Vu dans le Hall d’entrée d’une officine accueillant du public… « Ceci n’est pas une poubelle, mais un porte-parapluie ! » Bigre ! Pourtant cela ressemble fortement à une poubelle… C’est donc un porte parapluie … Soit ! Je pensais jusqu’à présent qu’un porte-parapluie, c’était…
Ça, ça ou ça, ou ça, ou même ça…
Ces objets sur le plan formel répondent parfaitement à leur appellation. Ils sont constitués à leur base d’un bac dont la fonction est de recueillir l’eau qui suinte du parapluie et d’une ossature qui « porte » le parapluie en le maintenant en position verticale. De ce fait l’objet « porte-parapluie » est réduit formellement à sa plus simple expression avec une économie de matière et de moyens et le parapluie reste visible. On peut ensuite sur le plan décoratif décliner de manière infinie l’expression du support comme le montrent les exemples présentés ci-dessus dont certains sont du plus mauvais goût. Mais tous ses objets ont un dénominateur commun au niveau de leur apparence : ils « portent » et « exposent » le parapluie en laissant visible le récipient qui recueille l’eau, ce qui facilite son vidage et son entretien.
Mimésis
Dans le Timée, Platon défend l’idée que la beauté d’une œuvre ne résulte pas de son apparence superficielle mais est liée à la reproduction de l’essence et des propriétés intrinsèques de l’objet pur qu’elle représente. Ce qui compte, n’est pas ce que le spectateur perçoit et ressent, mais le souci de vérité, souci qui consiste à dépasser l’apparence sensible : « toute œuvre dont l’ouvrier aura fixé son regard sur ce qui se conserve toujours identique, utilisant un tel objet pour modèle, afin d’en reproduire l’essence et les propriétés, cette œuvre sera belle nécessairement, comme tout ce qui est ainsi accompli ». À travers les variantes formelles multiples des porte-parapluies qui constituent des ressemblances, c’est le respect rigoureux de la structure fonctionnelle de base de l’objet premier, son « essence » qui conditionne la beauté. La fonction d’une poubelle est différente d’un porte-parapluie, elle doit recueillir des détritus et en même temps les soustraire à la vue car le « sale » dans notre société est tabou et ne doit pas s’exposer d’où l’utilisation pour répondre à cette fonction de récipients opaques qui rendent invisible leur contenu. Dans ces récipients type poubelles, les parapluies sont « avalés » et ceux repliables de faible longueur littéralement « engloutis » deviennent invisibles. On se demande d’autre part comment le problème de l’eau au fond du récipient est résolu car l’absence de visibilité induit fatalement le manque d’entretien.
Licence contre essence Doit-on alors parler alors d’une éthique de l’utilisation des objets, de leur mise en forme et dans le choix formel que l’on effectue lorsqu’on décide de privilégier une apparence plutôt qu’une autre ? La licence dans ce domaine s’oppose à l’essence et ajoute à la confusion ambiante induite par le manque de repères et de sens. Un ami m’avait fait la remarque au sujet de la carrosserie d’une voiture qu’elle ressemblait selon lui plus à un réfrigérateur qu’à une voiture. Au moins il lui restait les roues et les vitres pour pouvoir la distinguer….
Détournements
Mais peut-être faut-il tout simplement voir dans cet écriteau une manifestation d’humour du genre équivoque ou grivois à la manière de Magritte : « Ceci n’est pas une pipe »
Ou bien du genre provocateur et transgressif à la manière de Marcel Duchamp qui en 1917 sous le pseudonyme de «R. Mutt» présenta à une exposition à New York un urinoir en porcelaine fabriqué industriellement par la société J. L. Mott Iron Works comme une œuvre artistique appelée « Fontaine ». Les organisateurs de l’exposition apparemment totalement dénués d’humour avaient refusé, dit-on, cette œuvre pour les motifs suivants : . l’objet présenté était considéré comme « immoral et vulgaire ». . l’objet résultait d’un plagiatou n’était qu’une « pièce commerciale pouvant avoir été réalisée par un plombier ».
