Joseph Kessel (1898-1979)
Les Nuits de Sibérie de Joseph Kessel
Fils de parents juifs ayant fui la Russie pour la France, Joseph Kessel, le futur compositeur avec son neveu Maurice Druon en mai 1943 à Londres du Chant des Partisans et futur journaliste émérite et académicien français, est né en 1898 en Argentine où son père, après avoir passé son doctorat à Montpellier, avait obtenu un poste pour 3 années. À son retour en Europe la famille rejoint la famille de sa grand-mère maternelle à Orenbourg au bord du fleuve Oural où elle restera 3 années avant de revenir s’installer définitivement en France, à Nice, en 1908. En 1914 et 1915 il est à Paris où il fréquente le Lycée Louis-Le-Grand puis la Sorbonne. Il obtient sa licence de lettres classiques mais décide d’entamer des études d’acteur au Conservatoire d’Art Dramatique qui le conduisent sur les planches au Théâtre de l’Odéon. Entre temps, il s’est frotté au journalisme en tant que rédacteur au Journal des Débats. Mais en 1916, il a alors 18 ans, il décide de s’engager comme volontaire dans l’armée française où il va servir courageusement dans l’aviation au sein de la fameuse escadrille S.39 qui lui fera découvrir le goût du risque et de l’aventure. En 1918, la France décide d’envoyer un corps expéditionnaire en Sibérie pour aider les Russes Blancs en lutte contre les Bolcheviques qui ont abandonné la lutte contre l’Allemagne après le traité de Brest-Litvosk, permettant ainsi à ce pays de concentrer ses forces sur le front de l’ouest. Parlant russe et cédant à l’appel de l’aventure, Joseph Kessel se porte volontaire. L’ironie veut que son unité embarque à Brest le 11 novembre 1918 sur un navire américain, le jour même de l’armistice avec l’Allemagne, mais pour des considérations de politique extérieure, la lutte contre le bolchévisme, l’expédition est maintenue. Commence alors pour son escadrille un long voyage de traversée de l’Atlantique, des Etats-Unis et du Pacifique pour rejoindre Vladivostok ( « Le Seigneur de l’Orient » en russe) en proie à la guerre civile. À son arrivée à l’hiver 1909 dans le grand port des confins de l’Empire russe, plongé dans « la stupeur et la suffocation », il se retrouve plongé dans un gigantesque chaos où s’affrontent les russes blancs et rouges et des troupes de bandits incontrôlables sous l’œil impassibles des troupes de quatre pays alliés : américaines, françaises, britanniques et japonaises, ces dernières ayant la maîtrise du port. Il ne combattra pas et à titre d’aventure, sa connaissance de la langue russe lui fera occuper le poste de chef de gare de la grande ville. De ce séjour où alterneront errance dans la ville et dérives nocturnes noyées dans la vodka, naîtront plusieurs nouvelles réunies en 1922 dans un premier recueil, La Steppe rouge, puis en 1928 un roman, Les nuits de Sibérie qui décrit la nuit sibérienne dans laquelle s’agitent des personnages interlopes hauts en couleurs et une foule hétéroclite de réfugiés sans abri : soldats de toutes nations, réfugiés russes fuyant la guerre civile, travailleurs annamites, prisonniers allemands, turcs, hongrois, roumains, légionnaires tchécoslovaques, bulgares, polonais, lettons, cavaliers hindous et brigands de grands chemins avec comme personnages principaux Lena, une pauvre femme russe qui lutte désespérément pour survivre et le redoutable cosaque Semenof et sa troupe, personnages ambigües qui s’opposent aux « rouges » en faisant régner la terreur et qu’on hésite à classer dans les héros ou les bandits. Le roman prend la forme d’un récit, celui d’un aviateur français qui dans un bar raconte à un ami ses nuits passées dans cette ville, « étalage de détresse » où défile « cette misère en marche ».
Le port of Vladivostok durant l’intervention internationale en Russie vers 1918-1919 – American Naval Institute Photo Archive
Images de l’expédition de 1919 en Extrême Orient russe
L’édition spéciale des « nuits de Sibérie » illustrée par Alexandre Alexeïeff.
Les nuits de Sibérie seront éditées par Ernest Flammarion en 1928 soit près d’une dizaine d’années après l’expérience vécue par Joseph Kessel à Vladivostok en 1919. Une édition originale de ce roman illustrée de six belles eaux-fortes rehaussées d’aquatinte et d’une vignette de couverture réalisées par l’un de ses compatriotes lui aussi réfugié en France, Alexandre Alexeïeff, a été également publiée à 750 exemplaires sur papier vélin de Rives. Ce sont ces illustrations que je vous présente aujourd’hui.
