Ils ont dit : stance, portance et chute chez le jeune enfant


empreinte-pas.jpgempreinte de pas d’un adolescent – grotte de Pech Merle (- 29.000 ans)

    Les textes qui suivent sont des extraits de l’essai collectif intitulé « Stance, portance et chute – Pour une anthropologie phénoménologique de la tenue en le monde » auteurs ; Chamond Jeanine, Bloc Lucas, Moreira Virginia et Wolf-Fédida Mareike paru dans L’Evolution psychatrique – Volume 83 janv.Mars 2018,

Conquête de la stance

     La verticalité est l’essence de la condition humaine. Au cours de la maturation neurologique et du développement postural, le mouvement de se redresser, de s’arrimer dans le sol pour s’arracher à la loi de la gravité et de trouver l’équilibre dans la marche est une conquête de l’enfant, un moment fondamental de son évolution et une considérable ouverture du champ des possibles. L’axe vertébral du bébé devient peu à peu son tuteur principal grâce à la présence rassurante du tuteur secondaire parental [14]. Le corps porté devient corps porteur, se porte lui-même et trouve sa stature. Chaque petit d’homme qui conquiert sa surrection en surmontant la chute refait à lui seul le chemin de l’évolution. La stance ne consiste pas seulement à passer de la position horizontale à la verticale, selon E. Straus [15] mais à entrer dans un autre rapport à l’égard du fond, à la fois d’opposition et d’appui, qui permet d’esquisser une première affirmation de soi et qui est une libération perpétuellement en acte [16]. La stance s’appuie dans un sol porteur et dans la confiance basale en la pérennité du monde [17] pour ouvrir le champ de présence adossé à l’arrière-plan temporel, l’horizon arrière constitué dans l’expérience de l’intercorporéité originelle avec la mère dans la qualité de sa portance. Blankenburg situe l’essence du trouble schizophrénique dans la structure de l’expérience du monde et montre comment dans l’hébéphrénie, la perte de l’évidence naturelle est l’effondrement du sol de l’expérience quotidienne, qui est l’appui basal de l’aptitude spontanée à la vie et de l’ancrage dans cette puissance vitale porteuse. Dans le monde de l’hébéphrène, tout est douteux, vacillant, flou, problématique, parce que sans assises. Privé de son autodétermination, de l’appui pour se laisser aller et être soi [18], le schizophrène reste perplexe devant les choses. Il est condamné à la tache impossible de tenter de refonder son ancrage dans le monde et sa stance.

      L’enfant jusque là tenu, se tient seul, quitte l’orbe maternel, s’aventure dans le monde entre angoisse et jubilation et prend le risque d’exister, mû par l’élan vital bergsonien dont Minkowski montre la fécondité dans le champ de la psychiatrie [19]. Il constitue l’élan processuel de l’être vers l’avant dans son engagement dans le monde. La stance permet l’incarnation dans le corps propre de l’enfant du centre de gravité que Winnicott situe d’abord dans l’entre-deux de la relation mère/enfant [20], en jeu dans l’équilibre sans cesse négocié entre redressement dans la verticalité, marche dans l’horizontalité et chute possible. Détenir en soi son centre de gravité accomplit la conquête de l’autonomie et le pas décisif franchi dans l’axe fusion/séparation permettant d’éprouver la capacité à être seul [21]. La stance a pour condition de possibilité la portance.


Capture d’écran 2018-10-13 à 19.32.26.pngGrèce antique – Apprentissage (gravure planche 1869)

La portance

    Le terme portance est issu de la mécanique des fluides. L’étymologie latine le dispute à portare, conduire à bon port et à ferre, porter, porter en soi, porter un enfant, produire des fruits. La portance spécifie la dimension existentiale originaire du Mitsein , de l’être-avec ontologique fondé dans la néoténie biologique et l’absolue nécessité de l’autre pour survivre. De la gestation au tombeau, elle est un mandat anthropologique qui institue les ordres de la famille, de la communauté et de la piété filiale sur la contenance, la suppléance et la sollicitude. La portance répond à l’Hilflosigkeit freudienne, la détresse originaire de la naissance et à la déréliction, le vécu d’abandon des hommes et des dieux comme en atteste l’appel à la mère dans la démence sénile régressée et dans la clinique des champs de bataille. Aux limites de la vie humaine, le cri traduisant le vécu d’être jeté au monde devient réquisit d’assistance quasi sacré qui est au fondement de l’éthique. À la naissance, qui est passage de l’aire prégravitationnelle à l’aire gravitationnelle, les bras maternels réalisent un enveloppement qui succède à l’enveloppe utérine [22]. Winnicott découvre l’importance de la qualité de la portance maternelle sur le processus d’humanisation à travers les notions de holding et de handling, la tenue et le soin du bébé et la Préoccupation Maternelle Primaire [23] qui traduit son état de sollicitude et de dévotion. Les défaillances de la portance, son absence dans la déprivation ou ses excès dans l’empiètement, déterminent les agonies primitives. Certaines mères en souffrance de portance pour elles-mêmes portent leur enfant comme un poids, un fardeau encombrant importable, insupportable. Le complexe de la mère morte thématisé par le psychanalyste A. Green [24] montre comment une mère psychiquement morte pour son enfant parce qu’absorbée par un deuil, une dépression, etc., ne parvient pas à porter psychiquement son bébé. Il en restera fragile, enclin à des effondrements, obligé de se porter lui-même, voire de tenter de porter sa mère. L’hospitalisme thématisé par Spitz atteint des enfants mal portés, laissés tomber, emportés dans le chaos du monde et déportés en institutions anonymisantes.

     Par le concept de Moi-peau, D. Anzieu rend compte de la constitution du Moi contenant ses contenus psychiques et s’élabore par l’intériorisation du holding et du handling en fonctions de maintenance et de contenance [25]. J. Clerget différencie dans la portance maternelle le portage, concrétisation du fait de porter [26] : la mère suffisamment bonne est doublement porteuse dans le portage et le soin du bébé et dans la portance, le portant aussi dans sa pensée, son regard, sa voix, etc. Observant un enfant qui essaie de marcher, nous le voyons se tourner fréquemment vers sa mère pour s’assurer qu’elle le regarde ; dès qu’elle cesse de l’observer, les chutes du petit explorateur sont beaucoup plus fréquentes comme s’il n’était plus tenu par le fil du regard maternel, invisible pour autrui mais qui pour lui réalise le cordon ombilical le reliant à sa base de sécurité. La portance est un être-avec originel qui porte l’enfant à se porter lui-même, le porte à l’existence puisqu’il ne le peut de soi seul. Elle possibilise la stance par un prêt de solidité et de permanence où s’enracine rien moins que la capacité à prendre son essor. Elle se constitue dans la continuité, la consistance, la cohérence et chaque mère réalise la portance selon son style, selon son rapport à son être, écrit E. de Saint-Aubert [27], en réactualisant quelque chose de la portance jadis reçue des autres, à partir de l’assise existentielle actuelle. Au plus intime de nos motivations de parents et de nos vocations de soignants s’intriquent peut-être le plaisir de porter et le désir de transmettre la qualité de la portance dont nous avons bénéficié.


5. Fonctions de la portance

     Quand la solidité de portance est suffisante, l’enfant y dépose son être et repose, soulagé de sa charge d’avoir à être. Il peut se laisser être et se laisser aller. La mère est aussi porte-parole de l’Infans qu’elle portera un jour à parler de lui seul [26]. Selon J. Clerget, la portance est partance dans l’aventure indéterminée de porter l’enfant à se porter lui-même et partance dans la nécessité pour la mère de le quitter, de s’absenter de la présence réelle. La portance authentique sait se faire peu à peu discrète pour donner à l’enfant l’occasion de grandir. Elle s’intériorise dans le sentiment de confiance de compter pour les autres et l’aptitude à savoir se comporter. Un bébé séparé de sa mère peut continuer à se sentir porté et s’il a été bien porté sera bien portant. E. de Saint-Aubert écrit :

« La portance se joue avant tout au présent – même si ses effets peuvent retentir sur toute une vie, ce retentissement passe par une perpétuelle actualisation (…). Alors qu’elle laisse en nous des traces structurelles les plus capitales, la portance ne laisse pas forcément des traces mnésiques précises sous la forme classique d’un souvenir stocké disponible » ([27] p. 338).


Emblema - la chute d'Icare_CIV.gifLa chute d’Icare, Livre d’emblèmes d’Andrea Alciato, gravé par Jörg Breu

La chute

     […]  si le circassien et le danseur font de la chute un art, tomber est l’horizon toujours possible de la portance et de la stance : perte d’assises, dérobement du sol, déchéance du corps, fatigue existentielle, affaissement dépressif, effondrement mélancolique, deuils, trahisons et ruptures des liens, etc., les crises existentielles et psychopathologiques font la texture de la douleur d’exister. La chute dans toutes ses acceptions réactualise toujours plus ou moins la crainte de l’effondrement et les agonies primitives émergeant des tréfonds de la détresse enfantineWinnicott les recueille, telle la crainte de tomber sans fin qui, avec des intensités variables, fait partie des universaux de la nature humaine puisque chaque bébé est confronté aux aléas de la portance [32]. Pour Binswanger, la chute et son contraire, l’ascension, sont une dimension spatiale de l’existence incarnée qui réalisent une direction de sens (Bedeutungsrichtung), une structure anthropologique de monde, une grande orientation de l’existence, une possibilité concrète de la spatialité vécue [33].