Franchi le vestibule, je pénètre dans la salle d’attente de l’officine où trône un objet de même type que le soi-disant porte-parapluie du Hall d’entrée. Un doute existentiel s’installe alors dans mon esprit : suis-je en présence d’une poubelle ou d’un porte-parapluie ? Je n’ose y déposer le mouchoir en papier que je tiens dans ma main. Peut-être est-ce un porte-parapluie… La légèreté des gestionnaires de l’officine m’irrite au plus haut point. Comment peut-on laisser les gens se débattre ainsi dans l’ignorance et la confusion. En bonne logique, si c’était une poubelle, on aurait du l’affubler d’un panonceau « Ceci n’est pas un porte-parapluie mais une poubelle ! »
« Invente les effets de quelque créature extrêmement désirée de l’esprit : vu une fois, elle absorberait dans une fixité splendide n’importe quelle pensée pouvant venir après elle.» Paul Valéry – La Jeune Parque
Cet article est né de la rencontre entre un texte en prose à la poésie étrange et envoutante tiré de La Jeune Parque de Paul Valéry et de la vidéo d’une créature improbable et merveilleuse qui hante les profondeurs des abysses, l’Architeuthis dux. Avant la vision de cette vidéo, je m’étais efforcé vainement de traduire en sensations et images, les visions ou les pensées oniriques que dans l’attente ou sous l’emprise profonde du sommeil, décrivait avec talent Paul Valéry dans son conte Agathe. Dans la nuit éternelle du plus profond des abysses surgissent soudainement des monstres encore plus terrifiants que ceux qui peuplent les pires cauchemars de Goya et de Füssli. Ils inspirent la terreur mais fascinent aussi parce qu’ils sont tout à la fois puissants et merveilleux, irradiant de la beauté étrange et convulsive qui fascinait André Breton. L’inconscient humain, à l’instar des abysses ténébreuses libère, sous le couvert de l’opacité secrète du sommeil, lui aussi ses monstres et lorsqu’on les désire, ses créatures exquises et fascinantes.
Beauté convulsive
Paul Valéry, La Jeune Parque (extrait du chapitre « Agathe »)
Robert Rich Perpetual
Plus je pense, plus je pense ; si, peu à peu nouveaux, je vois tous les êtres connus devenir étonnants dans moi-même, et ensuite mieux connus. Tout à coup je les ai conçus lentement ; et, quand ils disparaissent, c’est sans peine. Je suis changeant dans l’ombre, dans un lit. Une idée devenue sans commencement, se fait claire, mais fausse, mais pure, puis vide ou immense ou vieille : elle devient même nulle, pour s’élever à l’inattendu et elle amène tout mon esprit Mon corps connaît à peine que les masses tranquilles et vagues de ma couche le lèvent : là-dessus ma chair régnant regarde et mélange l’obscurité. Je fixe, j’ébranle, je perd, par le mouvement de mes yeux, quelque centre dans l’espace sans lumière, et rien du groupe noir ne bouge.
Il en résulte qu’une lueur tout près de moi, paraît.
Sur le nu ou le velours de l’esprit ou du minuit, elle, de qui je doute, représente pour une faible valeur tardive, toute antérieure clarté; seulement suffisante, elle porte parmi la ténèbre active, un reste léger du jour brillant, pensé, presque pensant. Cette lueur pauvre se transforme en une joue terne et passagère, bientôt physionomie inutile souriant contre moi, prompte, elle-même bue par la noirceur reprenant son éclat. C’est mon fond que je touche. A ce nombre de figures spontanées retourne toute invention, soit que recommence, ici, loin de toute grandeur comparable, après un laps indifférent, ayant suivi des chemins toujours perdus, l’être fait pour l’oubli ; ou que reviennent séparés les charmes diurnes et se défasse la constellation de formes du jour général. La noirceur imagine encore quelques fragments d’étendue mince, les souffle, et une croupe glaciale de cheval… Ma durée poursuit doucement la destruction d’une suite de semblables foyers, nécessaires dans une région anéantie.
