jugés par eux comme sérieux mais qui sont considérés par le public comme fantasques et désopilants.
Pour Berbiguier, les farfadets, ces lutins démoniaques avaient les dons de l’invisibilité et de la métamorphose et s’introduisaient dans les appartements pour y délier le saint nœud conjugal, suborner l’épouse vertueuse et engrosser la vierge par « l’opération farfadéenne »
Extrait du catalogue de l’année 2012 « La salade » de la librairie Pierre Saunier
Berbiguier harcelé par ses créatures
articles liés
- Paragraphe consacré à l’ouvrage de Berbiguier dans le catalogue de la vente qui a eu lieu en 2011 d’ouvrages sur l’aliénisme et le surréalisme de la Bibliothèque de Julien Bogousslavsky et de divers amateurs (AuctionArt rémy le fur et associés)
- le cas de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym – Le délire des persécutions d’après Henri Legrand du Saulle (chapitres du livre de Berbiguier mis en ligne par Psychanalyse-Paris. com). Vous pourrez y lire certains textes surréalistes de l’autobiographie de ce paranoïaque.
- André Stas, le compte-rendu des folles journées à l’Abbaye des Prémontrés : Les « Doux Dingues » aux Prémontrés – Fous littéraires & folies artistiques, nov. 2009 (publié par I.I.R.E.F.L.)
- Les personnages « hoffmaniaques » dans la littérature française des années 1830 par Victoire Feuillebois (fabula, publié le 1er mars 2018)
- Stanislas de Guaita et sa Bibliothèque Occulte (Paris, 1899) – Scan de cet ouvrage qui a établit la liste des auteurs spécialisés dans les sciences occultes par ordre alphabétique.