Découverte d’une vidéo d’Isabelle Françaix (ses productions sont ICI) consacrée à un poème de Philippe Jaccottet, l’humble et immense poète vaudois, ami de Gustave Roud, un autre poète vaudois qui lui fera découvrir avec bonheur les trésors du romantisme allemand, traducteur inspiré de l’Odyssée d’Homère et des œuvres de Goethe, Robert Musil, Höderlin, Thomas Mann et Rainer Maria Rilke, pour qui selon ses propres termes l’effacement était la façon qu’il avait choisi pour resplendir et qui pour cela avait fui Paris et ses trop grandes sollicitations pour s’établir avec son épouse, l’illustratrice et peintre Anne-Marie, dans le village de Grignan dans la Drôme.
Monde
Poids des pierres, des pensées
Songes et montagnes n’ont pas même balance
Nous habitons encore un autre monde
Peut-être l’intervalle
Aube
On dirait qu’un dieu se réveille, regarde serres et fontaines Sa rosée sur nos murmures nos sueurs
J’ai de la peine à renoncer aux images Il faut que le soc me traverse de l’hiver, de l’âge
Il faut que le temps m’ensemence
La promenade à la fin de l’été
Nous avançons sur les rochers de coquillages, sur des socles de libellules et de sable, promeneurs amoureux surpris de leur propre voyage, corps provisoires, en ces rencontres périssables.
Repos d’une heure sur les basses tables de la terre. Paroles sans beaucoup d’écho. Lueurs de lierre.
Nous marchons entourés des derniers oiseaux de l’automne et la fable invisible des années bourdonne sur le bois de nos corps Reconnaissance néanmoins à ce vent dans les chênes qui ne se tait point.
En bas s’amasse l’épaisseur des morts anciens, la précipitation de la poussière jadis claire, la pétrification des papillons et des essaims,
en bas le cimetière de la graine et de la pierre, les assises de nos amours, de nos regards et de nos plaintes, le lit profond dont s’éloigne au soir toute crainte.
Plus haut tremble ce qui résiste encore à la défaite, plus haut brillent la feuille et les échos de quelque fête; avant de s’enfoncer à leur tour dans les fondations, des martinets fulgurent au-dessus de nos maisons.
Puis vient enfin ce qui pourrait vaincre notre détresse, l’air plus léger que l’air et sur les cimes la lumière, peut-être les propos d’un homme évoquant sa jeunesse, entendus quand la nuit s’approche et qu’un vain bruit de guerre pour la dixième fois vient déranger l’exhalaison des champs.
***
Suit un documentaire sur ce poète « Philippe Jaccottet en personne » réalisé en 1975 par la Radio Télévision Suisse.
La mort de loup d’Alfred de Vigny – Lithographie d’André Dubois
« Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse […] Gémir, pleurer, prier est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche. Dans la voie où le sort a voulu t’appeler, puis après, comme moi, souffre et meurt sans parler »
Alfred de Vigny, La mort du loup extrait du recueil Les Destinées, cf Lagarde et Michard, tome 5
Stoïcisme tragique
Un poème dont j’avais, adolescent, appris par cœur un extrait… Souvenir ému des années de lycée et des six volumes du célèbre manuel de biographies d’auteurs et de textes littéraires français écrits par André Lagarde et Laurent Michard et publié par les éditions Bordas qui m’avait fait découvrir ainsi qu’à des millions d’adolescents les trésors de la littérature française (20 millions d’exemplaires ont été tirés !). Je les conserve en bonne place dans ma bibliothèque et leur voue une dévotion comme à des reliques…
Parmi les nombreux audios de ce poème, j’ai choisi celui énoncé par le talentueux acteur et conteur canadien Gilles Claude Thériault qui nous a quitté récemment.
La mort du loup
Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l’incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon. Nous marchions sans parler, dans l’humide gazon, Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. — Ni le bois, ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement La girouette en deuil criait au firmament ; Car le vent élevé bien au dessus des terres, N’effleurait de ses pieds que les tours solitaires, Et les chênes d’en-bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s’étaient mis en quête A regardé le sable en s’y couchant ; Bientôt, Lui que jamais ici on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçait la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s’arrêtent, et moi, cherchant ce qu’ils voyaient, J’aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse ; Mais les enfants du loup se jouaient en silence, Sachant bien qu’à deux pas, ne dormant qu’à demi, Se couche dans ses murs l’homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu’adorait les romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s’assied, les deux jambes dressées Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s’est jugé perdu, puisqu’il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ; Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante Et n’a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu’au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ; Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
II
J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois, Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, A ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l’homme a fait avec les animaux serviles Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes, Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes ! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C’est vous qui le savez, sublimes animaux ! A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. – Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au coeur ! Il disait : » Si tu peux, fais que ton âme arrive, A force de rester studieuse et pensive, Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté. Gémir, pleurer, prier est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler, Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. «
Alfred de Vigny, La mort du loup extrait du recueil Les Destinées.
Dans le sillage du précédent article rédigé sur le thème de la chanson Pourquoi les femmes sont-elles devenues méchantes de Gérard Manset, (c’est ICI), je ressuscite l’un de mes articles anciens écrit sur le thème douloureux de l’absolu en référence à un extrait du célèbre roman d’Aragon, Aurélien, qui met en scène les pièges tendus par la recherche de l’idéal en amour…
Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur.
Il y a une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer : c’est le goût de l’absolu. On dira que c’est une passion rare, et même les amateurs frénétiques de la grandeur humaine ajouteront : malheureusement. Il faut s’en détromper. Elle est plus répandue que la grippe, et si on la reconnaît mieux quand elle atteint des cœurs élevés, elle a des formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres. Ouvrez la porte, elle entre et s’installe. Peu lui importe le logis, sa simplicité. Elle est l’absence de résignation. S’il l’on veut, qu’on s’en félicite, pour ce qu’elle a pu faire faire aux hommes, pour ce que ce mécontentement a su engendrer de sublime. Mais c’est ne voir que l’exception, la fleur monstrueuse, et même alors regardez au fond de ceux qu’elle emporte dans les parages du génie, vous y trouverez ces flétrissures intimes, ces stigmates de la dévastation qui sont tout ce qui marque son passage sur des individus moins privilégiés du ciel.
Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée ? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo* du doute, attaque tout ce qui rend l’existence tolérable, tout ce qui fait le climat du cœur. Il faudrait donner des exemples pour être compris, et les choisir justement dans les formes basses, vulgaires de cette passion pour que par analogie on pût s’élever à la connaissance des malheurs héroïques qu’elle produit.
[…] Ce tabès* moral, dont je parle, lui aussi, suivant les sujets, se spécialise : il se porte à ce qui est l’habilité, la manie, l’orgueil, du malheureux qu’il accable. Il brisera la voix du chanteur, jettera de maigreur le jockey à l’hôpital, brûlera les poumons du coureur à pied ou lui forcera le cœur. Il mènera par une voie étrange la ménagère à l’asile des fous, à force de propreté, par l’obstination de polir, nettoyer, qu’elle mettra sur un carreau de sa cuisine, jamais parfait, tandis que le lait file, la maison brûle, ses enfants se noient. Ce sera aussi, sans qu’on la reconnaisse, la maladie de ceux qui n’aiment rien, qui à toute beauté, toute folie opposent le non inhumain, qui vient de même du goût de l’absolu. Tout dépend d’où l’on met cet absolu. Ce peut être dans l’amour, le costume ou la puissance, et vous avez Don Juan, Biron, Napoléon. Mais aussi l’homme aux yeux fermés que vous croisez dans la rue et qui ne parle à personne. Mais aussi l’étrange clocharde qu’on aperçoit le soir sur les bancs près de l’observatoire, à ranger des chiffons incroyables. Mais aussi le simple sectaire, qui s’empoisonne la vie de sécheresse. celui qui meurt de délicatesse et celui qui se rend impossible de grossièreté. Ils sont ceux pour qui rien n’est jamais assez quelque chose.
Le goût de l’absolu… Les formes cliniques de ce mal sont innombrables, ou trop nombreuses pour qu’on se jette à les dénombrer. On voudrait s’en tenir à la description d’un cas. Mais sans perdre de vue sa parenté avec mille autres, avec des maux apparemment si divers, qu’on les croirait sans lien avec le cas considéré, parce qu’il n’y a pas de microscope pour en examiner le microbe, et que nous ne savons pas isoler ce virus que, faute de mieux, nous appelons le goût de l’absolu…
Pourtant si divers que soient les déguisements du mal, il peut se dépister à un symptôme commun à toutes les formes, fût-ce aux plus alternantes. Ce symptôme est une incapacité totale pour le sujet d’être heureux. Celui qui a le goût de l’absolu peut le savoir ou l’ignorer, être porté par lui à la tête des peuples, au front des armées, ou en être paralysé dans la vie ordinaire, et réduit à un négativisme de quartier ; celui qui a le goût de l’absolu peut être un innocent, un fou, un ambitieux ou un pédant, mais il ne peut pas être heureux. De ce qui ferait son bonheur, il exige toujours davantage. Il détruit par une rage tournée sur elle-même ce qui serait son contentement. Il est dépourvu de la plus légère aptitude au bonheur. J’ajouterai qu’il se complaît dans ce qui le consume. Qu’il confond sa disgrâce avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale, suivant le tour de son esprit, son éducation, les mœurs de son milieu. Que le goût de l’absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l’absolu. Qu’il s’accompagne d’une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d’abord, et qui s’exerçant toujours au point vif, au centre de la destruction, risque de faire prendre à des yeux non prévenus le goût de l’absolu pour le goût du malheur. C’est qu’ils coïncident, mais le goût du malheur n’est ici qu’une conséquence. Il n’est que le goût d’un certain malheur. Tandis que l’absolu, même dans les petites choses, garde son caractère d’absolu.
Les médecins peuvent dire de presque toutes les maladies du corps comment elles commencent, et d’où vient ce qui les introduit dans l’organisme, et combien de jours elles couvent, et tout le secret travail qui précède leur éclosion. Mais nous sommes encore à l’alchimie des sentiments, ces folies non reconnues, que porte en lui l’homme normal. Les lentes semailles du caractère, les romanciers le plus souvent en exposent mais sans l’expliquer l’histoire, remontant à l’enfance, à l’entourage, faisant appel à l’hérédité, à la société, à cent principes divers. Il faut bien dire qu’ils sont rarement convaincants, ou n’y parviennent que par des hypothèses heureuses, qui n’ont pas plus de valeur que leur bonheur n’en a. Nous pouvons seulement constater qu’il y a des femmes jalouses, des assassins, des avares, des timides. il nous faut les prendre formés, quand la jalousie, la furie meurtrière, la timidité, l’avarice nous présentent des portraits différenciés, des portraits saisissants. D’où lui venait ce goût de l’absolu, je n’en sais rien, Bérénice avait le goût de l’absolu. C’est sans doute ce qu’avait vaguement senti Edmond Barbentane quand il avait dit de sa cousine que c’était l’enfer chez soi.
Et leur roman, le roman d’Aurélien et de Bérénice était dominé par cette contradiction dont leur première entrevue avait porté le signe : la dissemblance entre la Bérénice qu’il voyait et la Bérénice que d’autres pouvaient voir, le contraste entre cette enfant spontanée, gaie, innocente et l’enfer qu’elle portait en elle, la dissonance de Bérénice et de son ombre. Peut-être était-ce là ce qui expliquait ses deux visages, cette nuit et ce jour qui paraissaient deux femmes différentes. Cette petite fille qui s’amusait d’un rien, cette femme qui ne se contentait de rien.
Car Bérénice avait le goût de l’absolu. […] »
Elle était vraiment pire qu’un meurtrier.