Sur cette ombre sans preuve, j’écris comme avec le phosphore, de mourantes formules que je veux; et quand je suis au bout, près de les reprendre, je dois toujours les tracer encore, car elles s’endorment à mesure que je les nourris, avant que je les altère. Si, une fois je les presse et surpasse la mystère de leur mort; que je puisse les retenir en vue suspendues apparentes au-dessus de l’horizon de plusieurs moments, par effort j’ai cru les approfondir, et ne fait que passer enfin à des formes nouvelles dont la liaison avec les premières peut sans cesse être demandée : ce qui mène je ne sais où, infiniment et aussitôt. Là, perdu que je suis, mais sans horreur et nouveau mystérieusement, la perte monotone de pensée me prolonge et m’oublie. Ces idoles qui se développent, par une déformation insensible me transportent. Unique, mon étonnement s’éloigne, parmi tant de fantômes qui s’ignorent entre eux.
A ce moment de moi, je distingue se détruire ce qui pense jusqu’à ce qui pensera. Un rien de temps manque à tous ces instants pour les sauver de la nullité; mais revenant de la profondeur trouvée amère, je m’embarque sur des bois délicieux. Alors ressemblerais-je à celui qui dort, si je ne l’imitais point. Je berce ma vérité, je rêve ce que je suis. Mes muscles mêlés à leur couche indéfinie, la force paraît une agitation de feuilles par l’air, à peine lue au loin. Je commence à appeler « mouvement » tout désir; et uni plus étroitement à l’exécution pure de la pensée, je visite chaque tendance jusqu’à son repos; je ne dessine que ce qui arrive; tout ce que je devine se colore; je suis partout où je serais.
Si je veux légèrement, je prononce une action immense, où ne se mélange aucune machine, et qui se déploie sans résistance devant mes moindres inclinations. A cause d’une liberté secrète, qui augmente, telle que je dédaigne la marche, la trace, et le poids particuliers, je délivre en moi-même une source d’agilité fidèle : je ranime toute nuance physique, et je dénoue la nage aux yeux mouillés, l’abondance d’une eau flexible paresse aux pieds fluides dans le plein de l’eau haute… Humain presque debout dans le ressort de la mer; drapé de vaste froid, et que l’entière grandeur presse, jusqu’aux épaules, jusqu’aux oreilles vaines de bruit qui varie; je touche encore l’absence étrange de sol, comme une origine de notions toutes nouvelles; et avec le reste de ma vigueur, je tremble. Ma puissance est désordonnée, ma faiblesse n’est plus la même. Cette facilité incompréhensible qui m’ébranle, me trouble et absorbe les travaux de tout mon corps : une hauteur plus glacée, cachée au-dessous de moi, me cède, et reviendra me boire dans quelque rêve.
Il ne m’en coûte rien d’appartenir à ces abîmes, assez véritables profondeurs, et assez vains par leur durée, pour que je sente toute leur force, entre deux fois que je connais la mienne. Je réponds à ce grand calme qui m’entoure, par les actes les plus étendus, jusqu’à des monstres de mouvement et de changement. Qu’est-ce qui se renverse avec bonheur, dans le repos, et se détache ? Qui se joue et circule sans habitude, sans origine et sans nom ? QUI interroge ? Le même répond. Le même écrit, efface une même ligne. Ce ne sont que des écritures sous les eaux. Une fois que mon pouvoir s’est trompé, je le possède plus que jamais. A cette heure qui ne compte pas qu’importe toute mon histoire ? Je la méprise comme un livre. Mais c’est ici l’occasion pure : défaire du souvenir l’ordre mortel, annuler mon expérience, illuminer ce qui fut indifférent, et, par un simple songe nocturne, me déprendre tout à fait, y méconnaître ma propre forme. Tout me semble partiel. Au milieu de cette extension, je gouverne mon esprit vers le hasard, et autre que le dormeur, je m’abandonne clairement.