« Lorsqu’une déception brutale nous fait tomber des nues, c’est réellement que nous tombons mais ce n’est pas une chute purement physique (…). En un tel instant, notre existence est effectivement lésée, arrachée à l’appui qu’elle prend sur le monde et rejetée sur elle-même (…). Ici ontologiquement parlant nous heurtons le fond » ([34], p. 199–200).

    Si le langage invente spontanément de nombreuses occurrences au verbe tomber, tomber par terre, tomber des nues, tomber mort, etc., c’est qu’au-delà des significations régionales et des métaphores langagières, tomber est un noyau de sens qui indique la direction générale du Dasein vers le bas : la déstabilisation, la déception, l’affaissement, l’effondrement de stance.

AUTEURS : Chamond Jeanine, Bloc Lucas, Moreira Virginia, Wolf-Fédida Mareike. Stance, portance et chute. Pour une anthropologie phénoménologique de la tenue en le monde. L’Evolution psychatrique – Volume 83 janv.Mars 2018, p. 137-147. (Extrait)


Références

(14) –  L. Siard-NayLa stance et le développement postural entre corps porteur et corps en apparition – Evol Psychom, 23 (94) (2011), pp. 189-190
(15) –  E. Straus, Psychiatrie und philosophie – H.W. Gruhle, R. Jung, W. Mayer-Gross, M. Müller (Eds.), Psychiatrie der Gegenwart: Forschung und Praxis. Band I,2, Grundlagen und Methoden der klinischen Psychiatrie, Springer, Berlin-Göttingen-Heidelberg (1963), pp. 926-930.
(16) –  M. Gennart, Corporéité et présence. Jalons pour une approche du corps dans la psychose – Le Cercle Herméneutique, Argenteuil (2011)
(17) –  J. Chamond, Composantes basales de la confiance et rapport au monde : l’apport de la phénoménologie à la psychopathologie – Info Psychiatr, 3 (1999), pp. 245-250
(18) –  W. Blankenburg,  La perte de l’évidence naturelle – PUF, Paris (1991)
(19) –  E. Minkowski,  Le temps vécu. Etudes phénoménologiques et psychopathologiques –  PUF, coll. « Quadrige », Paris (2013)
(20) –  D.W. Winnicott,  L’angoisse associée à l’insécurité – De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris (1969), pp. 198-200
(21) –  D.W. Winnicott,  La capacité d’être seul – De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris (1969), pp. 325-330
(22) –  D.W. Winnicott,  La nature humaine – Gallimard, Paris (1988)
(23) –  De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris (1969), pp. 285-290(23) –  D.W. Winnicott,  La préoccupation maternelle primaire
(24) –  narcissisme de mort, Minuit, Paris (2007)(24) –  A. Green,  Narcissisme de vie
(25) –  D. Anzieu,  Le Moi-peau – Dunod, Paris (1985)
(26) –  J. Clerget, Portance, Phorie – R. Prieur (Ed.), Des bébés bien portés, Erès, coll. « Les dossiers de Spirale », Toulouse (2012), pp. 91-100
(27) –  E. De Saint-Aubert, Introduction à la notion de portance – Arch Phil, 79 (2016), pp. 317-320
(28) –  A. Braconnier, B. Golse (Eds.), Winnicott et la création humaine, Erès, coll. « Le Carnet psy », Toulouse (2012), pp. 17-20P. Delion,  Donald Winnicott, Michel Tournier et la fonction phorique
(29) – L. BinswangerAnalyse existentielle et psychothérapie – Introduction à l’analyse existentielle, Minuit, Paris (1971), pp. 149-150
(30) –  Psychiatr Sci Hum Neurosci, 5 (2007), pp. 37-40C. Gros,  Construction dans l’analyse : le transfert comme construction d’un espace porteur et comme reconstruction
(31) –  Vrin, Paris (2007)M. Boss, Psychanalyse et analytique du Dasein
(32) –  Gallimard, Paris (2000)D.W. WinnicottLa crainte de l’effondrement et autres situations cliniques
(33) –  J. Chamond (Ed.), Les directions de sens. Phénoménologie et psychopathologie de l’espace vécu, Le Cercle Herméneutique, Argenteuil (2004)
(34) –  L. BinswangerLe rêve et l’existence,  Introduction à l’analyse existentielle, Minuit, Paris (1971), pp. 199-200


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le désir d’égalité ou le sentiment d’injustice chez les animaux


    Franz de Waal est un primatologue et éthologue américain d’origine néerlandaise, professeur et chercheur à Atlanta aux Etats-Unis. Comme il arrive souvent pour les découvertes concernant les primates *, c’est tout à fait par hasard qu’il a découvert que le désir d’égalité (ou sentiment d’inégalité et d’injustice) éprouvé par les différents individus composant une société n’était pas spécifique aux sociétés humaines mais se retrouvaient également dans les sociétés de primates. L’expérience hilarante présentée ci-dessous qu’il a réalisé avec deux singes capucins et dans laquelle il va soumettre l’un des deux singes à un traitement injuste alors que jusque là il était traité sur un pied d’égalité avec son congénère le prouve sans aucune ambiguité : le capucin défavorisé n’accepte pas l’inégalité de traitement et entre dans une violente colère.

 * c’est également par hasard en constatant le comportement d’un macaque rhésus que l’équipe du médecin et biologiste Giacomo Rizolatti découvrit à Parme dans les années 1990 les neurones miroirs. (voir  ICI )

   Faut-il en déduire que le désir d’égalité est inné aux sociétés d’hominidés (genre qui regroupe les grands singes et l’homme et pour lesquelles  les ADN peuvent être semblables à plus de 98%) et de primates ? L’historien Yuval Noah Harari dans son dernier ouvrage « Homo deus, une brève histoire de l’avenir » souligne que si c’était le cas, les sociétés inégalitaires se seraient trouvées dans l’incapacité de fonctionner du fait du ressentiment et de l’insatisfaction qu’elles auraient générées et auraient sombré dans la violence et de citer à l’appui de son raisonnement le cas des royaumes et empires qui ont prospéré bien que construits sur des fondements extrêmement inégalitaires. Mais ces exemples n’apportent pas pour autant la preuve de l’inexistence du désir d’égalité. L’anthropologie a montré que lorsque les sociétés humaines risquaient d’être anéanties par la violence exercée entre leurs membres, elles étaient capables de mettre en place des stratégies d’évitement de cette violence en la détournant par exemple sur un bouc émissaire et en créant des structures symboliques d’organisation et de compréhension du monde que sont les mythes et les religions chargées d’assurer la cohésion des membres du groupe. 

    Pourrait-il exister un lien entre ce désir inné d’égalité chez les primates découvert par Franz de Waal et le désir mimétique transmis par les neurones miroirs découvert par Giacomo Rizolatti ? Y aurait-il dans ce cas un rapport de cause à effet entre l’expression d’un premier élément et le second qui serait en quelque sorte induit par le premier ? Le siège dans le cerveau des neurones mémoires est le cortex prémoteur ventral et la partie rostrale du lobule pariétal inférieur. Quelle partie du cerveau est-elle activée quand s’exprime le désir d’égalité ou la réaction violente qui découle du sentiment d’inégalité ? Je n’ai trouvé jusqu’à présent aucune étude qui traitait de ces sujets…

    Si l’on suit René Girard, inventeur de la théorie du désir mimétique, le désir qu’un individu éprouve n’est que l’imitation du désir d’un autre qui est ainsi érigé en modèle à imiter. Dans le cas des deux capucins, le modèle à imiter deviendrait le capucin favorisé mais on pourrait tout aussi considérer que c’est la qualité supérieure du met accordé (cerise contre concombre) qui provoque le désir. Il est dommage pour pouvoir interpréter cette expérience à l’aune de la théorie de René Girard que Franz De Wall ne l’est pas développé en inversant les données, c’est-à-dire en offrant d’abord les cerises aux deux singes puis un morceau de concombre à l’un des deux. Quel singe aurait-alors manifesté sa fureur ? Celui qui recevrait la cerise et qui, malgré le fait que son cadeau est plus appétissant que celui de son rival, aurait été jaloux du traitement d’exception accordé à ce dernier ou bien le rival, mécontent de la baisse de qualité de ce qui lui est accordé et considéreront ceci comme une injustice ou une brimade…

    Pour  le neuropsychiatre Jacques Fanielle, les résultats de l’expérience menée par Franz De Waal « suggèrent que le sens de l’équité peut être une capacité innée du cerveau de l’Homo-Sapiens, une disposition que l’évolution biologique aurait sélectionnée chez certaines espèces dont l’organisation sociale repose, en tout ou en partie, sur la coopération » 


Le sentiment d’inégalité chez les chiens et les loups

    Une expérience semblable a eu lieu au Wolf Science Center de l’université de médecine vétérinaire de Vienne sur les chiens et les loups qui montre que ces deux espèces ont également conscience d’être victime d’une inégalité. Dans les deux cas, les scientifiques ont observé que l’animal le moins bien récompensé éprouvait un sentiment d’injustice et arrêtait l’exercice. Pour Jennifer Essler, co-auteure de l’étude, leur « habilité à réaliser l’iniquité est devenue évidente quand ils ont refusé de continuer l’expérience ». Ce refus s’exerçait non seulement quand l’un des deux animaux n’était plus alimenté mais également quand la qualité de la récompense était moindre : si l’un des animaux reçoit des croquettes alors que son congénère reçoit de la viande, il refuse de poursuivre l’exercice.