Elle était à un moment de sa vie où il fallait à toute force qu’elle en poursuivit la recherche dans un être de chair. Les amères déceptions de sa jeunesse qui n’avaient peut-être pas d’autre origine que cette volonté irréalisable d’absolu exigeaient une revanche immédiate. Si la Bérénice toujours prête à désespérer qui ressemblait au masque doutait de cet Aurélien qui arrivait à point nommé, l’autre, la petite fille qui n’avait pas de poupée, voulait à tout prix trouver enfin l’incarnation de ses rêves, la preuve vivante de la grandeur, de la noblesse, de l’infini dans le fini. il lui fallait enfin quelque chose de parfait. L’attirance qu’elle avait de cet homme se confondait avec des exigences qu’elle posait ainsi au monde. On m’aura très mal compris si l’on déduit de ce qui a été dite ce goût de l’absolu qu’il se confond avec le scepticisme. Il prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c’est parce qu’il suppose au contraire une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple. IL faut beaucoup de scepticisme pour se satisfaire de ce qui est. Les amants de l’absolu ne rejettent ce qui est que par une croyance éperdue en ce qui n’est peut-être pas.
Si Bérénice était pour Aurélien le piège auquel il devait fatalement se prendre, il était lui-même pour Bérénice l’abîme ouvert, et elle le savait, et elle aimait trop l’abîme pour n’y pas venir se pencher. Quand, avec cet accent qui ne trompe pas, il lui avait affirmé que jamais de sa vie, il n’avait dit je vous aime à une femme, pouvait-il imaginer quel aliment de perte, quel feu, il lui donnait ainsi pour se consumer toute sa vie? S’il n’avait pas menti, et de toutes ses forces, de toutes ses ténèbres, elle ne voulait pas qu’il eût menti, n’était-ce pas enfin l’absolu qui s’offrait, la seule chance d’absolu qu’elle eût rencontrée? Il fallait qu’il l’aimât. C’était plus nécessaire que l’air, plus indispensable que la vie. Enfin, dans cet homme mystérieux et simple, dans ce passant de Paris, elle allait se dépasser, atteindre au-delà d’elle-même à cette existence qui est à l’existence ce qu’est le soleil à la lumière. Il fallait qu’il l’aimât. L’amour d’Aurélien, n’était-ce pas la justification de Bérénice? On ne pouvait pas plus lui demander d’y renoncer que de renoncer à penser, à respirer, à vivre. Et même est-il sans doute plus facile de mourir volontairement à la vie qu’à l’amour. Elle ne se demandait pas à quoi l’entraînait qu’il l’aimât, parce qu’elle avait le goût d’absolu, et que l’amour d’Aurélien portait, à tort ou à raison, les caractères sombres et merveilleux de l’absolu à ses yeux. Et que, parce qu’il était l’absolu, il portait en lui-même sa nourriture, et donc qu’elle n’avait point à se soucier de l’apaiser. Il importait bien peu que de l’amour avoué, reconnu, naquît une grande souffrance. L’amour n’a-t-il pas en soi-même sa fin . Les obstacles même à l’amour, ceux qui ne se surmonteront pas, ne font-ils pas sa grandeur ? Bérénice n’était pas loin de penser que l’amour se perd, se meurt, quand il est heureux. On voit bien là reperdre le goût de l’absolu, et son incompatibilité avec le bonheur. Au moins bonheur ni malheur n’étaient les communes mesures des actions de Bérénice. Elle était vraiment pire qu’un meurtrier. Il y avait dans la destinée d’Aurélien une correspondance singulière à ces dispositions inhumaines. Il faudrait repasser tout ce qu’on ait de lui pour le comprendre. Bérénice n’en avait pas besoin. Parce qu’elle n’était pas seulement inhumaine : elle était femme aussi, et quand à travers ses yeux ouverts elle regardait Aurélien, elle avait peur de son plaisir.
Bérénice avait deux visages, cette nuit et ce jour.
Louis Aragon, Aurélien (1944), extrait du chapitre XXXV, pp 302 à 308
* Tabès : maladie nerveuse d’origine syphilitique , caractérisée par des lésions dégénératives de la moelle épinière, se manifestant par des troubles de la sensibilité profonde avec abolition des réflexes, hypotonie, incoordination, des crises douloureuses paroxystiques, une atteinte de certains nerfs crâniens et des troubles trophiques. Aragon, tout comme André Breton avait fait des études de médecine. *vis à tergo : Cette expression latine désigne littéralement une « force dans le dos », qui agit en poussant depuis l’arrière. Elle illustre le fonctionnement de la pression artérielle, qui propulse le sang vers le coeur « par l’arrière ».
Illustration pour le roman d’Aragon Aurélien par Man Ray en 1944
la recherche de l’absolu est un mal
C’est ce que semble penser Aragon quand il compare ce désir de dépassement du réel que constitue chez un individu la recherche de l’absolu au «tabès», cette maladie nerveuse dégénérative. Il rejoint en cela l’avis de Gœthe qui dans ses Conversations avec le poète Eckermann déclarait : «J’appelle classique ce qui est sain, romantique ce qui est malade», car la démesure de l’exigence romantique et le «mal d’être» qui l’accompagne ne sont qu’une des formes prises par la recherche de l’absolu parmi de nombreuses autres qui vont de l’élan mystique à l’amour passion fusionnel et à certaines formes de la folie ordinaire. Rechercher l’absolu signifie que l’on ne se satisfait pas du monde réel et que l’on se tourne vers un autre monde, un monde idéal de perfection morale et de beauté hors d’atteinte parce qu’illusoire. Le plus souvent, cette exigence qui détourne l’individu qui la professe de la réalité révèle son incapacité à être acteur de sa propre vie et à prendre le monde à bras le corps. Ce comportement a toutes les apparences d’une fuite et est révélateur d’une impuissance première ou d’une démission que l’individu qui en est atteint refuse de voir en se réfugiant dans le déni dans le confort de la quête valorisante d’un Graal. Dans ces conditions, la sublimation du sentiment Amour l’emporte sur l’être aimé qui se voit réduit à n’être que le vecteur de transmission de ce sentiment. C’est ce qu’exprimait un poète romantique allemand par la phrase «L’important, ce n’est pas la femme, c’est l’amour». C’est une pensée qu’Aurélien reprendra à son compte lors de sa rencontre avec Paul Denis, l’homme qui lui a un moment succédé après le départ de Bérénice. Aurélien aime Bérénice et Bérénice aime Aurélienpassionnément. À première vue, l’équation parait simple à résoudre et pourtant leur amour est voué à l’échec car Bérénice a «le goût de l’absolu». Épouse d’un mari falot dans une petite ville de province, Bérénice, moderne Emma Bovary, souffre elle aussi de sa vie étriquée et rêve d’une autre vie mais à l’inverse d’Emma Bovary, elle place la barre très haut, si haut qu’elle en devient inaccessible et interdit l’accomplissement de son rêve. En fait, dans son for intérieur, Bérénice a renoncé à changer de vie et aller