Arctica – Annuminas
Visibles, déjà, sont toutes transformations, et la certitude infinie, étant infiniment divisée. Les sentiments qui furent graves montrent leur mort uniforme. Absente est l’attente continue de la suite de la connaissance; je n’entends plus le murmure de la profonde, intarissable sibylle qui calcule sans cesse les éléments de l’avenir le plus proche, et qui additionne obscurément les éléments de la durée; au dernier connu le premier inconnu, sans faute, sans retour. C’était une prévision toujours coulante, commençant le nouveau fatal par une intime conséquence de chaque instant, et qui faisait paraître lucide l’ensemble des jours naturels par une imperceptible préparation de leurs changements. Je ne ressens plus la difficulté intérieure. Tout se fait sans étonnement, puisque les ressorts de la surprise sont détendus. Les êtres les plus éloignés se touchent sans que leurs contacts me rendent extraordinaire. Le comprendre n’a plus de proie; et aucune solidité singulière ne marque certaines notions.
Cette dérive, différente d’un songe, approche tant que je veux des secrets du sommeil, — sauf que, légère ou fruste, jusqu’en ce clos unique où mes êtres quelconques se consument à l’égal, — entre quelque chose indépendante : le bruit, ou des ondes enveloppant la distance. Au large, se meurt, si je ne la forme, une masse capitale de boue et de feux. […] Invente les effets de quelque créature extrêmement désirée de l’esprit : vu une fois, elle absorberait dans une fixité splendide n’importe quelle pensée pouvant venir après elle.
Paul Valéry, La Jeune Parque (extrait du chapitre « Agathe »)
***
« J’appelle « Agathe » une de ces femmes qui, tout à coup, s’endorment pour plusieurs années. Elles durent ainsi, indéfiniment choses ; et après ce long calme, ou plus apparent que celui de la mort puisqu’aucune dissolution ne l’altère, elles s’éveillent. / Je suppose qu’enfin revenue dans nos habitudes, Agathe se souvienne et parle. Je suppose qu’elle ait rêvé pendant toute la durée de son immense sommeil. » Paul Valéry, (AG, f.10)
Etrange texte auquel Paul Valéry a consacré plusieurs années à la rédaction et qui porte la double appellation d’Agathe et du Manuscrit trouvé dans une cervelle. Ce texte traite de sujets qui ont imprégnés fortement l’œuvre de l’écrivain : le sommeil et le rêve, la conscience et l’intention. C’est entre 1898 et 1901 que la rédaction du texte aurait débuté suivie d’interruptions répétées. En 1898, dans une lettre à son ami Gustave Fourment il fait part de son ambition folle d’appliquer la méthode scientifique pour découvrir les lois qui régissent les phénomènes mentaux : « Il ne serait pas méprisable d’avoir une méthode qui permettrait par exemple de faire régulièrement ou de défaire à propos d’une idée quelconque, le maximum d’associations qu’elle entraîne, d’envisager l’ensemble de ces associations, de savoir jusqu’où on peut dépouiller de ces associations cette idée sans la détruire, sans l’altérer, sans l’empêcher d’être reconnaissable, et de connaître réciproquement le mécanisme existant qui permet d’accrocher toute idée à toute autre suivant 1 ou M chemins, suivant une série d’états plus ou moins longue ». Cette méthode, il pense l’avoir trouvé dans l’élaboration d’un Système basé sur les représentations thermodynamiques et la théorie des équilibres des systèmes chimiques de Gibbs : « Mon idée hardie, neuve, féconde pour moi […] consista, ce qui n’avait jamais été fait, je crois, à considérer pensée, perception, conscience — etc, en bloc comme représentées par un système en transformation — à peu près comme on traitait en physique les phénomènes sous l’aspect énergétique. Cette vue éliminait d’abord les « contenus» de la connaissance; il est clair que quel que soit le rêve que l’on fasse, tous les rêves sont soumis à des conditions d’être des rêves, de ne pas rompre le sommeil. […] J’y ajoutais l’observation si simple du fait essentiel que je baptisai self variance — c’est-à-dire l’instabilité propre, essentielle, de tout ce qui est psychique ; connaissance, pensée sont avant tout des changements ». l’essayiste et écrivain Benoît Peeters dans la biographie qu’il a consacré à Valéry ; Paul Valéry, Une vie, considère que cette recherche anticipe les recherches philosophiques de Wittgenstein et des travaux sur la phénoménologie de Husserl et Merleau-Ponty. Cette tâche démesurée est pleine d’embûche, c’est ainsi que dix jours à peine après la lettre adressée à Gustave Fournier, il écrit à Gide en faisant allusion au conte Agathe qui décrit une femme qui aurait été plongée dans un profond sommeil durant plusieurs années et qui réveillée, décrirait les événements qu’elle a vécu en rêve. : « Un soir de ces derniers jours, je me suis