C’est tout à fait par hasard en écoutant une émission diffusée par France Culture sur le thème de la jalousie en référence à un livre du philosophe Jean-Pierre Dupuy, » La Jalousie. Une géométrie du désir « , que j’ai appris l’existence du chanteur et musicien brésilien Caetano Veloso. En fait je le connaissais sans en avoir conscience puisque j’appréciais depuis longtemps son interprétation de deux chansons iconiques : « Sohnos » (Rêves), une chanson brésilienne et la chanson mexicaine « Cucurrucucu paloma » dont j’avais adoré la touchante interprétation dans le film Hable con ella (Parle avec Elle) du réalisateur espagnol Pablo Almadovar. Ces deux chansons ont la particularité d’être toutes les deux des chansons tristes qui chantent la fin d’un amour. La chanson Sonhos parle d’un homme qui aime une femme passionnément et à qui celle-ci annonce soudainement qu’elle s’est éprise d’un autre homme. Contre toute attente et malgré sa souffrance, il ne se révolte pas contre cette situation et remercie sincèrement cette femme pour ce qu’elle lui a apporté et appris. (Ça existe vraiment des hommes comme ça ?). D’après Jean-Pierre Dupuy qui se considère franco-brésilien pour des raisons familiales, il semble que ce comportement va à l’encontre de la mentalité machiste des hommes de ce pays dans lequel le nombre des meurtres d’origine passionnelle (ou plutôt pathologique) l’emporterait largement sur celui de ceux liés à la drogue… Quant à la chanson Cucurrucucu paloma écrite par le chanteur compositeur mexicain Tomas Méndes en 1954, elle parle de la perte d’un être cher et de la souffrance qui en résulte.
Sonhos
Sonhos
Tudo era apenas uma brincadeira E foi crescendo, crescendo, me absorvendo E de repente eu me vi assim completamente seu Vi a minha força amarrada no seu passo Vi que sem você não há caminho, eu não me acho Vi um grande amor gritar dentro de mim Como eu sonhei um dia
Quando o meu mundo era mais mundo E todo mundo admitia Uma mudança muito estranha Mais pureza, mais carinho mais calma, mais alegria No meu jeito de me dar
Quando a canção se fez mais clara e mais sentida Quando a poesia realmente fez folia em minha vida Você veio me falar dessa paixão inesperada Por outra pessoa
Mas não tem revolta não Eu só quero que você se encontre Saudade até que é bom É melhor que caminhar vazio A esperança é um dom Que eu tenho em mim, eu tenho sim
Não tem desespero não Você me ensinou milhões de coisas Tenho um sonho em minhas mãos Amanhã será um novo dia Certamente eu vou ser mais feliz
Quando o meu mundo era mais mundo…
Rêves
Tout était juste une plaisanterie Et elle a grandi, grandi M’absorbant Et soudain Je me suis vu ainsi complétement à toi J’ai vu ma force amarrée à tes pas J’ai vu que sans toi il n’y avait pas de chemin Je ne me trouvais pas J’ai vu un grand amour crier à l’intérieur de moi Comme je l’ai rêvé un jour.
Quand mon monde était plus un monde Et tout le monde admettait Un changement très étrange Plus de pureté, plus de tendresse Plus de calme, plus de joie Dans ma façon d’être Quand la chanson s’est fait plus claire, Et plus triste Quand la poésie est devenue une véritable folie dans ma vie Tu es venue me parler de cette passion inattendue Pour une autre personne.
Mais il n’y a pas de révolte, non Je veux juste que tu te trouves La mélancolie est parfois bonne C’est mieux que de marcher vide L’espérance est un don Que j’ai en moi Je l’ai, oui Il n’y a pas de désespoir, non Tu m’as appris des millions de choses J’ai un rêve entre les mains Demain sera un nouveau jour Je vais certainement être plus heureux.