     Observation intéressante qui n’avait pas été effectuée dans l’expérience pratiquée par Frantz de Waal avec les primates, lorsque l’expérience est effectuée sur un seul animal, les chercheurs viennois constataient que les canidés poursuivaient alors la tâche, même sans récompense. Comme l’explique Friederike Range, un autre auteur de l’étude : « Cela montre bien que ce n’est pas juste le fait de ne pas recevoir de viande qui les a poussé à arrêter de coopérer avec l’expérimentateur ». Le fait que les loups autant que les chiens aient eu le même comportement prouvent que celui-ci n’est pas lié au phénomène de domestication. La seule différence relevée dans le comportement des deux espèces était qu’après cette expérience, les loups non récompensés restaient distants des humains alors que les chiens ayant subi le même traitement leur restaient fidèles.   (source : c’est  ICI )


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Mes pérégrinations avec Lucy dans le temps et l’espace

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Lucy in the Sky with Diamonds

     Malgré une longue période de ma vie au cours de laquelle j’ai pratiqué l’alpinisme, j’ai toujours souffert de vertige et je fais parfois de mauvais rêves dans desquels je cours le risque de tomber dans le vide…    Quel rapport avec Lucy, me direz-vous ?     Eh bien, lisez, et vous verrez !

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Cellophane flowers of yellow and green
Towering over your head.
Look for the girl with the sun in her eyes
And she’s gone.
°°°
Lucy in the sky with diamonds
Lucy in the sky with diamonds
Lucy in the sky with diamonds, ah, ah
 

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John Lennon, Yoko Ono et Julian,  le fils de John et de sa première épouse, Cynthia Powell, en 1967

Au commencement était Lucy O’Donnell, la copine de classe…

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°°°
     Nous nous souvenons tous de Lucy in the Sky with Diamonds, la célèbre chanson des Beatles de la fin des années soixante qui faisait fantasmer leur fans car ils voyaient dans les initiales du titre une référence à la drogue de synthèse qui sévissait au même moment, le L.S.D. Les autorités britanniques devaient être en proie au même fantasme puisque la chanson fut, dés sa publication au printemps 1967, interdite d’antenne sur les ondes de la B.B.C. L’histoire de la création de la chanson serait plus prosaïque et due au fils de John Lennon, Julian, alors âgé de 4 ans, qui serait revenu de l’école avec un dessin qu’il offrit à son père. Celui-ci lui ayant demandé ce qu’il représentait s’entendit répondre par Julian : « C’est ma copine Lucy, dans le ciel, avec des diamants ».

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Les découvreurs de Lucy en 1974

Arriva par hasard, notre très lointaine arrière-cousine Lucy, alias AL 288-1, la « merveilleuse »

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         Le hasard a voulu que sept années plus tard, en 1974, une équipe de paléontologues composée des français Yves Coppens et Maurice Taieb, de l’américain Donald Johanson  et d’éthiopiens prospectaient sur les bords de la rivière Awash, dans la dépression de l’Afar, au nord-est de l’Éthiopie. Le 24 novembre, Donald Johanson et l’un de ses étudiants, Tom Gray, découvrent un premier fragment de fossile sur le versant d’un ravin. Il sera suivi d’une quarantaine d’autres qui permettront de reconstituer une partie significative du squelette d’un australopithèque de sexe féminin ayant vécu il y a 3,2 millions d’années qui sera baptisé plus tard en 1978 Australopithecus afarensis. Répertoriée tout d’abord au moment de la découverte sous le nom peu sexy de code AL 288-1, la jeune femme (elle devait être âgée d’environ 25 ans au moment de sa mort) fut dans second temps prénommée Lucy, car les chercheurs écoutaient la chanson des Beatles le soir sous la tente lorsqu’ils analysaient les ossements. Les Éthiopiens, quant à eux, ont préféré l’appeler Dinqnesh qui signifie « tu es merveilleuse » en amharique.

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Espèces de la lignée des Hominines

Histoire évolutive des homininés

     L’histoire évolutive des homininés est le processus évolutif conduisant à l’apparition des humains anatomiquement modernes. Elle est centrée sur l’histoire évolutive des primates – en particulier le genreHomo, et l’émergence de l’Homo sapiens en tant qu’espèce distincte des hominidés (ou «grands singes») – sans étudier l’histoire antérieure qui a conduit aux primates. L’étude de l’évolution humaine fait intervenir de nombreuses disciplines scientifiques : l’anthropologie physique, la primatologie comparée, l’archéologie, la paléontologie, l’éthologie, la linguistique, la psychologie évolutionniste, l’embryologie et la génétique.
     Les études génétiques montrent que les primates ont divergé des autres mammifères il y a 85 millions d’années environ, au Crétacé supérieur, leurs premiers fossiles apparaissent au Paléocène, il y a environ 55 Ma.
     La famille des Hominidés a divergé de la famille des Hylobatidae (gibbon), il y a quelques 15 à 20 millions d’années, et de la sous-famille Ponginae(Orang-outan) il y a 14 Ma années environ.
     La bipédie est l’adaptation première de la ligne d’Hominini. Le premier hominidé bipède semble être soit Sahelanthropus tchadensis, soit Orrorin tugenensis. Mais, Sahelanthropus ou Orrorin peuvent plutôt être le dernier ancêtre commun entre les chimpanzés et les humains.
      Le premier membre documenté du genre Homo est l’Homo habilis qui a évolué il y a environ 2,8 millions d’années. Il est sans doute la première espèce pour laquelle il existe des preuves de l’utilisation d’outils de pierre.   (biddo.over-blog.com, févr.2016)

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Lucy, une cousine éloignée d’une lignée éteinte

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   L’étude anatomique de cette hominidée a montré qu’elle était bipède mais de manière non permanente et qu’elle montrait une attitude à vivre autant dans les arbres que sur la terre ferme de la savane arborée qui constituait alors le milieu écologique du terrain où ses ossements ont été retrouvés. Elle ne fait pas partie de nos ancêtres en ligne directe mais serait plutôt une cousine éloignée   dont la lignée aurait par la suite été interrompue. Elle constitue néanmoins un exemple du chaînon manquant qui dans l’évolution  de l’homme sépare les hominidés (ou «grands singes») qui vivaient à l’origine exclusivement dans les arbres il y a plus de 7 millions d’années de notre ancêtre direct, l’Homo habilis, qui a vécu il y a approximativement 2,5 à 1,5 millions d’années en Afrique orientale et australe et qui se distinguait du groupe des australopithèques dont faisait partie Lucy par une parfaite maîtrise de la bipèdie qu’il utilisait de manière permanente, une capacité crânienne plus développée (entre 600 et 800 cm3 contre 550 cm3), une taille un plus importante et surtout l’utilisation d’outils évolués.

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Quand l’homme descend du singe et le demi-singe tombe de l’arbre…

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        Entre 2007 et 2013, Lucy va faire du tourisme et visiter les Etats-Unis. Plusieurs grands musées américains ont en effet payé une petite fortune aux Ethiopiens pour qu’ils leur permettent d’exposer un temps les précieux fossiles. Ce sera l’occasion pour Richard Ketcham, un professeur de géologie à l’université du Texas à Austin de scanner les os de l’australopithèque et de détecter toute une série de petites fractures. Selon son compatriote John Kappelman, un anthropologue qui s’est appuyé sur l’expertise d’un chirurgien orthopédiste, le type de fracture détecté serait celui d’une « fracture de compression qui se produit quand la main touche le sol après une chute, ce qui projette les éléments de l’épaule les uns contre les autres et produit ce type de signature unique sur l’humérus» et d’avançer l’hypothèse que Lucy serait tombée d’une hauteur d’au moins 12 m, à une vitesse approchant 60 km/h. Ses pieds auraient touchés le sol les premiers, la projetant vers l’avant. Sa blessure à l’humérus montre aussi qu’elle devait être consciente durant sa chute et tenté de se protéger en mettant ses bras vers l’avant.
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         Cette version apporte de l’eau au moulin d’Yves Coppens qui a toujours défendu, contre l’avis de certains de ses confrères américains, lidée que Lucy combinait à la fois la bipédie avec un comportement arboricole, ce qui aurait été la cause de sa chute : «Elle marchait moins bien que ceux qui lui ont succédé et devait grimper moins bien que ceux qui la précédaient, et c’est malheureusement peut-être à cause de cela qu’elle est tombée». Néanmoins son confrère Maurice Taieb, l’un des découvreurs de Lucy s’inscrit en faux contre cette hypothèse faisant référence au fait que des os de buffles, chevaux et rhinocéros présents sur le site présentent les mêmes fractures; il déclare que «Si on suivait Kapperman, ces animaux se seraient également tués en tombant d’un arbre…»

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La peur de la chute selon Jack London : une peur primitive qui remonterait aux premiers âges de l’humanité

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    Quelque soit les raisons qui ont causées la mort de Lucy, nous devons admettre que la peur de la chute fait partie des angoisses fondamentales de l’homme. Dans L’Air et les Songes, le philosophe Gaston Bachelard précise que la peur de tomber possède une dimension de type anthropologique car c’est une peur primitive que l’on retrouve comme composante de peurs très variées comme la peur de l’obscurité, l’agoraphobie et la peur que l’on éprouve dans nos rêves de tomber dans de profonds abîmes. Gaston Bachelard cite à ce propos Jack London pour qui le drame de la chute onirique constitue «un souvenir de race» qui remonterait aux temps anciens où nos lointains ancêtres vivaient et dormaient dans les arbres et risquaient à tout moment de chuter dans le vide.

      Dans son essai « Avant Adam » paru en 1917, nous avons retrouvé ce texte dans lequel Jack London relate ses cauchemars d’enfants et les terreurs nocturnes de chutes qui les accompagnaient.