au bout de son amour avec Aurélien, elle multiplie pour cela les stratégies d’évitement de ce qu’elle déclare pourtant souhaiter et tous les prétextes sont alors bons pour ne pas franchir le pas : se sacrifier pour ne pas contrarier sa cousine Blanchette qui étant elle-même amoureuse d’Aurélien menace de se suicider, se jeter dans les bras d’un autre qu’elle n’aime pas, prendre prétexte d’une infidélité sans importance qu’Aurélien a commis sous l’emprise de l’ivresse et du désespoir pour rompre définitivement avec lui. Une confidence que Bérénice lui avait faite résumait à lui seule cette exigence morale de nature obsessionnelle : elle lui avait dit « qu’elle ne pouvait souffrir un objet cassé, ou fêlé, ébréché, qu’il était pour elle intolérable comme un reproche sans fin ». Après le départ de Bérénice, Aurélien s’est posé la question d’un possible raccommodage de leur amour, mais peux-ton «rafistoler» l’amour de la même manière que l’on recolle les morceaux épars d’un objet brisé ? Assurément non ! Dans ce cas « Bérénice n’accepterait devoir à une baisse d’exigence leur honteux bonheur; il n’y avait en elle aucun esprit de concession ». Aurélien n’est pas exempt du mal qui frappe Bérénice; dés le début de leur rencontre, il la perçoit non pas comme un être de chair et de sang mais comme la représentation phantasmée d’une morte qui l’obsède, la noyée inconnue qui vient d’être repêchée dans la Seine voisine et dont il possède un moulage du visage accroché à l’un des murs de sa chambre. C’est pour cette raison que la Bérénice qu’il aime est la Bérénice aux yeux fermés, la Bérénice nocturne qu’il oppose à la Bérénice diurne aux yeux ouverts. Ces deux êtres ont choisi de fuir la réalité et de vivre dans le rêve et les illusions. Bérénice va, en guise de cadeau d’adieu, jusqu’à se faire mouler le visage pour remplacer le masque de plâtre de la noyée qu’elle a brisée, perpétuant ainsi le cycle infernal de l’illusion et du fantasme. Le romantisme a valorisé ces êtres épris d’absolu qui ont sublimé leur impuissance et leur frustration par des actions héroïques ou par l’immanence de l’art. Même si l’on peut éprouver un plaisir narcissique intense à se complaire dans la peine et la recherche vaine de l’absolu, le réel finit toujours par s’imposer et le désespoir triompher. La longue liste des suicidés de l’amour romantique en littérature ou dans la vie réelle et de tous ceux qui ont choisi cette forme de suicide mental qu’est la folie, du Werther de Goethe à la mort dramatique de Caroline von Günderode en passant par la mort de Kleist et la folie d’Hölderlin le démontre aisément. À la fin du roman, Bérénice, miraculeusement retrouvée par Aurélien après plus de vingt années de séparation, va également s’éteindre dans ses bras et la pâleur de son visage et ses yeux clos vont la faire ressembler au masque de plâtre de l’inconnue de la Seine.
Le livre refermé, il reste suspendu dans notre pensée, ce merveilleux alexandrin de la Bérénice de Racine qu’Aragon a placé en exergue dans les premières pages :
« Je demeurai longtemps errant dans Césarée »
Telle une âme errante d’un tableau de Chirico perdue dans les dédales de ses fantasmes…
le masque mortuaire de l’inconnue de la Seine
La vraie Bérénice
Denise Lévy : « un nom comme le vent quand il tombe à vos pieds »
La femme qui aurait inspirée le personnage de Bérénice dans le roman Aurélien serait Denise Lévy (née Kahn), dont Aragon était tombé amoureux dans les années 1923 et 1925. Il effectuera durant cette période plusieurs séjours à Strasbourg, ville à laquelle il était profondément attaché depuis son premier séjour en tant que militaire en 1917, et logera à cette occasion chez Denise et son mari, le docteur Georges Lévy. La jeune femme était une cousine de Simone Kahn-Breton, la femme d’André Breton qui l’informait par lettres des événements parisiens. À la fin de 1922, Denise se rend à Paris où elle restera jusqu’en janvier 1923; les membres du groupe surréaliste de la revue Littérature, tombent sous son charme et rivalisent d’hommages poétiques à son égard. André Breton lui dédie quatre poèmes datés du 12 juillet 1923 qui ne seront publiés qu’en 1977 par Pierre Naville dans Le Temps du surréel. La revue Littérature, dans son numéro d’octobre 1923, publie « L’Herbage rouge, à Denise, 13 juillet 1923 » par André Breton, ainsi que « Denise disait aux merveilles » par Paul Eluard. Quand à Aragon, il en tombe amoureux et en fera sa muse mais la jeune femme ne répondra pas à ses avances et finira par épouser son ami Pierre Naville en 1927. Il lui écrira néanmoins de nombreuses lettres entre 1923 et 1925 qui seront publiées par Pierre Daix en 1994. Plusieurs correspondances existent entre le personnage de la Bérénice du roman et Denise : Aurélien rencontre Bérénice en novembre 1922, date de la venue de Denise à Paris, dans le roman Bérénice est l’épouse d’un pharmacien manchot et Denise était mariée à un jeune médecin qui avait perdu une jambe à la guerre, Dans le roman, Aurélien malgré leur amour partagé ne possédera jamais Bérénice et Aragon avouera en 1966 que de la même manière, malgré l’amour qu’il vouait à la jeune femme, il ne s’était rien passé entre lui et Denise : « Aurélien n’est pas un livre à clefs. Ou tout au moins, c’est un livre à fausses clefs […] Que Bérénice ait été écrite, décrite à partir d’une femme réelle, je n’en disconviens pas. Mais à partir. Que ce soit à partir d’une jeune femme qu’à peu près au temps d’Aurélien j’ai rencontrée et j’ai aimée, ou cru aimer, à en être malheureux, cela pourquoi le dissimulerais-je ? Il n’y a rien eu entre elle et moi… »
Denise Lévy
Lettre à Denise du 24 octobre 1924
Je vous écris, Denise, dans un désordre moral absolu. Je sors d’une scène affreuse, d’un débat qui se perpétue, et c’est à peine si mes doigts consentent à écrire. Je sais que vous ne pouvez rien comprendre à ce que je vous dis, Denise, Denise, vous qui êtes pourtant tout l’horizon, le seul horizon que j’aperçoive, vers lequel une fois de plus, je me tourne désespérément. Il faudrait vous raconter les faits, l’anecdote. À quoi bon, et toute la pudeur du monde : je suis dans le miroir du café, là en face, tout pâle, et en même temps rouge de monde. Je suis comme un homme qui se noie. C’est alors qu’il n’y a plus qu’à vous que je puisse parler, à ne rien dire, à tout dire à la fois. Je voudrais écrire cent fois, cent fois encore votre nom. Denise, je suis malheureux comme les pierres. Denise personne ne m’aime, ne m’aime, entendez-vous ? Denise, qu’est-ce qui me rend si lâche avec l’existence ? Denise, c’est peut-être que moi je vous aime pourtant. Denise mon amour. Ah vous voyez comme je suis fou et stupide. Je ne peux pas me retenir de vous parler ainsi.