Quand mon monde était plus un monde…
Cucurrucucu paloma
Caetano Veloso : dans cette interprétation magnifique les mots chantés que laissent échapper ses lèvres sont comme des oiseaux qui prennent leur envol dans une gracieuse lenteur. On comprend pourquoi les femmes qui l’écoutent posent sur lui un tel regard. Heureux l’homme sur qui se portent de tels regards…
Dicen que por las noches Ils disent qu’il passait Nomas se le iba en puro llorar, Ses nuits a pleurer Dicen que no comia, Ils disent qu’il ne mangeait pas Nomas se le iba en puro tomar, Il ne faisait que boire Juran que el mismo cielo Ils jurent que le ciel lui même Se estremecia al oir su llanto Se rétrécissait en écoutant ses pleurs Como sufrio por ella, Comme il a souffert pour elle Que hasta en su muerte la fue llamando Même dans sa mort il l’appellait Ay, ay, ay, ay, ay, … cantaba, Ay, ay, ay, ay. , ay…. il chantait Ay, ay, ay, ay, ay, … gemia, Ay, ay, ay, ay, ay…il gemissait Ay, ay, ay, ay, ay, … cantaba, Ay, ay, ay, ay, ay…. il chantait De pasión mortal… moria De passion mortelle…il mourrait Que una paloma triste Qu ‘une colombe triste Muy de manana le va a cantar, Va lui chanter tot le matin A la casita sola, A la maisonnette seule Con sus puertitas de par en par, Avec ses petites portes Juran que esa paloma Ils jurent que cette colombe No es otra cosa mas que su alma, N’est rien d’autre que son âme Que todavia la espera Qui attend toujours A que regrese la desdichada Le retour de la malheureuse Cucurrucucu… paloma, Cucurrucucu…. colombe Cucurrucucu… no llores, Cucurrucucu…ne pleure Las piedras jamas, paloma Jamais les pierres, colombe ¡Que van a saber de amores ! Que savent elles d’amour ! Cucurrucucu… paloma, ya no llores Cucurrucucu…colombe, ne pleure plus
Edvard Munch – Jalousie (1897). Le peintre expressionniste norvégien que ce thème obsédait en a réalisé à partir de 1895 pas moins de 16 représentations.
La Jalousie. Une géométrie du désir
Jean-Pierre Dupuy, philosophe, professeur émérite à l’Ecole Polytechnique, professeur à l’université Stanford (Californie), dans son livre » La Jalousie. Une géométrie du désir » (Seuil) propose une théorie générale de la jalousie en s’appuyant sur la théorie du désir mimétique défini par René Girard. France Culture, dans le cadre de l’émission La Conversation scientifique présentée par Etienne Klein, l’a invité à présenter son ouvrage. (59 mn)
Thomas Mann avait dés 1933, année de la prise de pouvoir par Hitler, choisi d’émigrer dans un premier temps en Suisse, puis à partir de 1938 aux Etats-Unis. Il devait pour cela être déchu par les nazis de sa nationalité allemande. Reprochant à l’issue de la guerre aux intellectuels allemands de ne pas avoir choisi l’exil durant la période nazie et de s’être ainsi compromis avec le régime, il ne revint jamais s’installer dans sa patrie d’origine, se contentant d’y effectuer de brèves visites. L’écrivain Frank Thiess avait répondu en 1946 aux critiques de Thomas Mann en défendant l’attitude de résistance passive qu’avait mis en œuvre selon lui une grande partie des intellectuels allemands demeurés au pays qui se seraient placés « en dehors de la société » dans une forme d’émigration à l’intérieur d’eux-mêmes qu’il nomme l’« Innere Emigration » (l’émigration intérieure). Dans le roman d‘Arno Schmidt« Scènes de la vie d’un faune », Heinrich Düring, petit fonctionnaire a choisi lui aussi une forme d’ « Innere Emigration » en évitant la médiocrité ambiante et l’embrigadement généralisé. Il méprise la passivité et la compromission avec les nazis de ses collègues et même de sa famille et ne trouve de réconfort dans sa solitude que par la pratique d’un l’humour acerbe dans ses relations avec les autres, par l’étude de vieux documents d’archives et par la liaison amoureuse qu’il entretient avec sa jeune voisine lycéenne, la jeune Käthe, qu’il surnomme la Louve. Dés le début du roman, on pressent que pour les nazis et pour tous ceux qui, par conviction ou lâcheté, les soutiennent ou les suivent, tout va très mal se terminer. La chute finale prend l’aspect d’une scène apocalyptique quand l’usine d’armement Eibia, bâtie par les nazis à proximité du village est prise pour cible par l’aviation alliée. Heinrich et Käthe sont pris au piège du bombardement et tentent désespérément d’y échapper. Dans la description de cette scène apocalyptique, le talent de l’auteur se déploie dans toute sa démesure et sa puissance d’imagination totalement débridée. Je suis surpris que dans les analyses de l’œuvre littéraire d’Arno Schmidt, il n’est jamais fait mention de la forme expressionniste de son style. J’ai noté un rapport évident entre le style flamboyant et halluciné de son écriture, le sentiment de chaos qui prédomine dans ses textes dans lesquels les thèmes et les images se succèdent sans lien logique entre eux et les œuvres des poètes et peintres expressionnistes allemands qui ont précédé et suivi la Première Guerre mondiale. C’est la raison qui m’a amené à mêler au texte de Schmidt ci-dessous présenté certains tableaux de ces peintres (pour l’essentiel allemands) dans leur représentation de scènes de guerre. A lire également les articles de ce blog consacrés aux poètes expressionnistes allemands.