mis chez moi Sub lumine* (à la lumière), à écrire le début du conte suivant que je ne finirais jamais car il est trop difficile. » C’est donc dans les pénombres et les silences de la nuit, éclairé par une lumière, que Valéry débute la rédaction de son texte. La nuit offre l’opportunité de se couper du réel et de déployer pleinement son imagination à la lumière de l’intelligence : « Si donc elle a rêvé et rempli sa nuit personnelle […] ; qu’elle dise ce que devient un monde […] où rien n’est régulier, rien n’est dur. C’est un monde qui change à l’écart de la réalité. » Dans ce conte onirique qu’est Agathe, les frontières entre les objets, les états de la matière et les idées sont brouillées et le corps du narrateur s’assimile à l’ombre : « ma chair régnant regarde et mélange l’obscurité » dans un espace créé par « le nu et le velours de l’esprit et du minuit ». PourBenoît Peeters le sommeil et le rêve sont pour Valéry des états qui permettent l’expérimentation des phénomènes mentaux dans le but de fonder comme le proclamait lui-même Paul Valéry une « psychologie transcendante, imaginaire ». L’altération des images et la submertion de la pensée consciente sous l’effet d’un « immense sommeil » offrirait le moyen d’étudier les phénomènes de dégradation de la conscience et leurs conséquences. Agathe ne sera jamais achevé et Paul Valéry, tirant les leçons de ce semi échec écrira à ce sujet : « Je dis maintenant que le travail sans méthode, […] est un travail inachevé; et qu’il doit ses charmes précisément à cet état inachevé. »
Le film « Kes » de Ken Loach sorti en 1969 est tiré de la nouvelle « A kestrel for a Knave » de l’écrivain anglais Melvin Barry Hines, natif de la région minière de Barnsley dans le Yorkshire qui dans son œuvre littéraire s’est souvent identifié avec les luttes de la classe ouvrière. Le film raconte l’histoire de Billy Casper, un écolier turbulent et mal dans sa peau qui vit dans un village minier, délaissé par sa mère et souffre douleur de ses camarades et de son grand frère Jude qui va trouver du réconfort après avoir recueilli un faucon qu’il nommera « Kes« . Après avoir dérobé dans une librairie un traité de fauconnerie, il parviendra à dresser l’oiseau et grâce à ses succès finira par se faire une place parmi ses camarades. Malheureusement, l’oiseau sera tué par son frère Jude. Les britanniques ont classés ce film comme l’un des plus importants de leur cinéma.
Dans cette vidéo, « The Trip« , la musique et la chanson tirés de l’album « Strange pleasures » paru en 2013 qui accompagne quelques séquences du film « Kes » sont l’œuvre du groupe Still Corners composé de Greg Hugues et de la chanteuse Tessa Murray. Pour ceux qui veulent en savoir plus, leur musique que pour ma part je qualifie de « planante » est décrite par les spécialistes comme « dream pop, synthpop, neo-psychedelia, new wave, indie pop et electronica. » Bon… S’ils le disent…
The Trip
Time has come to go Pack your bags, hit the open road Our hearts just won’t die It’s the trip, keeps us alive So many miles So many miles So many miles Away They’re following some dance of light Tearing into the night Watching you fall asleep The sweetest dove in a dream So many miles So many miles So many miles Away
article du 22 juillet 2016 complété le 21 nov. 2017 et le 18 janvier 2020
Pourquoi suis-je ici, sinon pour m’émerveiller ? – Goethe
Wagner – Parsifal – Finale
Origine du concept de sentiment océanique
« Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse qui est (…) le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). Je suis moi-même familier avec cette sensation. Tout au long de ma vie, elle ne m’a jamais manqué ; et j’y ai toujours trouvé une source de renouvellement vital. En ce sens, je puis dire que je suis profondément « religieux », – sans que cet état constant (comme une nappe d’eau que je sens affleurer sous l’écorce) nuise en rien à mes facultés critiques et à ma liberté de les exercer – fût-ce contre l’immédiateté de cette expérience intérieure. J’ajoute que ce sentiment « océanique » n’a rien à voir avec mes aspirations personnelles. (…) C’est un contact – Et comme je l’ai reconnu, identique (avec des nuances multiples), chez quantité d’âmes vivantes, il m’a permis de comprendre que là était la véritable source souterraine de l’énergie religieuse ; – qui est ensuite captée, canalisée, et desséchée par les Églises : au point qu’on pourrait dire que c’est à l’intérieur des Églises (quelles qu’elles soient) qu’on trouve le moins de vrai sentiment « religieux ». Éternelle confusion des mots, dont le même, ici, tantôt signifie obéissance ou foi à un dogme, ou à une parole (ou à une tradition), tantôt : libre jaillissement vital. »
Romain Rolland, lettre à Freud.