Le style très particulier d’Alexeïeff basé sur l’utilisation de dégradés qui vont du noir au blanc rappelant les anciennes gravures. Il est intéressant de constater que ces six gravures sont antérieures à sa rencontre en 1930 avec Claire Parker, une riche étudiante en art américaine qu’il a rencontré à Paris et qui deviendra sa seconde épouse et avec laquelle il mettra au points la technique inventée par celle-ci de l’écran d’épingles, un écran composé de centaines de milliers de petits tubes blancs maintenus par pression à l’intérieur d’un cadre comportant des épingles noires qui affleurent à sa surface. En étant plus ou moins enfoncées et éclairées latéralement, elles permettent de créer des ombres portées sur la surface blanche de l’écran. Cette trame d’épingles, par effet de gris optique, peut ainsi créer une gamme de dégradés du blanc au noir, donnant à l’image animée l’aspect d’une gravure à l’aquatinte ou à la manière noire (source Wikipedia).
Extrait des Nuits de de Sibérie
UN JOUR que dans un petit bar, tout de laque et de silence, nous nous entretenions à mi-voix de nos voyages, mon ami le pilote Estienne parla ainsi :
« Vladivostok est une ville que les grands vagabonds traversent souvent, mais où ils ne s’arrêtent guère. Par quoi les retiendrait-elle ? Une fois que, venant du Japon, on a découvert sa rade, ornée de collines doucement ondulées, que l’on a admiré le travail du brise-glaces, monstre maladroit qui effondre la carapace du gel dans un sillon d’eau vierge et sombre, Vladivostok n’a plus d’attraits.
Le Pacifique y vient mourir sous un ciel si brumeux que l’on croit avec peine que le même océan berce Honolulu de vagues de corail et d’or. La ville est terne, sale, toute en longueur, étirée selon une rue interminable et boueuse, la Svetlanskaïa, d’où partent, en maigre éventail, des impasses et des culs-de-sac. Des immeubles sans style, construits vers la fin du siècle dernier, d’immenses casernes, sont flanqués d’un quartier japonais sans grâce et d’un quartier chinois sans mystère avec des maisons d’amour navrantes. Sur tout cela tantôt une misère mesquine, tantôt un laborieux mauvais goût.
Comme tu le vois, c’est un de ces nœuds inévitables qu’imposent les longs itinéraires et que l’on ne songe qu’à quitter au plus vite. Or, le hasard voulut m’y laisser deux mois. Je faisais partie d’une escadrille expédiée de France quelques jours avant l’armistice et qui, après une folle traversée de l’Amérique, venait échouer par la force de l’inertie en un point du globe où elle n’avait plus rien à faire.
L’aventure pourtant ne me déplaisait point. J’avais mon plein de cocktails, de palaces, de flirts, et j’ai un goût secret pour les villes militaires, sans ressources apparentes. La monotonie y donne aux habitudes le goût et l’exigence des vices.
De plus, nous étions seulement à la fin de l’hiver 1919. Le bolchevisme n’avait pas mis encore de rubans roses. La mode était loin de se faire recevoir aux dîners des ambassadeurs du Kremlin. Nous ne savions rien de la Russie, nous n’en savons sans doute pas davantage aujourd’hui, mais Paris-Moscou comportait alors quelques difficultés qui ont disparu. Sur le vaste empire en convulsions d’étroites fenêtres s’ouvraient à des milliers de lieues l’une de l’autre : Arkhangelsk en mer Blanche, Odessa en mer Noire, et Vladivostok au bout de l’Asie, au fond du Pacifique. Qu’allais-je voir par cette meurtrière sibérienne entrebâillée sur le faux jour des mystères et des révolutions ?
Il y avait vraiment à cette époque et dans ce lieu désolé une atmosphère unique. Fin de guerre, fin d’un ordre social, peau neuve d’un peuple, de cent peuples. Les nations en folie y avaient toutes débarqué des soldats. Canadiens aux lèvres étroites, Américains lourds de dollars, Anglais qui venaient chasser proprement le loup rouge, Tchèques graves et hardis portant sur leurs visages les labeurs du chemin qu’ils avaient frayé à coups de grenades de la Volga à l’Océan. Et les Russes achevant de dégueniller leurs uniformes. Et les Japonais, maîtres sournois de la ville. Et les prisonniers autrichiens, allemands, turcs, hongrois, roumains, bulgares, polonais, lettons. Et les travailleurs annamites. Et les cavaliers hindous.
Pour te peindre d’un mot ce mélange je te dirai que la patrouille de sécurité devait comprendre un homme par nation. Elle comptait vingt-trois fusils. Capotes, manteaux, pelisses – kaki, bleu, vert et noir, – bérets, bonnets, fourrures, chapskas, képis et casques, – toutes les couleurs, tous les uniformes et toutes les coiffures se confondaient dans cette étrange troupe. Mais pour l’utilité je doute qu’elle valût un piquet de gendarmes.