Le bombardement de l’usine d’armement Eibia (extrait de « Scènes de la vie d’un faune »).
Ludwig Meidner – Paysage apocalyptique, 1913
La lampe à pétrole, dans ma main, fit avec moi un bond, et la secousse fit tomber l’abat-jour laiteux. L’armoire m’asséna un coup que je ne pus que de justesse parer du poing, mais ses battants continuèrent à s’acharner sur moi. Ma femme vacilla derrière la grille de son tablier, tenant une table dans ses mains ! Les vitres tintèrent et bronchèrent en ruant dans leur cadre; une tasse s’élança dans l’air et retomba entre mes pieds écartés; l’air jumpait (heureusement que toutes les fenêtres, estivales, étaient ouvertes !); je fus précipité à travers des portes, tête baissée, dansai désordonné sur l’escalier qui titubait, et m’affalai au milieu de gens sur le pas de la porte. « Ils attaquent l’Eibia !! » le vieux Evers hurla et tremblait comme un manteau noir, j’attrapai Käthe saisie au hasard et nous galopions déjà, premiers secours techniques, derrière le vent dans cette direction sombre, nos semelles claquaient, on enjambait les barrières; deux cornières grasseyaient à nos côtés; l’une des deux se tournant vers moi me lança un hargneux : Crass !! Crass !! De nouvelles secousses formidables, et les maisons là-bas faisaient entendre des rires déments, des éclats aigus de vitres et de verres. Le pot au noir applaudissait de ses poings tonnants, explosive et mille détonations lançaient leurs grappins vers l’horizon. (Aujourd’hui, les éclairs hameçonnaient de bas en haut; et chacun, jupitérien, é-tonnait grandement et frappait de stupeur le nuage où il disparaissait!) La longue route tressauta. Un arbre nous désigna de son doges énorme, tituba plus avant et referma derrière nous la prison de son branchage. On grimpa par-dessus la terre à carreaux rouges, à travers des ruines nourries de flammes, on mastiqua à pleines mâchoires un air gélatineux au goût de fumée, on repoussa de nos paumes nues des éblouissements assourdissants, et nos pieds palpaient le sol toujours plus avant, dans nos chaussures aux lacets emmêlés, toujours soudés l’un à l’autre. Des pointes de feu lacéraient nos fronts jusqu’à la défiguration; le tonnerre nous brassait peau et pores, enfonçant dans nos bouches des bâillons d’éboulis : et à nouveau des lames énormes nous trituraient menu.
Ludwig Meidner – ville incendiée, 1913 et paysage apocalyptique, 1912
Tous les arbres déguisés en torches (sur le Sandberg) : tout un front de maison trébucha et faillit basculer sur nous, une écume de soie rose au coin de la gueule béante, aux yeux des fenêtres, des flammes vacillantes. des boulets d’acier hauts comme des maisons déployaient, noirâtres, leur grondement autour de nous, meurtrier déjà leur seul écho ! Je me projetais contre Käthe, l’enveloppai de mes bras obstinés, et arrachai de là ma grande costaude : la moitié de la nuit se déchira, alors nous tombâmes, morts, au sol, sous l’effet du tonnerre (malgré tout, opiniâtres, on regrimpa hors de là, désemparés, cherchant notre souffle dans tous le volcan). Deux rails s’étaient détachéset partaient à la pêche, en pince de crabe; leur tenaille se retourna, passa, formant un arc qui sonnait harmonieusement au-dessus de nos deux têtes (et nous courûmes et nous aplatîmes sous le lent fouet d’acier). En-dessous, quelque chose frappa, avec un défi rageur, contre nos os : la gueule d’un tuyau s’ouvrit, déversant tranquillement ses acides. Toutes les filles ont des bas rouges; elles ont toutes du vermillon dans leurs seaux : un long silo de poudre se scalpa lui-même, laissant déborder son cerveau efflorescent : par en-dessous, il se fit hara-kiri, balançant plusieurs fois son corps monumental au-dessus de la boutonnière sanglante, avant, d’un jet, de se séparer de son tronc. Des mains blanches s’activaient, s’affairaient partout à la fois; certaines avaient dix doigts sans phalanges, un seul était fait de nodosités rouges (et au-dessous de nous la grande danse des socques de bois marquait la cadence !). Les HJ grouillaient comme des loups-garous paramilitaires. Les pompiers, sans but, s’activaient. Des centaines de bras jaillissaient des cicatrices de l’herbe et distribuaient des tracts de pierre, et sur chacun s’inscrivait « Mort », grand comme une table.