« Ceux-ci sont nos ancêtres, et leur histoire est la nôtre. Aussi sûrement qu’un jour, en nous balançant aux branches des arbres, nous sommes descendus sur le sol pour y marcher dans la position verticale, aussi sûrement, à une époque plus reculée encore, nous nous sommes évadés de la mer en rampant, afin de nous risquer une première fois sur la terre ferme. »

Jack London. (Correspondance de Kempton-Wace.)

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    Jack London (1876-1916)
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Mes chutes (Extrait)     

     J’ai déjà dit que, dans mes rêves, je ne voyais jamais d’êtres humains. De bonne heure, je me rendis compte de ce fait et j’en éprouvai une poignante déception. Encore tout enfant, j’avais l’impression, au sein de mes affreux cauchemars, que si je pouvais seulement y rencontrer un seul de mes semblables, je serais délivré de ces terreurs obsédantes. Cette pensée hanta mes nuits pendant des années : si seulement je pouvais trouver cet être humain, je serais sauvé !
     Cette pensée, je le répète, me poursuivait au sein même de mes rêves, car j’y découvre la preuve de l’existence simultanée de mes deux personnalités, et l’évidence d’un point de contact entre elles. Le « moi » que je retrouve dans mes rêves existait aux temps reculés, bien avant l’apparition de l’homme vivant à l’époque actuelle ; tandis que mon autre « moi », avec sa science acquise de la vie humaine, projette ses lumières sur la substance même de mes songes.

     La signification et la cause originelle de mes rêves me furent révélées seulement lorsque, devenu étudiant, je suivais les cours du collège. Jusque-là ils demeuraient dénués de sens et de cause apparente. Mais à l’Université on m’enseigna les lois de l’évolution et la psychologie et j’eus enfin l’explication de certains états mentaux tout à fait bizarres. Par exemple, une chute à travers l’espace, rêve assez commun et que tous connaissent par expérience personnelle.
     Mon professeur m’apprit que c’était là un souvenir de race, remontant à nos ancêtres primitifs qui vivaient dans les arbres. Pour eux, la possibilité de la chute restait une menace continuelle… Nombre d’entre eux perdaient la vie de cette façon, et tous firent des chutes terribles, échappant à la mort en s’agrippant aux branches tandis qu’ils dégringolaient vers le sol.
    Or, une telle chute, si elle n’était point mortelle, produisait des troubles organiques très graves et déterminait des modifications moléculaires dans les cellules du cerveau ; ces modifications se transmettaient aux cellules cérébrales procréatrices et constituaient des souvenirs raciaux. Aussi, lorsque vous et moi, endormis ou assoupis, tombons dans le vide pour reprendre conscience avec une espèce de nausée juste avant de toucher le sol, nous revivons simplement les sensations éprouvées par nos ancêtres arboricoles, gravées par des transformations cérébrales dans les souvenirs héréditaires de la race.

    Tous ces phénomènes ne sont, en somme, pas plus explicables que l’instinct. L’instinct n’est qu’une habitude tissée dans la trame de notre hérédité. Remarquons, en passant, que dans ce rêve de la chute si familière à vous, à moi et à tous les humains, jamais nous n’atteignons le sol. Atteindre le sol équivaudrait à la mort, et ceux de nos ancêtres arboricoles qui allèrent jusqu’au bout de la chute, périrent sur le coup. La secousse du choc se communiquait, il est vrai, à leurs cellules cérébrales, mais ils succombaient immédiatement, sans avoir le temps de procréer. Vous et moi sommes les descendants des privilégiés qui ne s’écrasèrent pas à terre : voilà pourquoi nous nous arrêtons toujours à mi-chemin.

     Nous en arrivons maintenant à la dissociation de notre personnalité. À l’état de veille, nous n’éprouvons jamais cette sensation de chute. Notre personnalité de veille l’ignore totalement. Donc — et cet argument est de poids — la personnalité tout à fait distincte qui tombe quand nous dormons connaît cette culbute dans le vide pour l’avoir jadis expérimentée et conservée en son souvenir, tout comme notre personnalité de veille enregistre, dans notre mémoire, les événements de notre existence quotidienne.

     Arrivé à ce point de mon raisonnement, je commençai de voir clair. Soudain la lumière m’éblouit, et je compris avec une étonnante clarté tout ce qui, jusque-là, demeurait pour moi inexplicable et contraire aux lois naturelles. Pendant mon sommeil, ce n’était pas ma personnalité de veille qui prenait soin de moi, mais une autre personnalité, possédant une science tout à fait différente et en rapport avec les phénomènes d’une vie totalement dissemblable.
    Quelle était cette personnalité ? Quand avait-elle existé ici-bas pour y avoir recueilli cette série d’expériences bizarres ? Mes rêves eux-mêmes répondent à cette question. Elle vivait dans les temps préhistoriques, au cours de cette période que nous appelons le Pléistocène moyen. Elle dégringola des arbres sans toutefois s’écraser sur le sol. Elle poussa des cris de terreur en entendant le rugissement du lion. Elle fut poursuivie par les fauves et mordue par les reptiles au venin mortel. Elle jacassa avec ses semblables dans les réunions, et dut fuir devant les Hommes du Feu, qui la maltraitaient.

    (…) ces détails demeurèrent embrouillés jusqu’au moment où me fut révélée la théorie de l’évolution. L’évolution était la clef de mes songes. Elle me fournit l’explication des divagations de mon cerveau atavique qui, moderne et normal, subissait l’influence d’un passé remontant aux premiers vagissements de l’humanité.
     Car, dans ce passé que je connais bien, l’homme n’existait pas tel que nous le voyons aujourd’hui. J’ai dû vivre la période de sa formation.

Jack London, Avant Adam (Les demi-hommes), 1907 – chap. Mes Chutes (Extraits), pp.10-15 – traduction de Louis Postif .

     Ainsi, si l’hypothèse de Richard Ketcham et John Kappelman de la chute de Lucy se trouvait confirmée, celle-ci aurait été victime de la maladresse ou de son manque d’attention durant sa période de sommeil, tous deux résultant de sa moindre expérience de la survie en milieu arboricole. Depuis l’adoption de la bipédie, les australopithèques passaient de moins en moins de temps dans les arbres et devaient les rejoindre la nuit pour se protéger des prédateurs de la savane. Ce n’est que beaucoup plus tard que grâce à l’utilisation d’outils qui deviennent des armes défensives, du feu qu’ils parvinrent à domestiquer et du développement des capacités de leur cerveau que nos ancêtres purent vivre en sécurité à découvert dans la savane. En attendant ce saut qualitatif, les différentes lignées résultant de l’évolution des hominidae ont du connaître de longues périodes d’incertitude et d’inadaptation à leur milieu au cours desquelles la plupart d’entre elles s’éteignirent. Jack London a ainsi émis l’hypothèse, dés 1907 et cela quelques années avant Jung, que les événements qui ont fondés ou régis historiquement l’évolution humaine peuvent s’inscrire dans l’inconscient humain et susciter dans les générations futures l’apparition d’images ou de sensations primordiales qui conditionnent encore aujourd’hui leurs actions et réactions.

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Article lié

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Lucy in the Sky with Diamonds – Les Beatles, 1967

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capture-decran-2016-12-03-a-17-10-51         Au fait… Lucy O’Donnell, la petite fille à l’origine du titre de la chanson des Beatles, alors âgée de 3 ans qui était en 1966 dans la même classe que Julian le fils de John Lennon et qui avait été représentée par celui-ci dans le ciel parmi des diamants dans le dessin offert à son père n’a pas eu de chance, elle est décédée d’un lupus le 22 septembre 2009 à l’âge de 46 ans.

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Scott Atran, l’homme qui a compris les terroristes (France Culture)

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Scoo Atran (né en 1952)

Scott Atran

    Scott Atran (né en 1952 à New York) est un anthropologue américain spécialisé dans l’étude de la religion, de la violence et du terrorisme qui a travaillé sur le terrain avec des terroristes et fondamentalistes islamiques. Il est Directeur de recherche en anthropologie au CNRS à Paris, Senior Research Fellow à l’Université d’Oxford, Presidential Scholar au John Jay College of Criminal Justice à New York. Il a d’autre part enseigné dans de nombreuses universités dans le monde entier. Un seul de ses livres est traduit en français : Au nom du Seigneur (2009 – chez Odile Jacob).

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     Dans l’émission « L’Invité des Matins » sur France Culture, le réalisateur Guillaume Erner l’a reçu à deux reprises sur le thème de l’anthropologie du terrorisme. 

Emission du 18 janvier 2016 – 38 mn 09 (Vidéo Daily Motion, cliquez sur le lien ci-après)

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Quelques textes et propos de Scott Atran

Interview de Marie Boeton (Journal La Croix) – diffusé sur le Net le 09/09/2011

icon175x175    « Avec le recul, on constate combien l’Amérique a sombré dans une vengeance aveugle, et même dans l’hystérie collective. L’expression “War on Terror” (guerre à la terreur), de l’administration Bush, est tout à fait emblématique. Cette administration s’est lancée dans un combat contre une menace, plus que dans un combat contre les terroristes eux-mêmes. Or, c’est un leurre de croire qu’on pourra, un jour, accéder à une sécurité absolue. Pourtant, au nom de cette croyance un virage sécuritaire très préoccupant a été pris.
     L’Amérique s’est, en effet, permis de revenir sur certains principes absolument cardinaux dans notre état de droit. Je pense particulièrement au fait qu’elle ait légitimé le recours à la torture à l’encontre des “combattants ennemis”. Et ce sans réaliser combien il était paradoxal de déroger à ses valeurs… pour combattre ceux-là mêmes qui s’y étaient attaqués. Nous n’avons sans doute pas encore réalisé combien, en agissant de la sorte, nous avons pris le risque de saper les bases mêmes de la démocratie.
        Certains arguent que les actions ciblées des services de renseignements – intervenant hors de tout cadre juridique – permettent d’appréhender les terroristes sans avoir à mettre en place un système de surveillance généralisé pesant sur l’ensemble de la société. Je m’inscris en faux : rien ne le prouve. À l’inverse, parallèlement à ces actions extrajudiciaires condamnables sur le plan éthique, nous avons assisté à la mise en place d’un système de surveillance très impressionnant. 