Heureusement la ville était à peu près sûre. Les canons des bâtiments de guerre, hauts fantômes noirs sur la rade, répondaient de la tranquillité. Cependant il était sage de ne pas trop s’aventurer dans le port. La révolution y avait des partisans cachés, mais fanatiques, ouvriers et matelots qui prêtaient l’oreille avec une joie farouche aux premiers craquements du front de Koltchak, là-bas, de l’autre côté de la Sibérie immense. L’émeute couvait sourdement dans les ruelles sordides. Chaque nuit des coups de feu y animaient le silence. Parfois, au petit matin, on voyait passer, entre des cosaques, un homme un peu hagard. C’était un agitateur qui allait mourir.
La population n’accordait à ces cortèges qu’une attention sans émoi. Curieuse population ! Elle ne ressemblait à aucune autre, elle n’avait pas l’air d’appartenir à la ville, il n’y avait pas d’accord entre elle, les rues et les maisons. On la sentait installée provisoirement, comme les troupes, prête à passer dans un autre asile, aussi précaire que celui-ci. Ainsi Vladivostok semblait une vaste et sale auberge. Le service y était fait par les Chinois. Ils assuraient tout le travail, tout le commerce. Gros marchands aux belles robes fourrées et aux sourires de proxénètes, coolies misérables dévorés de vermine, qui, leur hotte de porteur sur le dos, cheminaient d’un pas cahotant de bête chargée, ils étaient là patients, silencieux et comme éternels, pour amasser le pécule qui leur permettrait de rejoindre leur patrie de plaines, de poussière, de sagesse et de tombeaux.
Au milieu de cet univers désespéré, que faisait notre escadrille ? Elle attendait ses appareils qui, d’ailleurs, sont arrivés longtemps après que le dernier d’entre nous eut quitté les côtes du Pacifique. Ne va pas croire cependant que nous restâmes désœuvrés.
Notre mission occupait le Musée ethnologique et géologique de la province de l’Amour. Là, parmi les échantillons de pierres et d’argiles, parmi les crânes de Samoyèdes, de Toungouses, et de Bouriates, et de Iakoutes et de Tchouktches, les pilotes fumaient des cigarettes et dictaient des rapports. Pour moi, j’étais voué à d’autres destins.
Je t’ai déjà dit, je crois, que ma mère est d’origine russe et qu’elle m’a appris les rudiments de sa langue. Cela me valut d’être nommé chef de gare. C’est ainsi du moins que l’on peut résumer le plus brièvement mes fonctions. Elles consistaient à faire partie du concile international qui s’occupait de la voie ferrée et à assurer les convois destinés aux troupes françaises. Rien ne me désignait pour cet emploi si ce n’est ma connaissance du russe. Mais j’avais vingt et un ans. Tout me paraissait facile.
Je ne savais pas encore ce qu’était cette gare et son désarmant désordre. Je ne savais pas qu’il me faudrait acheter les locomotives, voler les wagons, corrompre les sentinelles étrangères pour obtenir des munitions, gorger de vodka les chauffeurs qui ne consentaient à s’embarquer qu’ivres morts. Tout cela pour que la moitié au moins de mes trains fût capturée par les gens de Semenof, dont je te parlerai bientôt plus longuement.
C’est mon âge aussi qui, me faisant prendre les choses au sérieux, me poussa, dès que je connus ma nomination, à prendre contact avec la gare. Il était pourtant six heures du soir, c’est-à-dire qu’il faisait nuit. Le dégel commençait. Neige flasque. Boueuse humidité. Du ciel obscur, toujours voilé, filtrait un suintement qui n’était ni pluie ni bruine. On eût dit que l’air était devenu un linge opaque, mouillé. On le sentait doux et mou sur les épaules. Mais rien ne pouvait m’arrêter. J’avais de mes devoirs une conception enfantine et catégorique. Il fallait que je connusse à l’instant mon champ imprévu d’activité. En perdant une heure je croyais priver nos troupes de cartouches. Déjà je les voyais encerclées et succombant sans défense par ma faute. J’avais vingt et un ans.
À peine sorti du Musée ethnologique, j’appelai un cocher, sautai sur la banquette étroite et dure. Le gros homme, tout enveloppé d’une houppelande graissée par des générations, murmura dans sa barbe humide quelques mots à son cheval. Celui-ci comprit, à leur courbe paresseuse, qu’il n’était point de hâte au monde qui le dût décider à une autre allure que le pas et la voiture dépourvue de ressorts se mit à me cahoter impitoyablement et sans fin le long de la raboteuse Svetlanskaïa.
Nous arrivâmes tout de même. Je contemplai avec anxiété le bâtiment que je n’avais jamais vu jusqu’à ce jour et d’où, dès le lendemain, j’allais faire partir mes convois. Son aspect était rassurant : neuf, un peu prétentieux. Je préparais déjà mon discours aux fonctionnaires russes en gravissant les degrés du perron. À peine eus-je poussé la porte que je ne pensais plus à eux, ni à mes cartouches. »
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