Ludwig Maidner – Paysage d’apocalypse, 1913
Otto Dix – Trench, scène de bataille
Des vautours de béton aux serres d’acier rougies au feu passaient avec des cris malsonnants au-dessus de nous par grandes bandes (jusqu’à ce qu’ayant trouvé leur proie en face, dans le lotissement, ils eussent fondu sur elle). Une cathédrale aux dentelures jaunes s’éleva poussant des hurlements dans la nuit aux franges violettes : c’est ainsi que l’énorme clocher sauta dans les airs ! Des gerbes de balles traçantes rouges comme l’amour se déployaient au-dessus de Bommelsen et nos visages étaient de deux couleurs : la moitié droite était verte, la gauche d’un brun ennuagé; le sol, en dansant, se dérobait sous nous; nous levions nos longues jambes en cadence; un cordon lumineux traçait des loopings déments dans le ciel : à droite, bonbon vitreux, à gauche, le violet profond du vertige. Le ciel prit la forme d’une scie, la terre, d’un étang rouge vif. Et frétillants, noirs, des poissons humains : une jeune fille, buste nu, traversait l’air dans notre direction, en caquetant, telle une collerette de dentelle, lui pendant autour des seins recroquevillés; sortant des aisselles, ses bras flottaient derrière elle comme deux bandelettes blanches. Au ciel, les serpillères rouges frottaient bruyamment, dégouttant de sang. une longue remorque pleine de gens bouillis et cuits, passa sans bruit sur des roues garnies de pneus. Des mains aériennes de géant nous saisissaient constamment, nous soulevaient puis nous larguaient à terre. D’autres, invisibles, nous tamponnaient l’un contre l’autre nous laissant tremblants d’épuisement en sueur (ma belle suante et puante petite fille, viens, partons d’ici !). Une citerne d’alcool enterrée se libéra sous les secousses, partit en roulant, s’ouvrant, se répandant comme des cristaux liquides sur un sol ardent, formant un Halemaumau (d’où s’écoulèrent deux rivières de feu : un policier, éberlué, s’interposa devant celle de droite et se sublima en service). Une nuée obèse se dirigea vers le dépôt, y dégaza sa grosse panse météorisée et d’un rot fit sauter une tarte à la crème en l’air, avec un gros rire : eh ben ! et en glougloutant, fit des nœuds emmêlés de ses bras et jambes, tourna par ici son croupion, et poussa des pets pleins de gerbes de tubes d’acier brûlants, sans répit, en vraie pétomane, à faire plier et craquer le subissons autour de nous.
Otto Dix – La Guerre (panneau central), 1929-1932
Un cadavre de braise tomba devant moi à genoux, mourant de soif, apportant sa petite sérénade encore fumante; un bars flambait encore et rissolait sec : elle était venue des airs, « Du haut du ciel », l’apparition mariale. Le monde, au demeurant en était plein : chaque fois qu’un toit sautait, les cadavres fusaient des corniches comme des plongeurs, casqués ou en cheveux, volaient encore un peu puis s’écrasaient au sol comme des bombes à eau. Dans la main de Dieu, sa main de mauvais drôle !) De verre rubis, une actinie de feu pulsait dans une forêt döblinienne, dondonnant avec grâce un équipage d’une centaine de bras (dont chacun portait un toupet urticant), puis s’immergea sans hâte dans l’océan de nuit, à la dérobée se livrant encore à quelques escarmouches. Un bunker de trois étages se mit en branle : il broncha, encore endormi, et remua des omoplates; puis avec des borborygmes, il rejeta de lui toit et murs, et l’aurore verticale nous fit aussitôt des vêtements de taffetas feu ainsi qu’une foule de visages de rose échauffées (jusqu’au moment où le coup de sang apoplectique tira la terre de dessous nos pieds comme une toile de sauvetage : une voiture de pompiers fut précipitée du ciel, tourbillonnant, et fit quelques voltes avant de s’écraser, affalée, sur le gravier; le scores s’accoudaient les uns aux autres, tableau vivant).
