J’ouvre aujourd’hui une nouvelle rubrique intitulée « Nouvelles de Sant’Eufemia d’Aspromonte », ce village de Calabre d’où était originaire ma grand mère maternelle, Rosaria. Il m’arrive de temps à autre de rechercher sur Internet les événements qui se produisent en ce lieu où je me suis rendu à plusieurs reprises en tapant les mots Sant’Eufemia + N’Dranghetta et pour parfaire le tout en ajoutant quelquefois le nom de famille de ma grand mère. Le résultat est éloquent… Une question me taraude : les comportements se transmettent-ils génétiquement ?
Sant’Eufemia d’Aspromonte : un village si paisible…
La montée aux Extrêmes…
Le 18 janvier 1965 à Sant’Eufemia d’Aspromonte (Province de Calabre) : Concetta Iaria, 36 ans et son fils Cosimo Gioffrè, âgé de 12 ans ont été tués dans leur sommeil par des inconnus. Les trois autres enfants qui dormaient dans la même chambre ont été grièvement blessés.
Encore une querelle de famille qui a fait couler le sang dans cette bourgade où l’on reconnait les méthodes de la Mafia.
Giuseppe Gioffrè, le mari de Concetta, tenait le seul bar de la ville. Les affaires étaient florissantes jusqu’au moment où un deuxième bar ouvre ses portes à proximité. Son propriétaire est son propre beau-père, Antonio Iaria. Deux bars pour Sant’Eufemia, c’est beaucoup trop ! la tension monte et les insultes volent. En plus son beau-père veut lui retirer la gestion de son commerce où il travaille avec son épouse. Pour intimider le récalcitrant, le 27 juin 1964, Antonio Iaria envoie deux de ses connaissances, les cousins Antonio Dalmato et Antonio Alvaro appartenant au clan Alvaro de Sinopoli, l’une des familles de la ‘Ndrangheta. Mauvaise idée car Giuseppe Gioffré, après avoir été passé à tabac, tue l’un et l’autre à coups de révolver. Il est alors arrêté et conduit en cellule en attente de son jugement. Il sera finalement condamné à 9 ans de prison.
Les représailles vont être terribles. Sept mois plus tard, un commando (on supposait alors qu’ils étaient plusieurs) coupe l’alimentation électrique de la ville et armé d’un fusil et d’un pistolet remonte la Via Principe di Piemonte où habitent ses futures victimes. Pénétrant dans la maison de Concitta Iaria, ils l’abattent avec le petit Cosimo qui dort à ses côtés et blesse gravement Giovanni, âgé de sept ans, et les petites Maria et Carmela, âgées respectivement de cinq ans et cinq mois à peine.
C’est ce que les italiens appelle une « Vendetta trasversale » (une vengeance transversale) parce que les victimes ne portent aucune responsabilité dans le meurtre initial. Elles ne sont victimes que par procuration.
Ce crime est longtemps resté impuni. Quand au mari Giuseppe Gioffré, libéré après avoir purgé sa peine, il a été à son tour abattu de quatre coups de feu sur un banc de sa maison de San Mauro le 11 juillet 2004, trente ans après le double crime qu’il avait commis.
C’est à la suite d’un concours de circonstances que l’un des meurtriers de Gioffré a finalement été arrêté par la police. Il s’agit de Stefano Alvaro, âgé de 24 ans et fils d’un boss important de la ‘Ndrangheta en fuite, Carmine Alvaro, dont l’ADN a été retrouvé sur une bouteille retrouvée dans la voiture abandonnée par les meurtriers. Les policiers ont ainsi pu reconstituer ce qui s’était passé. C’est un commando comprenant Rocco et Giuseppe Alvaro, frères de l’un des hommes de main tués par Gioffré qui aurait accompli le meurtre de ce dernier. Quatorze personnes ont été inculpées mais finalement relâchées par manque de preuves. Seul, Stefano Alvaro, confondu par ses traces ADN, a pu être condamné.