« La recherche de la sécurité absolue est illusoire »

     Les pays occidentaux, l’Amérique en tête, ont assoupli leurs réglementations en matière de protection de la vie privée. Il est devenu plus difficile de défendre les libertés individuelles et le plus préoccupant, c’est que les lois adoptées dans la foulée des attentats – notamment le Patriot Act – n’ont pas été remises en question ces dix dernières années. Nous devrions plus souvent méditer la phrase de Benjamin Franklin : “Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et fini par perdre les deux”.
          L’Europe a fait preuve d’un plus grand sens de la mesure. Elle s’est montrée plus proportionnée dans sa réponse vis-à-vis de la menace terroriste. C’est probablement lié à son rapport très différent à la guerre. Le Vieux continent sait davantage ce qu’implique le combat, lui qui a directement été confronté à la guerre au XXe  siècle. L’Amérique, elle, n’a que de très lointains souvenirs de la guerre civile. Par ailleurs, l’Europe a dû davantage faire face au terrorisme, elle sait que la recherche de la sécurité absolue est illusoire. Voilà sans doute qui explique qu’elle ait été capable d’une réponse plus mature que l’Amérique. L’évolution récente des pays arabes nous aidera peut-être à trouver un juste équilibre entre sécurité et liberté. En effet, on a vu les militants des droits de l’homme de certains de ces États batailler et risquer leur vie pour la liberté. »

la soldate américaine Lynndie England dans la prison d'Abou Ghraïb en 2004

la soldate américaine Lynndie England dans la prison d’Abou Ghraïb en 2004.

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    Article du Huffington Post tiré d’une allocution faite au Conseil de sécurité des Nations unies, lors d’un débat ministériel portant sur le rôle de la jeunesse dans la lutte contre l’extrémisme et pour la promotion de la paix. (traduction de Julia Engels pour Fast for Word – Diffusé sur le Net le 29/06/2015, mis à jour le 29/06/2015.

urlTERRORISME – Les anthropologues, tels que moi, étudient la diversité des cultures dans le but de dégager leurs points communs et leurs différences. Ils utilisent ensuite ces connaissances afin de surmonter ces différences. Mes recherches visent à réduire la violence entre les peuples, tout d’abord en essayant de comprendre des pensées et des comportements très différents des miens, comme ces kamikazes qui tuent des dizaines de personnes n’ayant rien à voir avec les revendications. Il y a un moment déjà, lorsque j’étais son assistant au Musée d’Histoire naturelle de New York, Margaret Mead m’a appris qu’il était essentiel de les comprendre sans pour autant les soutenir, mais de partager leur existence tant qu’il était moralement possible de le faire. Puis d’écrire un rapport.

     J’ai passé beaucoup de temps à observer, interroger et mener des études auprès de peuples de tous les continents, engagés dans des actions violentes pour soutenir un groupe et ses revendications. Le mois dernier, des collègues et moi sommes allés à Kirkouk, en Irak, rencontrer de jeunes hommes qui avaient tué pour Daesh, puis dans les banlieues de Paris et Barcelone, avec d’autres jeunes qui voulaient les rejoindre.
      En m’appuyant sur des recherches en sociologie, je vais essayer de donner un aperçu de certaines conditions susceptibles de détourner ces jeunes de la voie de l’extrémisme violent.
      Mais, tout d’abord, qui sont ces jeunes? Aucun des combattants pour Daesh que nous avons interviewés en Irak n’avait fait d’études secondaires. Certains étaient mariés, avec des enfants en bas âge. Quand on leur demandait ce qu’était l’Islam, ils répondaient : « Toute ma vie ». Ils ne savaient rien du Coran, ni du Hadith, ni même des califes Omar et Othman, mais ils connaissaient cette religion à travers la propagande d’Al-Qaïda et Daesh, qui enseignent que les musulmans finiront exterminés s’ils n’éliminent pas les impurs de manière préventive. Cette proposition n’est pas si étrange que cela pour des jeunes qui ont grandi après la chute de Saddam Hussein, dans un monde de haine et de guerres civiles, de familles déchirées par la mort et l’exil, sans pouvoir sortir de leur maison ou de leur abri de fortune pendant des mois.

     En Europe et ailleurs, dans la diaspora musulmane, les méthodes de recrutement diffèrent : environ trois quarts des personnes qui rejoignent Al-Qaïda ou Daesh le font par des amis, le reste d’entre eux par la famille ou des compagnons de voyage qui veulent donner un sens à leur vie. Cependant, il est très rare que les parents soient conscients du désir qu’ont leurs enfants de prendre part au mouvement. Dans les familles de la diaspora, les musulmans rechignent à parler de l’échec de la politique étrangère et de Daesh, alors que leurs enfants sont souvent avides de comprendre.
     La plupart des adeptes et des partisans étrangers s’inscrivent dans une catégorie que les sociologues appellent « la distribution normale » en termes de caractéristiques psychologiques comme l’empathie, la compassion ou l’idéalisme, et qui veulent principalement aider, plutôt que de faire du mal. Ces jeunes se trouvent souvent dans des phases de transition: étudiants, immigrés, entre deux emplois ou partenaires, ayant quitté ou étant sur le point de quitter leurs parents, et cherchant une nouvelle famille, de nouveaux amis ou compagnons de voyage avec qui trouver du sens. La plupart n’ont pas reçu d’éducation religieuse traditionnelle, et ils ont souvent le sentiment de « renaître » au travers d’une mission religieuse excluant sur le plan social et idéologique, mais de grande envergure. En effet, lorsque ceux qui pratiquent leur religion sont exclus des mosquées pour avoir fait part de leur extrémisme politique, le glissement vers la violence est fréquent.

     L’été dernier, un sondage ICM a révélé que plus d’un quart des Français (toutes confessions confondues) âgés de 18 à 24 ans avaient une opinion favorable de Daesh. Ce mois‑ci, à Barcelone, cinq des onze sympathisants de l’organisation terroriste, arrêtés pour avoir tenté de poser des bombes à certains endroits de la ville, étaient athées ou récemment convertis au christianisme. Cette alliance profane entre djihadistes et nationalistes xénophobes, qui se nourrissent de leurs peurs respectives, commence à déstabiliser la classe moyenne européenne, comme cela s’était produit dans les années 1920 et 30 avec le fascisme et le communisme, tout en encourageant leur volonté de sacrifice. Par opposition, nos recherches montrent que les jeunes Occidentaux n’ont plus envie de verser leur sang pour défendre les idéaux de la démocratie libérale.
    Le taux de natalité en Europe est de 1,4 enfant par couple, ce qui signifie qu’il ne permet pas le renouvellement de la classe moyenne, sur laquelle dépend la réussite d’une société démocratique, sans une immigration massive. Pourtant, l’Europe n’a jamais été moins efficace dans sa gestion des questions d’immigration. Une jeune femme de Clichy‑sous‑Bois nous a expliqué que, comme beaucoup de ses relations, elle ne se sentait ni Française, ni Arabe. Puisqu’elle serait toujours regardée avec méfiance, elle a choisi le califat pour se créer une patrie où les musulmans peuvent partager leurs ressources, être à nouveau fort et vivre avec dignité.

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mise en scène de Daesh

     Mais la notion populaire du « choc des civilisations » entre l’Islam et l’Occident est trompeuse. L’extrémisme n’est pas le symptôme de la renaissance des cultures traditionnelles, mais leur effondrement, puisque ces jeunes, sans aucune attache aux traditions millénaires, se débattent dans leur quête d’une identité sociale qui leur apporte du sens et de la gloire. C’est le côté obscur de la mondialisation. Ils se radicalisent pour trouver une identité forte dans un monde terne, où les lignes verticales de communication entre les générations ont été remplacées par des attaches horizontales de partages qui peuvent couvrir le globe. De jeunes gens, dont les aïeuls étaient des animistes de l’âge de pierre à Célèbes, bien loin du monde arabe, m’ont dit qu’ils rêvaient de partir se battre en Irak ou en Palestine pour défendre l’Islam.
    Souvent définis uniquement en termes militaires, Al-Qaïda, Daesh et autres groupes de ce type constituent avant tout une menace parce qu’ils représentent le premier mouvement de « contre‑culture » au monde. Leurs valeurs vont à l’encontre du système d’états nations représenté ici, à l’ONU, et de sa Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ce mouvement attire des jeunes du monde entier dans la force armée la plus importante et la plus puissante que le monde ait connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Et, tout comme il a fallu plus d’une décennie à Al-Qaïda pour devenir une menace internationale, il faudra sans doute plusieurs années avant que Daesh ne donne toute sa mesure, même s’il est chassé de sa zone géographique actuelle.

    Nous n’arriverons pas à endiguer cette menace, à moins d’en comprendre les puissantes forces culturelles. Lorsque nos efforts se sont portés sur des solutions militaires et policières, comme c’est le cas actuellement, les choses étaient déjà allées bien trop loin. Nous risquons donc de perdre les générations futures si nous ne changeons pas de point de vue.