George Grosz – Explosion, 1917
Otto Dix – La Guerre, Soleil couchant, 1918
(Pour un temps, dans une chute lente et silencieuse tombèrent sur nous de larges flocons de feu, comme di névé in alpe senza vento : de la main et du béret, je les chassai de la déesse de Käthe tout en tournant autour d’elle en priant : elle m’en balaya un de mes cheveux gris qui se consumaient, tout en continuant à regarder les ombres qui, avec des sifflements, se couchaient en carène.) Un homme rigide parut au ciel,dans chaque main un haut-fourneau : il prophétisait ainsi la mort, toujours la mort, si bien que repoussant le dessus de ma main, j’en aperçus vaguement les os parmi la chair en feu. Deux longs fuseaux de lumière, en levier, basculèrent ces murailles; sous cette clarté, la route pâlit et fondit en partie. Sur des brancards, on portait en grand nombre des paquets noirs comme la poix : les ouvriers de la troisième équipe, expliqua le conducteur en chat, et se rassit, la langue pendante, en tête du cortège où régnait le silence. dans les airs supérieurs, des météores passaient en klaxonnant; des maisons de paysans se secouaient de rire, à faire dégringoler les bardeaux du toit; partout, la pyrotechnie impie s’en donnait à cœur joie, geysers et fontaines de feux grégeois. Dans le groupe cancanier des pleureuses, sur le bord de la route, une femme devint folle : de ses gros poings convulsés, elle relevait ses jupes jusqu’en haut du ventre, bloquées les mâchoires, bouche de bois béante, et se précipita, tête la première, cheveux gras gominés, dans les décombres jazzy; soudain, le sol devant nous devint une fournaise : une grosse veine se gonfla, se divisa, plus claire, pulsant des soupes avec des loups, et dans un soupir se déchira (l’air laiteux nous asphyxiant presque, nous, rendant tripes et boyaux, nous repliâmes à tâtons sur nos arrières ténébreux. poussant des cris, un épicéa prit feu, la jupe, les cheveux, tout; mais cela n’était rien comparé aux basses caverneuses hurlant des ordres depuis des éclairs de foudres et grinçant de leurs dents de flammes hautes comme des barrières). A l’instant : voici que la grosse femme de tout à l’heure chevauchant une rosse, roche du Brocken, traversa les airs au ras de nos têtes, se consumant comme une mèche en appelant sa mère ! Le vent, par-derrière, nous harcelait toujours passant entre nos jambes, traînant aveuli des asthmatiques avec les convalescences de la poussière, formant, quand ça lui chantait, des tentes d’étincelles vacillantes. Un phallus de lumière, long comme une cheminée, par à-coups pénétrait la nuit dans sa touffe feutrée (mais débanda trop tôt; en revanche, à droite, une colonne de feu à barbe rousse, en yodlant se mit à danser, se claquant cuisses, talons, genoux, si bien que le mâchefer, sous nous, gronda avec un hoquet).