Romain Rolland, dans cette correspondance avec Freud, reprochait à ce dernier, dans la critique de la religion mise en œuvre dans son ouvrage L’avenir d’une illusion, d’ignorer les vraies sources et la nature réelle des sentiments religieux qui naissaient d’un état d’âme, d’un désir fusionnel avec le monde et qu’il appelait « sentiment océanique ». Cette expression ramène aux philosophies et religions mystiques tendant à l’éveil spirituel (Zen, Vedanta, etc.) dont Romain Rolland était familier et qui font appel fréquemment à l’image métaphorique de l’océan représentant l’univers dans lequel se dissous la vague représentant l’individu. Pour Romain Rolland le monde possède une âme qui l’anime et cette animation est inspirée par la présence du « Dieu vivant » dont il disait avoir fait l’expérience « plusieurs fois, directement (de) son toucher de feu » qu’il distinguait du « Dieu d’histoire sainte » de l’institution.C’est cette âme universelle qui fait que l’univers n’est pas livré au chaos, que la nature est vivante et que ce libre jaillissement vital qui l’anime ne peut se réduire à la simple définition rationnelle fournie par les sciences. On retrouve cette anima Mundi dans la musique qui ouvre parfois la voie au sentiment océanique et dans le cas d’une symphonie Romain Rolland n’hésite pas à établir une analogie entre la singularité de chaque note musicale et l’âme de chacun des êtres peuplant le monde : « Une mer bouillonnante s’étend ; chaque note est une goutte, chaque phrase est un flot, chaque harmonie est une vague. […] C’est l’Océan de vie […]. Et cette mer de tendresse est toute pénétrée d’un soleil invisible, une Raison extasiée dans l’intuition sacrée du Dieu, de l’Unité, de l’Âme universelle. (…) L’âme qui palpite en ces corps de musiciens ravis par l’extase n’est pas une âme, c’est l’Âme. C’est la vôtre, c’est la mienne, c’est l’unique, – la Vie. Ego sum Resurrectio et Vita… »
Freud répliquera avec ironie à son « Grand ami océanique » qu’en temps qu’ « animal terrestre », il n’avait pour sa part jamais ressenti ce sentiment dont il ne niait cependant pas l’existence chez certains individus et qu’il décrivait comme « un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel », mais qu’il expliquait pour sa part par un effet de l’union narcissique primaire entre la mère et le petit enfant qui préside aux relations mère-enfant dans la petite enfance. C’est le sentiment de toute-puissance inculqué au bébé par la mère lorsqu’elle répond à ses besoins et les anticipe qui donne l’illusion à celui-ci qu’il est un être indifférencié qui se confond avec le monde. Par la suite l’enfant prenant peu à peu conscience de son autonomie, recherchera la protection paternelle pour se constituer en être autonome qui entretiendra des relations ambiguës, à la fois harmonieuses et conflictuelles, avec le monde mais il restera toujours en son esprit une nostalgie de sa toute-puissance initiale et du sentiment fusionnel avec le monde que la dépendance à la mère induisait. C’est cette nostalgie de cet état qui serait pour Freud à la source du sentiment océanique. Se relier (« religare ») avec le Grand Tout serait un mécanisme de défense en réponse à une angoisse existentielle et un moyen pour l’homme de dénier le danger dont le Moi perçoit la menace en provenance du monde extérieur.