Si cette lettre part, à l’encontre de toutes les autres que j’ai déchirées, s’il est possible qu’elle vous parvienne… je vous en prie j’allais dire ne la lisez pas plus loin que cette ligne, que ce mot après lequel tout est superflu, mais non lisez tout de même tout ce qui vient avec le vent et ma folie et le long détail de mon égarement, mais promettez-moi que vous détruirez cette lettre, qu’il ne vous en reste ensuite qu’un vague sentiment, comme d’un rêve. Vous le voyez, je suis fou à lier, et persuadé que je ne vous ai jamais rien avoué, que j’ai pu garder ce secret de tout mon cœur. Le ridicule enfant, ah ne vous moquez pas de moi. Ce matin, par exemple, croyez-vous que je suis entré dans la chambre de [Pierre] Naville, et qu’il y avait deux photos de vous, chez lui, chez Naville, deux photos où vous êtes si douce, grandes, les photos de Man Ray, et c’est absurde, et je ne devrais jamais vous le dire et j’ai honte : mais j’ai été jaloux à crier, jaloux c’est cela. Triste aussi triste à mourir. Et cependant, pardon. Denise pardon. J’étais parti pour le malheur aujourd’hui, comprenez.
Tout le jour j’étais comme une bête féroce. Et tout à l’heure cette histoire à tuer. On tuerait volontiers, vous savez, quelqu’un qui pleure, et qui attend de ses larmes qu’elles réveillent une affection, par exemple. J’étais armé ; imaginez-vous. J’ai encore assez peur de moi. Voici en vous écrivant le calme qui revient, vous êtes mon calme, Denise, une main fraîche sur mon front. Peu à peu je me considère, et ce café qui m’est étranger où je suis, de temps en temps il y a de la musique. Certitude avant tout de ne jamais devoir éviter le malheur. Cela c’est maintenant paisiblement que je le pense. D’ici dix à quinze minutes je cesserai de vous écrire, j’écrirai l’adresse. Mais cette idée ne me quittera plus. Elle va me raccompagner à travers les rues froides jusqu’à cette maison où je ne dormirai, qu’à la fin, à force de ne pas dormir. Parfois, si je ferme les yeux, je me souviens des vôtres, je me souviens de deux ou trois visages que je vous ai vu ; et je me demande si j’ai rêvé, et je sens pourtant qu’il y a en vous quelque chose qui est à moi et à personne d’autre, et alors la vie me paraît encore plus injuste, folle, folle. Oui vraiment vous êtes à moi, comme la lumière, ô ma lumière. Ainsi parle peut-être un aveugle. Ce matin nous jouions à Cyrano [nom d’un café parisien] à ce jeu horrible, nous imaginer chacun avec une infirmité, une mutilation. Éluard disait que je ferais un bel aveugle. Ce propos me poursuit. Moi je suis déjà un aveugle ce n’est pas une image, un aveugle avec un grand brouillard d’amour dans les yeux. Denise détruisez cette folie, écrivez-moi, riez, riez de Louis A.
Il n’y a pas d’amour heureux
Ce poème a été créé par Aragon durant l’écriture d’Aurélien
Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix Et quand il croit serrer son bonheur il le broie Sa vie est un étrange et douloureux divorce Il n’y a pas d’amour heureux
Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes Qu’on avait habillés pour un autre destin À quoi peut leur servir de se lever matin Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes Il n’y a pas d’amour heureux
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure Je te porte dans moi comme un oiseau blessé Et ceux-là sans savoir nous regardent passer Répétant après moi les mots que j’ai tressés Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent Il n’y a pas d’amour heureux
Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare Il n’y a pas d’amour heureux.
Aragon, Recueil La Diane française, 1944
La mise en musique du poème par Brassens
repris par la suite dans une bouleversante interprétation par Nina Simone
article publié une première fois le 6 décembre 2015
Coeur sur glace
Navires sibériens sur les icebergs de nuit Vous avez des oiseaux à bord Les oiseaux noirs d’une fiancée inconnue Celle qui a un cœur sous le sein transparent de neige
Mais dans ma maison de ciment armé Ma barbe pousse comme aux morts Mes yeux creusés pour mieux la recueillir La femme sous mon crâne L’oiseau de proie qui mange ma cervelle .
Yvan Goll – (Images de Paris – n° 40, Avril 1923. 9 vers )
Yvan Goll (1891-1950) est un écrivain et poète français qui a participé aux mouvements expressionniste et surréaliste. Né à Saint-Dié, commune des Vosges restée française après le rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Empire allemand en 1870, il poursuivra ses études commencées en France aux universités de Strasbourg, Fribourg-en-Brisgau et Munich. Cette formation allemande jointe à sa connaissance de l’anglais fera que son œuvre poétique sera trilingue. Exilé aux États-Unis entre 1939 et 1947 pour échapper, en tant que juif, aux persécutions allemandes, il ne survivra que peu de temps à son retour France, victime d’une leucémie.