Que pouvons‑nous donc faire?

    Avant toute chose, vous devez continuer ce travail très important sur les problèmes de développement, d’immigration et d’intégration, afin de libérer l’énergie et les idéaux de la jeunesse pour que la triste « explosion démographique » devienne un véritable « essor de la jeunesse ».
    Je vous soumets trois conditions qui leur sont, à mon avis, nécessaires. J’illustrerai brièvement chacune par des exemples. Chaque pays devra cependant s’assurer qu’elles sont réunies, en les adaptant à sa propre situation.

1. Première condition : donner un sens à leur vie à travers la lutte, le sacrifice et la fraternité
     C’est ce que leur offre Daesh. Selon Idaraat at-Tawahoush (« La gestion de la barbarie »), le manifeste d’Al-Qaïda en Mésopotamie, et maintenant celui de Daesh, un plan médiatique international doit pousser les jeunes à « prendre l’avion pour venir dans les régions que nous contrôlons (…) car [ils] sont plus en accord avec la nature humaine du fait de leur esprit rebelle, celui-là même que les groupes islamiques passifs » tentent d’étouffer.
    Les suppliques régulières à « modérer l’Islam », qui sont souvent formulées par des personnes bien plus âgées, m’amènent à me demander s’ils plaisantent. Ils n’ont donc jamais eu d’adolescents à la maison? À quel moment le fait de « modérer » quoi que ce soit a‑t‑il attiré les jeunes dans leur recherche d’aventure, de gloire et de sens?

     Comment les piètres promesses de confort et de sécurité des gouvernements actuels pourraient-elles rêver? Les jeunes ne vont PAS tout sacrifier, y compris leur vie et leurs propres intérêts, pour des motifs purement matériels. D’ailleurs, des études montrent que les promesses de récompenses matérielles ou de répression ne servent qu’à pousser les plus « engagés » vers les extrêmes.
      D’autres études montrent que la principale motivation de ceux qui sont prêts à se sacrifier est la notion d’unité dans une cause sacrée. Cela accroît leur sentiment d’avoir été choisis pour accomplir de grandes choses et leur volonté d’en découdre. C’est ce qui permet à des groupes d’insurgés ou à des révolutionnaires, au départ plutôt faibles, de résister, et souvent de l’emporter sur des ennemis mieux équipés, comme l’armée ou la police, mais davantage motivés par leur salaire et leurs primes que par l’envie sincère de défendre leur pays. Les valeurs sacrées doivent être combattues par d’autres valeurs sacrées, ou en démantelant les réseaux sociaux par lesquels ces valeurs sont véhiculées.

2. Deuxième condition : leur offrir une vision positive et personnelle, susceptible d’être concrétisée
    L’intérêt d’Al-Qaïda et de Daesh ne réside pas dans les sites djihadistes, qui regorgent d’imbécillités grandiloquentes, même si ceux-ci peuvent constituer une première source de curiosité. Il s’agit surtout de ce qui suit. Il existe près de 50.000 hashtags favorables à Daesh sur Twitter, chacun étant repris par une moyenne de 1000 abonnés. Leur réussite est principalement due aux opportunités d’engagement personnel qu’ils véhiculent. Chacun trouve ainsi un auditoire avec qui partager et améliorer ses revendications, ses espoirs et ses désirs. Par comparaison, les programmes en ligne d’aides et de sensibilisation mis en place par les gouvernements ne proposent que des « contre-exemples » d’idéaux et de croyances génériques, et ne prennent pas en compte la situation spécifique de leurs lecteurs. Ils n’arrivent pas à créer les réseaux sociaux intimes dont les rêveurs ont besoin.
     De plus, ces contre-exemples sont le plus souvent négatifs : « Daesh veut construire un nouvel avenir. Comme les décapitations ? Ou que quelqu’un vous dise ce que vous pouvez manger ou comment vous habiller ? »

     Comment peut-on encore ignorer cela? Pensez-vous que les personnes qui se sont ralliées à cette cause se soucient vraiment de ce genre d’arguments ? Une jeune adolescente de la banlieue de Chicago avait déclaré aux agents du FBI venus l’empêcher de s’envoler pour la Syrie que les décapitations pourraient peut-être « mettre fin aux bombardements qui font des milliers de victimes ». Pour certains, l’obéissance aveugle permet de se libérer de l’incertitude liée à ce que l’on attend de quelqu’un de bien.
      De plus, une fois que l’on est convaincu de la moralité d’une mission, la violence ne constitue plus un obstacle. Au contraire, elle devient sublime et valorisante. Edmund Burke l’avait remarqué à propos de la Révolution française, qui avait introduit la notion moderne de terreur en tant qu’arme des crises politiques majeures.

     Ne vous y trompez pas: l’immense majorité des candidats au jihad, de même que les nationalistes xénophobes d’ailleurs, ne sont pas nihilistes. C’est une accusation portée par ceux qui refusent de prendre en compte l’attrait moral, et donc le réel danger, de tels mouvements. Être prêt à mourir pour tuer d’autres personnes demande une foi profonde dans la moralité de ses actions.

     La semaine dernière, à Singapour, plusieurs représentants des gouvernements occidentaux ont déclaré que le Califat n’était qu’une abstraction recouvrant des manœuvres politiques traditionnelles. Les études menées auprès des personnes ayant rejoint la cause ont montré qu’une telle interprétation était aussi erronée que dangereuse, car le Califat a remobilisé de nombreux musulmans. Un imam de Barcelone nous a dit: « Je suis contre la violence d’Al-Qaïda et de Daesh, mais ils nous mettent dans une situation délicate en Europe et partout dans le monde. Avant, on nous ignorait. Quant au Califat… on se contentait d’en rêver, tout comme les juifs ont longtemps rêvé de Zion. Mais il pourrait fédérer les peuples musulmans, comme l’Union européenne. Le Califat est là, dans nos cœurs, même si on ne sait pas encore quelle forme il prendra en fin de compte ».
         A vouloir ignorer ces passions, nous courrons le risque de les attiser.
     Tout engagement sérieux doit se faire en accord avec les individus et leurs réseaux, et non avec des campagnes régulières, destinées au plus grand nombre. Les jeunes se sentent solidaires les un des autres. En général, ils ne se font pas la morale. En Syrie, une jeune femme a fait passer ce message:

« Je sais à quel point il est difficile de laisser derrière soi un père et une mère que l’on aime, et de ne pas leur dire avant de partir que vous les aimerez toujours mais que votre destin vous poussait à les quitter. Je sais que c’est probablement ce que vous aurez à faire de plus dur, mais je vais vous aider à le comprendre, et à leur faire comprendre. » 

3. Troisième condition : leur donner la possibilité de créer leurs propres initiatives locales
     Les recherches en sociologie ont montré que les initiatives locales étaient plus efficaces que les programmes nationaux, ou à plus grande échelle, dans la réduction de la violence. Et ce, quelles que soient les agences gouvernementales concernées. Laissons les jeunes s’engager dans la recherche de moyens significatifs pour donner un sens à leurs problèmes : oppression, marginalisation politique, manque d’opportunités économiques, traumatismes dus à la violence, problèmes d’identité et d’exclusion sociale… N’oublions surtout pas d’encourager leur engagement personnel grâce à un soutien mutuel et à des mentors bien intégrés dans leur communauté. Très souvent, les extrémismes radicaux naissent d’une expérience personnelle, partagée avec des amis, qu’ils vont ensuite essayer de généraliser par une révolte morale et des actions violentes.

Un exemple:

       Gulalai Ismail, âgé de seize ans seulement, et sa sœur Saba ont mis en place le réseau Seeds of Peace avec un groupe d’amis, dans le but de changer la vie des jeunes femmes de Khyber Pakhtunkhwa, au nord‑ouest du Pakistan. Ils se sont d’abord intéressés à la place des femmes dans la société. Au fur et à mesure de leur développement, ils ont commencé à former de jeunes activistes pour en faire des médiateurs qui s’opposent, au niveau local, à la violence et l’extrémisme. En deux ans, ils ont formé cinquante jeunes pour promouvoir la tolérance, la non‑violence et la paix. L’initiative est tellement populaire qu’ils ont reçu pas moins de cent cinquante candidatures l’année dernière.
     Les cinquante bénévoles vont au contact des jeunes susceptibles d’être facilement influencés dans leur communauté. Ils organisent des cercles d’études et des entretiens individuels, afin de développer et de promouvoir des idées pour un meilleur avenir. Le programme, qui en est encore à ses débuts, devrait atteindre mille cinq cent personnes dans les trois prochaines années, accroissant le nombre d’activistes qui luttent contre les extrémismes religieux et politiques. Les résultats sont encore plus remarquables, mais Gulalai ne souhaite pas en faire étalage publiquement. 

     Imaginez un archipel international de bénévoles pour la paix: si nous arrivons à trouver des moyens concrets pour les aider et les responsabiliser, sans pour autant les contrôler, ils pourraient être la clé d’un meilleur avenir.
     En somme, le plus important, c’est le temps que des jeunes consacrent régulièrement à d’autres jeunes. Ils savent que les facteurs de motivation peuvent être très variés selon les circonstances, en dépit de leurs points communs, qu’il s’agisse d’un jeune père à Kirkouk, d’une adolescente parisienne, d’un groupe d’amis à Tétouan, au Maroc, ou de joueurs du club de foot du lycée de Fredrikstad, en Norvège. Ce mouvement dynamique, à la fois très personnel et international, qui n’inclut pas seulement des idées audacieuses mais aussi des activités physiques, de la musique et des divertissements, permettrait de lutter contre la « contre‑culture » mondiale de l’extrémisme violent, qui a aujourd’hui le vent en poupe.