Otto Dix – la mort
Précédé de sa respiration sifflante un homme s’en venait vers nous, une cigarette s’en grillant une; il se trouva cloué à une souche par le front et il y resta à frétiller encore un bon moment. Les sons en dent de scie nous percutaient comme des masses d’armes; la lumière caustique nous corrodait le bord des paupières; près de nous des ombres s’écroulaient à genoux. le bunker B 1107 mugissait comme un taureau avant de faire sauter sa calotte crânienne de béton; alors son corset se débrida en craquant et une braise rouge nous rentra le souffle dans la gorge (J’empilai des mouchoirs humectés sur la bouche écartelée de Käthe et sur son grand nez palpitant.) Les lambeaux noirs soufré de la nuit volaient au vent ! (une arlequine passa vêtue seulement de cravates rouges!) : quatre hommes essayèrent de rattraper un serpent géant qui sauta sur le ballast de la voie ferrée en sifflant et écumant de l’avant; ils se calèrent sur leur talons et semblaient émettre des cris (les bouches seules juste distendues; et les casques ridicules des courageux idiots). Des placards lumineux apparurent de toutes parts à grand bruit, passant si vite qu’on ne pouvait pas tous les lire (seul résultat, les couleurs vénéneuses nous collèrent les yeux qui n’arrivaient qu’à s’entrouvrir en fentes spasmodiques : « Viens donc ! Käthe ! » Des flammes putassières, lubriques, tout en rouge, vissages pointus, maquillage de travers, s’aventuraient dangereusement jusqu’à nous; gonflaient vers nous leurs ventre lisse, leur rire crépitait, elles se rapprochèrent encore dans une lumière scabreuse de bordel : « Viens donc, Käthe ! »). La nuit se pourlécha encore une fois de toutes ses lèvres et de toutes ses langues luisantes, et s’exécuta quelques strip-teases excitants en faisant ruisseler autour d’elle ses clinquants oripeaux. Déjà explosaient des applaudissements sans fins (et des trépignements à nous briser le crâne). Des camions chargés de SA agitant leurs armes s’approchèrent un peu trop : les gars sautèrent en marche, chinèrent comme des allumettes qu’on frotte et se vaporisèrent (tandis que leurs véhicules se perdirent dans toutes le directions en cahotant). Un jeune gars en pleurnichant tendit vers nous ses bras démanchés : comme un torchon, la peau lui pendait des os à l’horizontale; il montrait des dents de cuivre et gémissait au rythme des détonations, dés que le gorille se frappait de nouveau la poitrine. Dans l’intérieur des terres, on aurait dit le roulement ininterrompu des rames de métro : c’étaient les dépôts souterrains de grenades ! : Bien ! C’est mieux que si elles éclataient sur les gens, coupables ou innocents ! Tous les retours de flamme éventraient les filles de la BDM. Et elles respiraient encore quand nous les chargeâmes de là vers les pelouses en le striant par leurs jambes solides. « Käthe !! » « A terre !!! » Car à côté de nous le bunker se mit à pousser le chant du coq en dressant sa crête rouge d’un air si menaçant que nous nous affalâmes à plat ventre nous communiquant l’un à l’autre la tremblote lorsque, brisant ses murs, il effectua un vol plané au-dessus de nous. A sa place parut d’abord une morille de feu (dont 30 hommes n’auraient pu cerner la circonférence). puis la Giralda, puis pas mal d’apocalyptique (et des montagnes de petits fagots de brindilles pailletées). C’est ensuite que l’onde sonore nous plaqua sans couture contre l’herbe et que les lotissements de l’autre côté, lancèrent en l’air leur casquette en vivotant : « Käthe !! » « Kää-tee !!! » Je passai ma main sur ses jambes en remontant jusqu’à son ventre haletant que j’escaladai, l’agrippai aux deux épaules : « Käthe !! »;La tête geignait d’étourdissements. Je repassai horrifié son visage : « Ooooh ! »
Emile Nolde
Edvard Munch – Baiser sur les cheveux, 1915
Un billot de chair à vif, grand comme un buffet, me mordit le revers de la main : « Käthe !! » — Elle jetait ses jambes en l’air et se tortilla comme une couleuvre. « Mes cheveux ! »hurla-t-elle à pleins poumons. Et comme un fou je la tâtai de proche en proche : le front, les oreilles déchirées, l’occiput dépouillé. J’agrippai par les épaules la blessée qui criait : « Mes cheveux !!! »; et elle ne se redressait toujours pas ! Sa crinière : fumait dans la gueule de pierre brûlante ! — Je me jetai sur le côté, libérai de mes ongles la lame du canif, et taillai comme un sauvage au-dessus de sa tête, tandis qu’elle hurlait et me criblai de coups : « C’est bon ? !!! » — « Non : toujours pas !! » « Et maintenant ?!? » : — « Aïe — je », elle arracha de là sa tête de méduse et me griffa de douleur. Des pinceaux rouges sortirent de terre et teintèrent de pourpre des nuages aux cris rauques, le ciel s’effondra plusieurs fois (et les morceaux de rouge noirci tombèrent sous l’horizon). Käthe aboyait et agitait ses mollets; nous nous mordîmes avec des cris de loups nos visages invisibles et, prenant sur la gauche, on rampa parmi les monceaux d’étoiles, jusqu’à se retrouver dans le bosquet de cannes sonores, les cimeterres des roseaux, et qu’il fit noir à nouveau; et que je… « Là : cette direction ! : en suivant les rails ! »