C’est en 1889 que Verlaine publie ce recueil de poème chez l’éditeur Léon Vanier à Paris. Il est au crépuscule de sa vie et depuis la mort de sa mère survenue 3 ans plus tôt, il n’est que l’ombre de lui-même, ayant sombré dans l’alcool, sans le sou, vagabondant et alternant les séjours dans les hôpitaux. Paradoxalement, cette époque est aussi celle de la reconnaissance si longtemps attendue. Cette œuvre s’inscrit dans un projet plus vaste qu’il mène depuis plusieurs années et qui consiste à présenter sous forme de 4 recueils les parts sombres et lumineuses de sa personne. Le recueil Parallèlement qui décrit la part sombre et maudite sera le premier publié et doit s’inscrire « en parallèle » sinon en opposition aux trois autres recueils qui suivront et qui auront pour tâche de définir la part claire et positive du poète après la rédemption qu’il espère suite à sa conversion au catholicisme : Sagesse, Amour et Bonheur. Mais la présentation de ce premier recueil dans lequel abondent les scènes érotiques et scabreuses contraires à la morale bourgeoise du temps est ambiguë car, alors que devait transparaître dans ce qui était présenté comme une confession le regret de l’auteur, on constate au contraire une complaisance certaine dans la description des scènes érotiques qui laisse à penser que la rédemption n’est pas complète. Mais pouvait-il en être autrement ? Verlaine est un être ambivalent dont la vie aura oscillé en permanence entre l’élévation vers un idéal de pureté impossible à atteindre et la chute dans des abîmes sans fond. C’est sans doute à cette ambivalence absolue que nous devons son œuvre poétique si attachante.
Mariette Lydis (1887-1970)
Mariette Lydis est une comète lumineuse qui aura traversé le ciel européen avant se de poser sur le sol argentin. Née à Vienne en 1887 sous le nom de Marietta Ronsperger dans une famille juive, on connaît peu de choses sur son enfance sauf qu’elle a beaucoup voyagé à travers l’Europe et qu’elle est sur le plan de la peinture autodidacte. Sa carrière de peintre est connue de 1919 à 1922 par ses œuvres signées des initiales MPK, du nom de son premier mari, Julius Koloman Pachoffer-Karñy. Divorcée de celui-ci, elle épouse en 1918 un citoyen grec du nom de Jean Lydis, et vivra avec lui un temps près d’Athènes avant de reprendre sa liberté en 1925 et se transporter un temps à Florence. Ayant fait connaissance du romancier, poète et auteur dramatique italien Massimo Bontempelli qui vivait alors à Paris et était très proche des cercles surréalistes, elle le suit à Paris en 1926 puis décide de s’installer en France dont elle prendra la nationalité en 1939. Elle se lie en 1928 au comte Giuseppi Govone, un éditeur d’art ami de Gabriel d’Annunzo, qu’elle épousera en 1934. Au moment de l’Anschluss, dans la crainte d’une invasion allemande, elle rejoint son amie intime Erica Marx, une éditrice anglaise fille du riche collectionneur Hermann Marx (Cobham). Mais au bout d’une année, elle part pour Buenos Aires en juillet 1940 à l’invitation du marchand d’art Muller, pays où elle s’installera définitivement jusqu’à sa mort survenue en 1970. Mariette Lydis est connue par ses estampes en couleurs et pour ses illustrations aux couleurs délicates « empreintes de douceur et d’une certaine grâce nonchalante » de grands ouvrages littéraires pour des auteurs tels que Paul Valéry, Paul Verlaine, Edgar Poe, Armand Godoy, etc… Amie de Montherlant, elle a illustré plusieurs de ses œuvres telles Le serviteur châtié (1927) et Serge Sandrier (1948). Elle a illustré également Les Claudine de Colette (1935), Une Jeune Pucelette… (Folastrie) de Pierre de Ronsard (1936), Les Paradis artificiels de Charles Baudelaire (1955), , Madame Bovary de Flaubert (1949). Enfin elle était passée maître de l’illustration érotique avec ses séries réalisées entre 1926 et 1930 sur les prostituées, les lesbiennes et les figures de femmes à la sensualité forte et expressive. Parmi les illustrations d’ouvrages érotiques on citera les eaux-fortes de Sappho (1933), Les chansons de Bilitis de Pierre Louys (1946) et « Parallèlement » de Paul Verlaine édité en 1949 par l’éditeur Georges Guillot et dont nous présentons ci-après quelques exemples…
Illustration de la page d’en-tête du recueil En arrière-plan est représenté Paul Verlaine
«Parallèlement : un livre orgiaque et sans trop de mélancolie »
Le recueil se compose de quatre grandes parties titrées : « Les Amies », « Filles », « Révérences » et « Lunes » et de deux autres parties, l’une introductive qui comporte une préface, un avertissement, et deux poèmes ; l’autre n’est pas titrée et rassemble un grand nombre de poèmes en fin de recueil. Pour lire l’ensemble des poèmes du recueil consulter le site Wikisource, c’est ICI .
À Mademoiselle ***
Rustique beauté Qu’on a dans les coins, Tu sens bon les foins, La chair et l’été.
Tes trente-deux dents De jeune animal Ne vont point trop mal À tes yeux ardents.
Ton corps dépravant Sous tes habits courts, Retroussés et lourds, Tes seins en avant,
Tes mollets farauds, Ton buste tentant, — Gai, comme impudent, Ton cul ferme et gros,
Nous boutent au sang Un feu bête et doux Qui nous rend tout fous, Croupe, rein et flanc.
Le petit vacher Tout fier de son cas, Le maître et ses gas, Les gas du berger
Je meurs si je mens, Je les trouve heureux, Tous ces culs-terreux, D’être tes amants.
***
Impression fausse
Dame souris trotte Noire dans le gris du soir, Dame souris trotte Grise dans le noir.
On sonne la cloche : Dormez, les bons prisonniers On sonne la cloche : Faut que vous dormiez.