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Approche de l’appréhension de l’espace chez les peuples premiers


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    Il est admis que l’homme rationnel moderne possède une conscience de soi qui le singularise en tant qu’individu doué d’une certaine autonomie de pensée et de vie par rapport au monde qui l’entoure. Cette prise de conscience a pour conséquence que l’homme moderne est certaine manière « détaché » du reste du monde. Il en fait certes parti, mais en tant qu’entité plus ou moins autonome. Lorsqu’il contemple le monde qui l’entoure, celui-ci lui apparait comme une réalité extérieure objective, indépendante de lui-même, avec laquelle il entretient des relations complexes d’interdépendance et de confrontation.

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L’absence de conscience de soi de l’homme primitif

   Il n’en a pas toujours été ainsi. L’homme des origine que l’on appellera l’homme primitif était incapable de mener une réflexion sur lui-même, ce qui ne lui permettait pas d’aboutir à une prise de conscience de soi et donc de représentation. N’existant pas en tant qu’entité indépendante, il se réduisait à une partie indifférenciée du cosmos, du Grand Tout dans lequel sa place était déterminée à la fois dans l’espace et dans le temps.

l'Homme de Vitruve

le corps absent de l’homme primitif

     L’absence de conscience de soi dans l’espace de l’homme primitif prend en partie sa source dans le fait qu’il n’avait pas conscience de son corps. L’ethnologue Maurice Leenhardt notait que «le primitif n’avait pas saisi le lien unissant son corps et lui et était alors resté incapable de le singulariser». L’homme moderne s’identifie à son corps qui constitue l’outil qui lui permet d’être en relation avec le monde. Pour l’homme primitif, au contraire, son corps ne lui appartient pas en propre, il est appréhendé comme étant une part intégrante du cosmos auquel il est assujetti par la vision mythique, non en tant qu’entité globale, mais par l’intermédiaire de ses différentes composantes corporelles. Ce phénomène est ainsi formulé par le philosophe Georges Gusdorf : «Pour le primitif au contraire, le corps propre est d’abord saisi comme un emplacement dans l’espace mythique, ou plutôt comme un territoire mythique avec ses emplacements qualifiés par les déterminations afférentes du sacré : ouvertures du corps, ongles, cheveux, organes sexuels. Chacun de ces éléments de l’organisme débouche sur le sacré, qui peut être atteint à travers lui par des procédures appropriées. Ainsi le corps se disperse selon les perspectives et les exigences de la réalité rituelle, et ne possède aucune autonomie matérielle, aucune signification organique.»

      Cette absence de reconnaissance du corps chez les hommes des sociétés premières trouve une illustration dans la réponse qu’un vieux calédonien donna à M. Leenhard lorsqu’il lui posa la question de ce que les Européens avaient apporté à son peuple. Pensant que le  vieil homme lui aurait répondu « le sens de l’esprit », il fut surpris d’entendre son interlocuteur déclarer : « Ce que vous nous avez apporté, c’est le corps. »

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Appréhension de l’espace par l’homme primitif

Capture d’écran 2015-11-04 à 15.15.14Kepler - Diagramme du système solaire extrait de 'mystères cosmographiques' où s'imbriquent les 5 polygones fondamentaux et les sphères

   La perception de l’espace par l’homme occidental contemporain a été façonné depuis des millénaires par le développement du rationalisme : lois mathématiques héritées de la pensée grecque, lois de la perspective géométrique de la Renaissance italienne qui permet de situer les objets par rapport à un observateur, utilisation d’unités de mesure qui permettent de quantifier les distances entre les objets, prise en compte des notions de déplacement et de vitesse grâce au développement des moyens de transport qui permettent d’atteindre de manière de plus en plus rapide des points de l’espace très éloignés. Pour un occidental, situer un objet par ses coordonnées spatiales et ses caractéristiques dimensionnelles, c’est un moyen de le saisir et de l’appréhender et cet acte participe à la compréhension et l’intelligibilité du monde. L’espace du monde est ressenti comme un espace vide et formel en trois dimensions empli d’objets qui peuvent être repérés, positionnés de manière précise et quantifiés.

    A l’opposé, l’espace mythique du primitif s’oppose à cet espace géométrique. Il ne se réduit pas à un simple contenant mais constitue un lieu absolu qui structure la vision mythique du monde et est le théâtre de son développement. L’espace n’était pas ressenti comme ayant une profondeur et les hommes étaient dans l’incapacité d’établir une distance entre le monde et eux. Chaque point, chaque lieu, chaque objet de cet espace participe à un principe de rassemblement et de totalité et qui en porte la signature. Rien n’existe indépendamment de tout le reste. Ainsi la localisation ne se limite pas à un chiffre neutre et abstrait, elle relie l’objet localisé à la totalité du cosmos par les liens tissés par le mythe. Cette manière d’appréhender l’espace fera que la perception du paysage ne s’impose pas à l’individu comme une donnée objective issue du dehors de sa conscience mais résulte d’une vision intérieure suscitée par le mythe. Pour que le mythe puisse être légitimisé et se perpétuer, il doit prendre terre, s’enraciner dans le paysage dont il révèle du même coup le sens. Pour l’homme primitif, le paysage ne peut être vu pour lui-même, il ne peut être appréhendé qu’à l’aulne de ses relations avec le mythe.

Uluru_Panorama

l’horizon limité de l’espace anthropologique

    Pour le primitif, l’espace se réduit à l’environnement proche où se déploie le mythe et l’idée d’un espace indéfini prolongeant l’horizon visible ne peut être imaginé. C’est ce qu’exprime M. Leenhardt en écrivant que l’espace du primitif se présente «comme un ensemble hétérogène de lieux dont l’existence est éprouvée par la présence corporelle, et, là où il n’y a pas cette réaction de la sensibilité devant la résistance du milieu physique, l’espace n’existe pas. (…) Le pays lui-même n’est pas un espace vide et n’a pas d’existence en tous lieux; il n’existe qu’aux lieux où vivent le groupes humains en rapport avec le clan initial. Il se termine là où cessent ces groupes; A l’entour, le paysage s’estompe dans le flou que revêt un monde mythique.» Pour le philosophe et ethnologue . L. Lévy-Bruhl «les régions de l’espace ne sont pas conçues, ni proprement représentées, mais plutôt senties dans des ensemble complexes, où chacune est inséparable de ce qui l’occupe. Chacune participe des animaux réels ou mythiques qui y vivent, des plantes qui y poussent, des tribus qui l’habitent, des vents et des orages qui en viennent, etc. (…) La participation entre le groupe social et la contrée qui est la sienne ne s’étend pas seulement au sol et au gibier qui s’y trouve : toutes les puissances mystiques, les esprits, les forces plus ou moins nettement imaginées qui y siègent ont la même relation intime avec le groupe. Chacun de ses membres sent ce qu’elles sont pour luit ce qu’il est pour elles. Là, il sent quels dangers mystiques le menacent et sur quels appuis mystiques il peut compter. Hors de cette contrée, il n’est plus d’appuis pour lui. Des périls inconnus, et d’autant plus terrifiants, le menacent de toutes parts. Ce n’est plus son air qu’il respire, son eau qu’il boit, ses fruits qu’il cueille ou qu’il mange, ce ne sont plus ses montagnes qui l’entourent, ses sentiers où il marche : tout lui est hostile, parce que les participations qu’il est habitué à sentir lui font défaut.»

Principaux groupes ethniques péruviens (carte retravaillée par S. Baud, 2003) Territoire aguaruna (groupe Jivaro, Pérou) (carte retravaillée par S. Baud, 2003).

Territoire aguaruna du groupe ethnique Jivaro au Pérou dans lequel une liane
du nom de ayahuasca est ingérée lors de rites chamaniques (source S. Baud, 2003)

    Pour qualifier cet espace réduit qui recouvre l’ère où se déploie la vie et les mythes d’un groupe humain et au-delà duquel le monde perd sa consistance, Georges Gusdorf parle d’espace anthropologique ajoutant que dans ces conditions l’espace n’est pas le cadre d’une existence possible, mais le lieu d’une existence réelle qui lui donne son sens. Au-delà de l’horizon, la pensée, qui adhère étroitement au genre de vie, ne peut se déployer. Elle ne rencontre que le vide. La réalité géographique n’existe pas pour elle-même, indépendamment de la réalité humaine. Il y a originairement coalescence de l’homme et son environnement. C’est l’homme qui impose sens au paysage et en retour le paysage assure la complète réalité de l’homme. L’espace primitif est alors le lieu propre de l’homme consacré, grâce à la pensée mythique, par les puissances tutélaires qui n’interviennent pas au-delà de cet espace anthropologique.

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la structure du territoire anthropologique : exemple du village Karen

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organisation du territoire des Karen de Nong Taw (province de Chiang mai, Thailande) montrant les rizières (P), les zones d’écobuage (brûlis), (O) : actuellement sous culture, (A) : en jachère depuis une année, (B) : en jachère depuis 3 à 4 années, (C) : en jachère depuis 5 à 7 années, communauté forest (forêt communautaire) pour les besoins en bois, des produits forestier et médicinaux et la pâture du bétail, Watershed forest (forêts humides), et sacred forest (forêt sacrée) réservée aux rituels liés à la naissance (crédit J Odochao and C Vaddhanaphuti.)