Dans sa contribution à un ouvrage paru sur le thème « Humanisme et religions, Albert Camus et Paul Ricœur » (Ed. Jean-Marc Aveline). La psychanalyste Julia Kristeva écrit que toute personne à l’écoute de son « for intérieur » éprouve le besoin de croire et le désir de savoir. Elle retrouve l’expression du besoin de croire dans deux expériences psychiques qui sont le « sentiment océanique » selon la définition qui en a été faite par Romain Rolland et « L’identification primaire avec le père de la préhistoire individuelle ». Voici ce qu’elle écrit au sujet du sentiment océanique :
La première (expérience) renvoie à ce que Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit non sans réticences comme le « sentiment océanique » (Malaise dans la civilisation). Il s’agirait de l’union intime du Moi et du monde environnant, ressentie comme une certitude absolue de satisfaction,de sécurité, aussi bien que de perte de soi au profit de ce qui nous entoure et nous contient, au profit d’un contenant, et qui renvoie au vécu du nourrisson n’ayant pas encore établi de frontières entre son Moi et le corps maternel. Indiscutable et impartageable, donné seulement à « quelques uns » dont la « régression peut aller suffisamment loin », et cependant authentifié par Freud comme une expérience originelle du Moi, ce vécu prélinguistique ou translinguistique, dominé par les sensations, serait au cœur de la croyance. La croyance, non pas au sens d’une supposition mais au sens fort d’une certitude inébranlable, plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve comme une survie exorbitante, indistinctement sensorielle et mentale, à proprement parler ek-statique. Certaines œuvres esthétiques en témoignent : j’ai pu le constater en particulier chez Proust. Le narrateur fait état de rêves sans images (« le rêve du second appartement »), tissés de plaisirs et de douleurs que « l’on » « croît » (précise-t-il) innombrables, qui mobilisent l’extrême intensité des cinq sens et que seule une cascade de métaphores peut tenter de « traduire » : le récit de ces rêves se laisse interpréter comme un triomphe sur l’autisme endogène qui habite le tréfonds inconscient de chacun, selon la le psychanalyste Frances Tustin. L’écrivain serait-il celui qui réussit là où l’autiste échoue ?
Gustav Mahler, Adagietto 5e Symphonie dirigée par Karajan
Dans le Le zéro et l’infini d’Arthur Kœstler, un membre actif et loyal du parti communiste est suspecté injustement par sa hiérarchie d’être un opposant et incarcéré. Dans ce système absurde et tout-puissant, Roubachof est le zéro et la machine totalitaire qui va le broyer est l’infini car l’étendue de son irrationalité, de son absurdité et de son pouvoir est sans limite. Doublement arraché au monde, physiquement et mentalement par l’implosion de la raison et ses certitudes, il retrouve un moment, par la vision d’un coin de ciel bleu, le sentiment de fusion avec l’univers qu’il avait éprouvé dans son enfance. Belle tentative de description de ce sentiment indicible et vertigineux que l’on ressent à cette occasion lorsque la personnalité s’y dissout dans un grain de sel dans la mer et que l‘infini de la mer est contenu dans un grain de sable. Au cours de cette expérience, tous les repères habituels qui structurent notre vie ont disparus et la pensée est engagée dans une course folle dans l’espace infini du monde tel un un faisceau de lumière dans la nuit…
« Roubachof marchait dans sa cellule. Autrefois, il se serait pudiquement privé de cette espèce de rêverie puérile. Maintenant, il n’en avait pas honte. Dans la mort, le métaphysique devenait réel. Il s’arrêta près de la fenêtre et posa son front contre le carreau. Par-dessus la tourelle, on voyait une tache bleue. D’un bleu pâle qui lui rappelait un certain bleu qu’il avait vu au-dessus de sa tête, une fois que, tout enfant, il était étendu sur l’herbe dans le parc de son père, à regarder les branches de peuplier qui se balançaient lentement contre le ciel. Apparemment, même un coin de ciel bleu suffisait à provoquer « le sentiment océanique » (…). Les plus grands et les plus posés des psychologues modernes avaient reconnu comme un fait l’existence de cet état et l’avaient appelé « sentiment océanique ». et en vérité, la personnalité s’y dissolvait comme un grain de sel dans la mer; mais au même moment, l’infini de la mer semblait être contenu dans le grain de sable. Le grain ne se localisait plus ni dans le temps ni dans l’espace. C’était un état dans lequel la pensée perdait toute direction et se mettait à tourner en rond,comme l’aiguille de la boussole au pôle magnétique; et en fin de compte, elle se détachait de son axe et voyageait librement à travers l’espace, comme un faisceau de lumière dans la nuit; et il semblait alors que toutes les pensées et toutes les sensations, et jusqu’à la douleur et jusqu’à la joie, n’étaient plus que des raies spectrales du même rayon de lumière, décomposé au prisme de la conscience. »
Schiller // Opus : « Solweig Song » // avec Anna Netrebko
Pour le philosophe et historie Pierre Hadot, l’irruption de ce sentiment qu’il rattache lui-même au sentiment océanique éprouvé par Romain Rolland s’est produit à deux reprises à l’âge de 12 ou 13 ans. la première expérience s’est produite en pleine nature un soir d’hiver alors qu’il contemplait le ciel étoilé. La seconde s’est produite dans une chambre de la maison familiale. Dans les deux cas, la sensation qu’il a ressenti ne semble pas avoir été amenée par des événements antérieurs mais s’est manifestée subitement dans la conscience de l’adolescent sous la forme d’un surgissement du monde qui brutalement se manifestait et affirmait sa présence en générant dans un premier temps un sentiment d’angoisse ambigüe puisqu’il était tout à la fois terrifiant et délicieux puis dans un second temps l’étonnement et au final l’émerveillement de se sentir immergé dans le monde et d’avoir la conscience aigüe d’en faire partie intégrante. L’intérêt de cette deux expériences réside dans le fait que les cadres dans lesquels ils se sont produit sont totalement différents : la magnificence de la nature un soir sous la voûte étoilée, une chambre de la maison familiale dans le second. Mais il n’est pas sûr malgré ce qu’il en pense que ce sentiment qu’il a éprouvé s’apparente à celui éprouvé par Romain Rolland. Plus que le désir de se fondre dans la matrice de l’Univers, cette dualité des situations exprime peut-être le fait que ce sentiment est le signe du passage de l’état d’enfance à l’état d’adulte et de l’ouverture au monde qui l’accompagne. Cela expliquerait l’état d’incertitude qu’il ressent dans le même temps sur son identité. Mais Pierre Hadot déclare l’avoir éprouvé de nouveau, adulte, en contemplant le Lac Majeur à Ascona ou le panorama des Alpes depuis la rive du Léman à Lausanne ou depuis Salvan dans le Valais.
« Une fois, c’était dans la rue Ruinart, sur le trajet du Petit Séminaire à la maison de mes parents où je rentrais tous les soirs, étant externe. La nuit était venue. Les étoiles brillaient dans un ciel immense. A cette époque, on pouvait encore les voir. Une autre fois, c’était dans une chambre de notre maison. (…) Dans les deux cas, j’ai été envahi par une angoisse à la fois terrifiante et délicieuse, provoquée par le sentiment de la présence du monde, ou du Tout, et de moi dans ce monde. En fait je n’étais pas capable de formuler mon expérience, mais, après coup, je ressentais qu’elle pouvait correspondre à des questions comme : « Que suis-je ? » « Pourquoi suis-je ici ? » « Qu’est-ce que c’est que ce monde dans lequel je suis ? » J’éprouvais un sentiment d’étrangeté, l’étonnement et l’émerveillement d’être-là. En même temps, j’avais le sentiment d’être immergé dans le monde, d’en faire partie, le monde s’étendant depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux étoiles. Ce monde m’était présent, intensément présent.» (P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, p. 23)
Ciel de gloire en Haute-Savoie – photo Enki
L’une de mes expériences de « sentiment océanique », c’est ICI