On reconnait dans le meurtre de la famille Gioffré la mentalité mafieuse avec son égo sur-dimensionné et son absence complète de sens moral. Ce n’est pas par erreur ou dans l’affolement de l’action que les enfants ont été atteints. Cet acte était froid et prémédité. Il s’agissait d’atteindre au plus profond de sa chair le mari et le père en lui faisant assumer de manière perverse durant toutes ces années d’emprisonnement la responsabilité de ce qui était arrivé à sa famille. La mort aurait été une peine trop légère pour ce type d’individu, sans doute courageux, fier et arrogant, il fallait qu’il souffre à petit feu et le plus longtemps possible de torture morale avant que ne s’applique la sentence ultime. L’innocence d’une femme et de ses quatre enfants ne faisait pas le poids face au désir de vengeance engendré par l’humiliation et à l’immensité de la haine qui devait se déverser. Si l’on envisageait les choses de manière cynique, on pourrait dire que dans le système de rapport de force mafieux, le meurtre d’innocents peut paraître « utile » car il constitue un avertissement aux ennemis actuels ou potentiels en délivrant le message qu’il n’y aura aucune « limite » dans la pratique des représailles. C’est cette pratique que le général prussien Carl von Clausewitz qualifiait dans son ouvrage De la guerre « la montée aux extrêmes » qui risque, poussée à son paroxysme, de détruire les deux belligérants et la société toute entière. René Girard a montré que les sociétés humaines, dans ce type de confrontation qui risque de les détruire, trouvent de manière inconsciente, grâce à des artifices mentaux, des moyens de réduire les tensions et recréer, au moins pour un temps, l’unité de la communauté. Certaines sociétés du sud de l’Italie sont dans un tel état de décomposition qu’elles n’ont même plus les moyens d’éviter cette « montée aux extrêmes » qui les détruira.
Et pour terminer sur une note moins lugubre, je vous laisse apprécier la Carpinese, une tarentelle datant du XVIIe siècle magnifiquement interprétée par les musiciens de L’Arpegiatta d’Erika Pluhar, le ténor Marco Beasley et dansée par une danseuse solide comme un roc au profil grec et au tempérament farouche et volcanique, Anna Dego, qui résume à elle seule la mentalité indomptable des femmes de cette contrée à part qu’est la Calabre.
Pigliatella la palella e ve pe foco
va alla casa di lu namurate
pìjate du ore de passa joco
Si mama si n’addonde di chieste joco
dille ca so’ state faielle de foco.
Vule, die a lae, chelle che vo la femmena fa.
Luce lu sole quanne è buone tiempo,
luce lu pettu tuo donna galante
in pettu li tieni dui pugnoli d’argentu
Chi li tocchi belli ci fa santu
è Chi li le tocchi ije ca so’ l’amante
im’ paradise ci ne iamme certamente.
vule, die a lae, chelle che vo la femmena fa.
***
Incroyable histoire d’une réalité implacable dans cette région d’Italie, pas si loin de nous dans le temps et la distance mais vous finissez par cette musique et cette danse aussi pénétrantes que l’horreur du crime mais qui arrivent à le surpasser. Je reste sur ces notes et sur ces pas aériens, féeriques…merci.
Cette « montée aux extrêmes », cette négation de l’humain que génère l’hypertrophie de l’égo masculin et la volonté de puissance dans un monde clos totalement refermé sur lui-même, c’est ce que les Grecs anciens nommaient l’Hybris ou Hubris que l’on peut traduire par « démesure », cette violence sans limite causée par les passions et en particulier par l’orgueil était considérée comme un crime car seuls les dieux pouvaient en user. Ce sentiment n’est malheureusement pas l’apanage de l’Italie du Sud, les nouvelles venues du Mexique et de certains pays de l’Amérique latine font froid dans le dos quand on constate leur ampleur et leur impunité. Pour les femmes du peuple victime d’une morale répressive implacable familiale ou sociale en Calabre, la danse de la Tarentelle était le seul moyen d’exorciser au moins en quelques occasions leurs démons. Anna Dego, l’a de manière heureuse réintégré dans notre modernité.
Bien à vous,
Enki
Vous parlez du Méxique mais je peux vous citer « honteusement » mon pays d’origine, le Brésil qui s’en est servi de la démocratie pour élire un…(je vous respecte trop pour écrire ici les mots qui me viennent au sujet du président d’extrême droite, Bolsonaro) despote.
Depuis, toutes les avancées que nous avons eue à dures peines, sont détruites et il nous dirige tout droit vers la caverne tout en se moquant du peuple.