     Dans l’idéal le système Karen permet une autosubsistance en riz pluvial, et un éventuel complément en riz irrigué. C’est un système stable basé sur la sédentarité. Il en découle l’utilisation d’un territoire strictement délimité, et l’emploi de méthodes de conservation des sols pour optimiser une production à long terme. La fragilité du système repose néanmoins sur le maintien de l’équilibre population / terre arable. Les rizières sont divisées en parcelles de propriété individuelle. Les zones d’écobuage entourent les rizières et le village et les espaces dégagés sont cultivés durant 1 à 2 années avant d’être placés en jachère durant plusieurs années; les paysans Karen stimulent la repousse forestière par une utilisation contrôlée du feu, un ébranchage des grands arbres situés sur les parcelles cultivées et un désherbage de surface sélectif. Ce système n’est pas d’une grande productivité, mais permet une reforestation naturelle rapide qui rend possible le cycle d’une façon quasi illimitée.  , les forêts sont propriété commune, les forêts humides qui donnent naissance à des sources ou des cours d’eau sont sacrées. Pour les Pwo Karen, le terme qui désigne la terre, englobe aussi l’ensemble des ressources naturelles. Dans leur perception du monde, les Karen ont deux notions fondamentales : celle de la complémentarité homme (Karen)/nature, et celle d’une unité harmonieuse. Les zones forestières qui renferment de l’eau appartiennent au dieu du sol et de l’eau. Il existe une multitude de règles qui fixent les conditions d’utilisation du bois et l’abattage des arbres. Certaines espèces animales sont frappées d’un tabou à la consommation pour les Karen; ce sont en général des animaux sans défense, proches des Karen, ou présents dans les mythes. Il faut y ajouter des interdictions saisonnières pour la pêche (périodes de fraie des différentes espèces). De même, pour la collecte des végétaux, les Karen ne prélèvent que ce qui est nécessaire : des quotas existent, par exemple, on ne peut couper que 2 pousses de bambous par bouquet. Pour les Karen, une vraie forêt est une forêt qui inclut des végétaux, des animaux, des esprits et des hommes. Sans humain, la forêt est un monde incomplet. Dans la forêt, toutes les composantes doivent respecter les règles d’une bonne harmonie, car c’est tout d’abord un lieu sacré, mais aussi un espace vierge entre deux finages villageois, une source de produits pour la vie quotidienne, un refuge pour les animaux, un dépôt de matières organiques fertiles, une serre où l’homme peut sans limite faire des expériences, une source de symboles mythico-religieux et l’habitat des esprits bons et mauvais. Par ce lieu privilégié, le naturel entre en liaison avec le surnaturel. Dans leur perception du monde, les Karen et la forêt sont mutuellement dépendants. (dossiers thématiques de l’IRD : Des forêts et des hommes)

territoire Karen

Exemple d’un territoire Karen au nord de la Thaïlande : au premier plan : rizières, au second plan sur les premières pentes : végétation en régénération après écobuage et culture, au troisième plan : forêt

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Les lieux consacrés : distinction entre espace sacré et espace profane

    L’espace anthropologique n’est pas homogène, il présente des ruptures, des cassures qui induisent des portions d’espaces qualitativement différentes dans lesquels s’opposent le sacré et le profane (Mircea Eliade). G. Gursdorf parle quant à lui d’emplacements privilégiés, points de passage obligés pour la révélation et la célébration du mythe où l’homme accomplira les rites nécessaires à la bonne marche du monde : « un morceau d’espace, découpé dans la réalité humaine, fait fonction de l’espace tout entier pour le service des dieux. Il s’agit bien là d’un univers en raccourci, d’un microcosme, qui comprend un tertre, un bois, une source, des rochers — Bref tout un paysage revêtu d’une valeur rituelle.»

L'art aborigène est partie intégrante du Temps du Rêve

L’art aborigène est partie intégrante du Temps du Rêve

    La pensée mythique doit être considérée comme un outil permettant de vivre dans le monde et d’assumer ses transformations. C’est ainsi que dans le désert australien où l’eau était rare, les lieux nommés dans l’espace constitutif de la cartographie indigène sont principalement constitués de points d’eau et mémorisés à l’aide de cycles de chants et d’itinéraires mythiques associés à des pré-humains qui les auraient créés ou découverts et auraient laissés derrière eux des traces qu’utilisent les humains. Chaque action commise par les ancêtres laisse en effet une trace dans la configuration du paysage : points d’eau et entrées de grottes aux endroits où ils émergèrent, cours d’eau sur les traces de leur marche, arbres aux emplacements où ils avaient plantés leur bâton. L’historien des religions J. Przyluski a remarqué qu’effectivement, un ou plusieurs arbres, un tertre ou une et plusieurs pierres, une caverne, une source, un étang ou un cours d’eau sont parfois inclus dans les lieux saints primitifs. Ce fait a une portée universelle, on le retrouve partout dans le monde, des stupas bouddhiques de l’Inde à la Pierre noire de La Mecque au nemetons celtiques, ces bois sacrés de l’antiquité.
    Ainsi l’espace rituel constitue une spécification de l’espace anthropologique : « le sacré s’y ramasse, se concentre pour en rayonner alentour. » (GGusdorf)

Har Karkom, les nodules de silex

Désert du Néguev : nodules de silex du sanctuaire d’Hart Karkom, – 35.000 ans

    Claude Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage, précise que même si l’histoire mythique est une affabulation, elle prend l’aspect, dans l’esprit des peuples à qui elle est contée, d’événements historiques qui ont vraiment eu lieu dans des endroits précis et possède de ce fait le pouvoir de susciter chez ses interlocuteurs des émotions intenses et variées. Il cite, à titre d’exemple, le observations de l’ethnologue T.G.H. Strehlow qui a étudié les Aranda, une tribu Aborigène de l’Australie centrale :

    « L’Aranda septentrional est attaché à son sol natal par toutes le fibres de son être. Il parle toujours de son « lieu de naissance » avec amour et respect. Et aujourd’hui, les larmes lui viennent aux yeux quand il évoque un site ancestral que l’homme blanc a, parfois involontairement, profané… L’amour du pays, la nostalgie du pays, apparaissent aussi constamment dans le mythes qui se rapportent aux ancêtres totémiques.
     (…)
    Les montagnes, les ruisseaux, le sources et mares ne sont pas seulement pour lui des aspects du paysage beaux ou dignes d’attention… Chacun fut l’œuvre d’un des ancêtres dont il descend. dans le paysage qui l’entoure, il lit l’histoire des faits et gestes des êtres immortels qu’il vénère ; êtres qui, pour un bref instant, peuvent encore assumer la forme humaine ; êtres dont beaucoup lui sont connus par expérience directe, en tant que père, grade-pères, frères, mères et sœurs. Le pays entier est pour lui comme un arbre généalogique ancien, et toujours vivant. Chaque indigène conçoit l’histoire de son ancêtre totémique comme une relation de ses propres actions au commencement des temps et de l’aube même de la vie, quand le monde, tel qu’on le connaît aujourd’hui, était encore livré à des mains toutes-puissantes qui le modelaient et le formaient » (T.G.H. Strehlow

Danse d'accueil Arrernte - Alice Springs, Australie centrale, 1901 ( photo Walter Baldwin Spencer et Francis J. Gillen) - Google Art Project

Danse de bienvenue Arrernte – Alice Springs, Australie centrale, 1901

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arbre sacré

Conclusion

      A la lumière des données ci-dessus exposées, il apparaît que l’homme des sociétés premières se trouvait dans l’incapacité de percevoir le paysage à la manière de l’homme moderne d’aujourd’hui. On ne peut l’imaginer contempler un paysage et délivrer un jugement sur son esthétique supposée…  Vivant en symbiose complète avec son milieu, il n’avait pas encore pris conscience de son potentiel d’autonomie par rapport au monde et même de la singularité et de l’unité de son propre corps. Il n’existait pas en tant que personne et ne constituait qu’un atome dans un ensemble plus vaste qui englobait le groupe humain dont il faisait partie et l’espace naturel dans lequel ce groupe vivait. Au même titre qu’un animal, qu’une plante, qu’un rocher ou qu’une montagne, il était intégré organiquement au Grand Tout régit par un ordre immuable transmis par les mythes. Des forces fondatrices supérieures avaient créées le monde et agissaient à tout moment et en toutes circonstances sur celui ci en référence au discours mythique.
     Le monde qui entourait l’homme primitif et le paysage ne pouvait exister dans son esprit comme un objet géographique objectif à analyser et interpréter. Etant lui-même l’une des composantes actives du paysage, il était le paysage et ne pouvait s’en dissocier. La lecture du paysage se réduisait alors à la lecture des relations entre les éléments et les choses qui le composait et le mythe : ciel, montagne, rochers  fleuve, lac, source, arbres, êtres humains vivants ou morts étaient perçus et appréhendés en référence au récit délivré par le mythe. 
      Dans ces conditions, on peut supposer que la notion du « Beau » n’existait pas où avait une tout autre signification que la nôtre. Ces éléments du paysage étaient appréhendés à l’aulne de leur relation avec le mythe et le sacré, ils étaient bénéfiques ou maléfiques, source de confiance et de promesse de bien-être ou inspiraient le rejet, la crainte et la terreur.

Shintoïsme - cascade sacrée

Shintoïsme – cascade sacrée au Japon


Ouvrages, sites et articles liés

  • Georges Gusdorf : Mythe et métaphysique – Flammarion 1953
  • Mircea Eliade : le sacré et le profane – Folio Essai, 1965
  • Claude Levi-strauss : La pensée sauvage
  • site REGARD ELOIGNE : « On a peur de Sila qui donne les Tempêtes ! » Les inuit ou la sagesse du Territoire, c’est   ICI

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