George Steiner :  » Un être qui connaît un livre par cœur est invulnérable »


ob_b6b97c_jorge-luis-borges-hotel-paris-1969Jorge Luis Borges (1899-1986)

« L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. »  Fictions, Jorge Luis Borges.

    Dans sa nouvelle L’aleph parue dans une revue littéraire de Buenos Aires au lendemain de la guerre, le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges nous conte l’histoire fantastique d’une entité mystérieuse aux propriétés magiques enfouie dans la cave de la demeure d’un écrivain engagé dans la rédaction d’un poème consacré à la planète Terre qu’il qualifie lui-même de « fatras pédantesque ». L’écrivain qui est décrit comme un personnage fantasque ayant un lien de parenté avec le narrateur Borges auquel il a demandé de rédiger une préface pour son poème fait part à celui-ci de sa profonde angoisse car le projet de destruction prochaine de cette maison aura pour conséquence la disparition d’une chose enfouie au plus profond de la cave qui selon lui est indispensable pour pouvoir terminer son poème. Cet objet mystérieux, c’est l’Aleph, qui n’est pas un objet mais un lieu, un emplacement particulier où tous les points de l’espace apparaissent clairement visibles sans se confondre. C’est l’équivalent en quelque sorte de la boule de cristal utilisée par des médiums dans certaines pratiques de voyance ou de divination. Mais le champ d’application de l’Aleph est beaucoup plus vaste car il permet au visionnaire d’embrasser l’ensemble de l’univers dans toutes ses composantes. Dubitatif mais piqué par la curiosité, Borges demanda à l’écrivain s’il consentirait à lui faire expérimenter l’Aleph. Celui-ci acquiesça et lui indiqua alors la procédure : il fallait descendre dans la cave en pleine pénombre et s’étendre  de tout son long au bas de l’escalier et après que les yeux se soient habitués à l’obscurité, il fallait compter les marches jusqu’à la dix-neuvième et la regarder ensuite fixement avec intensité. Sans y croire, Borges se prêta à ce qu’il considérait comme un jeu et à son grand étonnement le miracle se produisit : une infinité de lieux, de scènes, de situations et de personnes lui apparut soudainement en un seul instant : « Mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a regardé ; l’inconcevable univers. »


Capture d’écran 2020-06-06 à 05.05.17George Steiner (1929-2020)

« Un être qui connaît un livre par cœur est invulnérable, c’est plus qu’une assurance vie, c’est une assurance sur la mort ! » George Steiner

       Il m’arrive lorsqu’une Insomnia tenace s’est installée sans être invitée dans ma couche et prend ses aises à mes côtés avec ses membres grêles et sa peau glacée de programmer sur mon portable l’écoute d’un morceau de musique classique ou du podcast d’une émission radiophonique portant sur un thème historique, littéraire ou philosophique sur lequel j’éprouve sur le moment un intérêt particulier. Il faut croire que mes sujets d’intérêts ne sont pas du tout du goût de l’Insomnia étendue à mes côtés car en général au bout de quelques instants, celle ci quitte discrètement la pièce, me laissant plongé dans le plus profond sommeil. Cette fois, les choses se sont passées de manière totalement différente. J’avais choisi d’écouter la causerie de Georges Steiner avec le journaliste et romancier Pierre Assouline, une émission tenue le 1er juin 2005 dans le cadre des Grandes conférences de la BnF sur le thème « Ma bibliothèque personnelle : entretien et lecture ». J’affectionne beaucoup George Steiner, personnage pluriel franco-américano-britannique atypique et iconoclaste parlant couramment trois langues le français, l’allemand et l’anglais  tout à la fois philosophe, linguiste, écrivain, éditorialiste et critique littéraire dans de grands magazines, à l’érudition universelle et prodigieuse, aimant le paradoxe et ne manquant jamais d’humour, le plus souvent caustique. J’ai eu de la peine lorsque j’ai appris sa mort survenue le 3 février dernier dans sa quatre-vingt dixième année à son domicile de Cambridge, ville où il avait été professeur. Une causerie sur la poésie et la littérature, me disais-je, parfait pour passer des bras d’Insomnia à ceux de Morphée…

       En fait, au cours de cette heure passée avec ce grand personnage, il m’a semblé n’avoir jamais été autant éveillé : une heure de délectation et de ravissement à l’évocation et la lecture d’œuvres de philosophes, d’écrivains et de poètes comme José Maria de Heredia, le poète parnassien de nos années de lycée aujourd’hui injustement oublié, René Char, Platon, Shakespeare, Celan et de références à l’histoire et au dilemme que pose la nature humaine capable en même temps et chez les mêmes individus du meilleur et du pire. «Ma question, celle avec laquelle je lutte dans tous mes enseignements, c’est : pourquoi les humanités au sens le plus large du mot, pourquoi la raison dans les sciences ne nous ont-elles donné aucune protection face à l’inhumain ? Pourquoi est-ce qu’on peut jouer Schubert le soir et aller faire son devoir au camp de concentration le matin ? ». Une heure d’admiration sans bornes pour la culture, l’intelligence subtile et la sensibilité d’un être hors du commun, né en France en 1929 après que ses parents, de riches bourgeois juifs cultivés de la haute société viennoise, se soient exilés après avoir pressenti la tragédie qui allait bientôt déferler sur l’Europe et sur leur communauté en particulier. Il s’est ensuivi une longue période d’errance aux Etats-Unis d’abord en 1940 où il s’inscrit au lycée français de Manhattan avant d’étudier la physique, les mathématiques et les lettres à Chicago puis à Harvard et rejoindre l’Angleterre pour soutenir un doctorat à Oxford. Il sera ensuite enseignant à Princeton, Cambridge et Genève tout en écrivant de nombreux essais sur des thèmes aussi variés que la religion,  la philosophie, les arts et les langues. Il est également l’auteur de plusieurs nouvelles. Son ouverture d’esprit, son honnêteté intellectuelle et sans doute aussi son goût du paradoxe ont fait qu’il n’a pas hésité lorsqu’il le jugeait nécessaire à critiquer Israël et à louer les œuvres d’antisémites notoires comme Céline, Lucien Rebatet et entretenir une relation amicale avec certains autres comme  Pierre Boutang, disciple de Maurras.

       À l’écoute de cette causerie Georges Steiner m’est apparu comme un Aleph au sens que lui a été donné par Borges. Sa parole ouvre des perspectives multiples dans les domaines de la pensée et de l’action humaine et vous donne à méditer et à évoluer. Un grand monsieur dont je vous invite à écouter les conférences et causeries sur France Culture et YouTube et en premier lieu, pour servir d’introduction aux autres, celle qui suit.

« La poésie est la musique de la pensée »

Pour la vision complète (1 h 27) de la causerie sur le site GALLICA de la BnF, c’est  ICI

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