Pas de mauvais rêves, Ne pensez qu’à vos amours. Pas de mauvais rêves : Les belles toujours !
Le grand clair de lune ! On ronfle ferme à côté. Le grand clair de lune En réalité !
Un nuage passe, Il fait noir comme en un four. Un nuage passe. Tiens, le petit jour !
Dame souris trotte, Rose dans les rayons bleus. Dame souris trotte : Debout, paresseux !
***
Pensionnaires
L’une avait quinze ans, l’autre en avait seize ; Toutes deux dormaient dans la même chambre C’était par un soir très lourd de septembre : Frêles, des yeux bleus, des rougeurs de fraise,
Chacune a quitté, pour se mettre à l’aise, La fine chemise au frais parfum d’ambre. La plus jeune étend les bras et se cambre, Et sa sœur, les mains sur ses seins, la baise.
Puis tombe à genoux, puis devient farouche Et tumultueuse et folle et sa bouche Plonge sous l’or blond, dans les ombres grises ;
Et l’enfant, pendant ce temps-là, recense Sur ses doigts mignons des valses promises, Et, rose, sourit avec innocence.
***
La dernière fête galante
Pour une bonne fois, séparons-nous, Très chers messieurs et si belles mesdames. Assez comme cela d’épithalames, Et puis là, nos plaisirs furent trop doux.
Nul remords, nul regret vrai, nul désastre ; C’est effrayant ce que nous nous sentons D’affinités avecque les moutons Enrubannées du pire poétastre.
Nous fûmes trop ridicules un peu Avec nos airs de n’y toucher qu’à peine. Le Dieu d’amour veut qu’on ait de l’haleine. Il a raison ! Et c’est un jeune Dieu.
Séparons-nous, je vous le dis encore. Ô que nos cœurs qui furent trop bêlants, Dès ce jourd’hui réclament trop hurlants L’embarquement pour Sodome et Gomorrhe !
***
Ces passions…
Ces passions qu’eux seuls nomment encore amours Sont des amours aussi, tendres et furieuses, Avec des particularités curieuses Que n’ont pas les amours certes de tous les jours.
Même plus qu’elles et mieux qu’elles héroïques, Elles se parent de splendeurs d’âme et de sang Telles qu’au prix d’elles les amours dans le rang Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques,
Que vains proverbes, que riens d’enfants trop gâtés, — « Ah ! les pauvres amours banales, animales, Normales ! Gros goûts lourds ou frugales fringales, Sans compter la sottise et des fécondités ! »
— Peuvent dire ceux-là que sacre le haut Rite, Ayant conquis la plénitude du plaisir, Et l’insatiabilité de leur désir Bénissant la fidélité de leur mérite.
La plénitude ! Ils l’ont superlativement : Baisers repus, gorgés, mains privilégiées Dans la richesse des caresses repayées. Et ce divin final anéantissement !
Comme ce sont les forts et les forts, l’habitude De la force les rend invaincus au déduit. Plantureux, savoureux, débordant, le déduit ! Je le crois bien qu’ils ont la pleine plénitude !
Et pour combler leurs vœux, chacun d’eux tour à tour Fait l’action suprême, a la parfaite extase, — Tantôt la coupe ou la bouche et tantôt le vase, — Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour.
Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces crises : Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d’heureux Bras las autour du cou, pour de moins langoureux Qu’étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises.
Dormez, les amoureux ! Tandis qu’autour de vous Le monde inattentif aux choses délicates, Bruit ou gît en somnolences scélérates, Sans même, il est si bête ! être de vous jaloux.
Et ces réveils francs, clairs, riants, vers l’aventure De fiers damnés d’un plus magnifique sabbat ? Et salut, témoins purs de l’âme en ce combat Pour l’affranchissement de la lourde nature !
Au pied des tours de Notre-Dame, La Seine coule entre les quais. Ah ! le gai, le muguet coquet ! Qui n’a pas son petit bouquet ? Allons, fleurissez-vous, mesdames ! Mais c’était toi que j’évoquais Sur le parvis de Notre-Dame ; N’y reviendras-tu donc jamais ? Voici le joli moi de mai…
Je me souviens du bel été, Des bateaux-mouches sur le fleuve Et de nos nuits de la Cité. Hélas ! qu’il vente, grêle ou pleuve, Ma peine est toujours toute neuve : Elle chemine à mon côté…
De ma chambre du Quai aux Fleurs, Je vois s’en aller, sous leurs bâches, Les chalands aux vives couleurs Tandis qu’un petit remorqueur Halète, tire, peine et crache En remontant, à contre-coeur, L’eau saumâtre de ma douleur…
Francis Carco (1896-1958)
Paris en noir et blanc
Jacques Dutronc
Il est cinq heures Paris s’éveille
Je suis le dauphin de la place Dauphine La Tour Eiffel a froid aux pieds Et la place Blanche a mauvais’mine L’Arc de Triomphe est ranimé Les camions sont pleins de lait Et l’Obélisque est bien dressé Les balayeurs sont pleins d’balais Entre la nuit et la journée
Il est cinq heures, Paris s’éveille, Il est cinq heures, Paris s’éveille,
Le café est dans les tasses Les journaux sont imprimés Les cafés nettoient leurs glaces Les ouvriers sont déprimés Et sur le boulevard Montparnasse Les gens se lèvent, ils sont brimés La gare n’est plus qu’une carcasse C’est l’heure ou je vais me coucher
Il est cinq heures, Paris s’éveille, Paris s’éveille Il est cinq heures, Paris se lève Il est cinq heures, Les banlieusards sont dans les gares. je n’ai pas sommeil A la Villette, on tranche le lard Paris by night regagne les cars Jacques Lanzmann (1927-2006) Les boulangers font des bâtards
Il est cinq heures, Paris s’éveille, Paris s’éveille
La chanson doit beaucoup au flûtiste Roger Bourdin qui, travaillant sur un autre projet dans un studio voisin de celui de l’enregistrement, a improvisé un solo de flûte en une seul prise qui donnera à la chanson dont tous trouvaient jusque là la mélodie un peu plate, l’originalité nécessaire. Les paroles écrites par Jacques Lanzmann et son épouse d’alors Anne Ségalen sont inspirées de la chanson Tableau de Paris à cinq heures du matin écrite en 1802 par le chansonnier Marc-Antoine-Madeleine Désaugier.
Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers.
Tableau de Paris à cinq heures du matin
L’ombre s’évapore, Gentille, accorte, « Adieu donc, mon père ; Et déjà l’aurore Devant ma porte Adieu donc, mon frère ; De ses rayons dore Perrette apporte Adieu donc, ma mère. Les toits d’alentour ; Son lait encor chaud ; — Adieu, mes petits. » Les lampes pâlissent, Et la portière Les chevaux hennissent, Les maisons blanchissent, Sous la gouttière Les fouets retentissent, Les marchés s’emplissent, Pend la volière Les vitres frémissent : On a vu le jour. De dame Margot. Les voilà partis !
De la Villette, Le joueur avide, Dans chaque rue Dans sa charrette, La mine livide Plus parcourue, Suzon brouette Et la bourse vide La foule accrue Ses fleurs sur le quai, Rentre en fulminant, Grossit tout à coup : Et de Vincenne Et sur son passage Grands, valetaille, Gros-Pierre amène L’ivrogne, plus sage, Vieillards, marmaille, Ses fruits que traîne Cuvant son breuvage, Bourgeois, canaille, Un âne efflanqué. Ronfle en fredonnant. Abondent partout.
Déjà l’épicière, Tout chez Hortense Ah ! quelle cohue ! Déjà la fruitière, Est en cadence : Ma tête est perdue, Déjà l’écaillère On chante, danse, Moulue et fendue : Saute à bas du lit. Joue, et cetera… Où donc me cacher ? L’ouvrier travaille, Et sur la pierre Jamais mon oreille L’écrivain rimaille, Un pauvre hère N’eut frayeur pareille… Le fainéant bâille, La nuit entière Tout Paris s’éveille… Et le savant lit. Souffrit et pleura. Allons nous coucher.
J’entends Javotte, Le malade sonne, Portant sa hotte, Afin qu’on lui donne Crier : Carotte, La drogue qu’ordonne Panais et chou-fleur ! Son vieux médecin, Perçant et grêle, Tandis que sa belle Son cri se mêle Que l’amour appelle, À la voix frêle Au plaisir fidèle, Du gai ramoneur. Feint d’aller au bain.
L’huissier carillonne, Quand vers Cythère Attend, jure et sonne, La solitaire, Ressonne, et la bonne, Avec mystère, Qui l’entend trop bien, Dirige ses pas, Maudissant le traître, La diligence Du lit de son maître Part pour Mayence, Prompte à disparaître, Bordeaux, Florence, Regagne le sien. Ou les Pays-Bas.
Et une autre version de la chanson de Dutronc, cette fois en couleur et dans une interprétation toute personnelle…
Vous ne connaissiez pas An Pierlé ?
Ville
Trams, autos, autobus, Je marche, emporté par la foule, Un palais en jaune pâli, Vague qui houle, De beaux souliers vernis, Revient, repart, écume De grands magasins, tant et plus. Et roule encore, roule.
Des cafés et des restaurants Nul ne sait ce qu’un autre pense Où s’entassent des gens. Dans l’inhumaine indifférence. Des casques brillent, blancs On va, on vient, on est muet, Des agents, encor des agents. On ne sait plus bien qui l’on est Dans l’immense ville qui bout, Passage dangereux. Feu rouge, immense soupe au lait. Feu orangé, feu vert. Et brusquement, tout bouge. Maurice Carême (1899-1878) On entend haleter les pierres.
Pour consulter le site « Poésie – La ville en poésie« , c’est ICI
Je connois bien mouches en lait, Je connois à la robe l’homme, Je connois le beau temps du laid, Je connois au pommier la pomme, Je connois l’arbre à voir la gomme, Je connois quand tout est de mêmes, Je connois qui besogne ou chomme, Je connois tout, fors que moi-mêmes.
Je connois pourpoint au collet, Je connois le moine à la gonne, Je connois le maître au valet, Je connois au voile la nonne, Je connois quand pipeur jargonne, Je connois fous nourris de crèmes, Je connois le vin à la tonne, Je connois tout, fors que moi-mêmes.
Je connois cheval et mulet, Je connois leur charge et leur somme, Je connois Biatris et Belet, Je connois jet qui nombre et somme, Je connois vision et somme, Je connois la faute des Boemes, Je connois le pouvoir de Rome, Je connois tout, fors que moi-mêmes.
Prince, je connois tout en somme, Je connois coulourés et blêmes, Je connois mort qui tout consomme, Je connois tout, fors que moi-mêmes.
***
le poème chanté par Monique Morelli
Poète farceur ou poète maudit ?
François de Montcorbier dit Villon est un poète français de la fin du Moyen Âge qui a connu une célébrité immédiate avec Le Lais ou Petit Testament, un long poème de jeunesse. Issu d’une famille pauvre et orphelin de père très jeune, il fut élevé par le chanoine de Saint-Benoît-le-Bestourné, maître Guillaume de Villon, son « !plus que père ! », dont il prit le nom pour lui rendre hommage, Écolier de l’Université et reçu bachelier en 1449, il devint licencié puis maître èsarts à Paris en 1452 à21 ans, il va alors mener une vie joyeuse d’étudiant indiscipliné au Quartier Latin. À 24 ans, il tue un prêtre dans une rixe et doit s’enfuir de Paris. Amnistié, il doit de nouveau s’exiler un an plus tard après le cambriolage du collège de Navarre. Accueilli à la cour de Charles d’Orléans, il échoue à y mener une carrière. Il entame alors une vie d’errance et de misère sur les routes. Emprisonné à Meung-sur-Loire puis libéré à l’avènement de Louis XI, il revient à Paris après six ans d’absence. De nouveau arrêté dans une rixe, il est condamné en 1462 à être pendu. Après appel, le jugement est modifié, et il sera banni pour dix ans de la ville. Il a alors 31 ans et on va perdre totalement sa trace. Le Lais et le Testament, son œuvre maîtresse, seront édités plus tard en 1489. (source Wikipedia).