Arno Schmidt : Scènes de la vie d’un faune, traduction Nicole Taubes – Editions TRISTAM, 2011 (pages146 à 155)
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articles liés :
.Poèsie de l’expressionnisme allemand (I) : de mortelle amertume à l’apocalypse, c’est ICI
. pessimisme, cynisme et ambiguïté : Gottfried Benn, poète expressionniste et dermatologue, c’est ICI
Cet article est en construction… Vos suggestions et apports seront les bienvenus…
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Federico Garcia Lorca : El Grito
Dans ce poème El grito(Cante fondo, 1921) Federico Garcia Lorca évoque le cri du cante jondo, « Ay ! ». Le poète évoque dans deux métaphores, visuelle d’abord et ensuite sonore, l’impact de ce cri. Dans la première métaphore dans laquelle le cri est présenté comme suivant une construction géomètrique elliptique, une ligne sonore qui exprime toute la violence du chant : « Desde los olivos será un arco iris negro sobre la noche azul »
Et, dans la métaphore suivante, plus sonore, le cri se matérialise et s’apparente à l’archet d’un violon dont les cordes sont celles du vent : « Como un arco de viola el grito ha hecho vibrar largas cuerdas del viento ».
Violence et ondulation de la voix, tout y est ; mais inscrit dans une vision nocturne quasiment magique, où les gitans de Grenade dans leur grotte de Cerro San miguel ou du Sacromonte, allument leurs lampes : « las gentes de las cuevas asoman sus velones »
L’ellipse d’un crila elipse de un grito
va de montagne en montagne va de monte a monte. Depuis les oliviers Desde los olivos, Il sera noir arc-en-ciel Serà un arco iris negro Sur la nuit bleue Sobre la noche azul. Aïe ! Ay !
Comme un archet de viole Como un arco de viola Le cri a fait vibrer El grito ha hecho vibrar Les longues cordes du vent Largas cuerdas del viento. Aïe ! Ay ! (le peuple des grottes (la gentes de las cuevas sort ses cierges.) asoman sus velones) Aïe ! Ay !
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Stephen King– Différentes saisons – L’automne de l’innocence – Le corps.
“Qu’est-ce que c’est ?” ai-je demandé, encore endormi, troublé, déplacé dans l’espace et dans le temps. J’avais peur d’arriver trop tard dans ce qui se passait – trop tard pour me défendre, peut-être. Alors, comme pour répondre à ma question, un long cri traînant et caverneux s’est élevé de la forêt — comme le cri d’une femme qui mourrait dans une terreur et une soufrance extrêmes. (…) « C’est un oiseau, non ? ai-je demandé à Chris. — Non. Du moins je ne pense pas. Je crois que c’est un chat sauvage. Mon vieux dit qu’ils gueulent comme si on les égorgeait quand ils sont en chaleur. On dirait une femme, hein ? — Ouais. » Ma voix s’est brisée au milieu du mot et deux cubes de glace sont tomlbés dans l’intervalle. « Mais aucune femme ne crierait aussi fort, a dit Chris… avant d’ajouter , impuissant : Tu ne crois pas Gordie ? (…) Le cri sauvage, plaintif, s’est élevé à nouveau dans la nuit, fendant l’air comme une lame de cristal. Nous nous sommes figés, les mains sur Teddy — s’il avait été un drapeau, on aurait eu l’air de cette photo des marines prenant possession d’Iwo Jima. Le hurlement a escaladé les octaves avec une facilité dingue, atteint finalement un plateau glacé, vitrifié, où il a plané un moment avant de redescendre en spirale et de disparaître dans un registre impossible, la basse d’une abeille gigantesque. Puis il y eu comme une explosion de rire dément…et le silence est revenu.
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Roland Dorgelès – Les Croix de bois / Mourir pour la Patrie.
Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça… L’homme s’est effondré en tas, retenu au poteau, par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud. Oh ! Être obligé de voir ça, et garder, pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort : un petit pieu de bois et huit hommes blèmes, l’arme au pied. Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux. Qu’écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d’agonie : « demandez pardon pour moi.. Demandez pardon au colonel… » Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait : « Mes petits enfants…Mon colonel… ». Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée : « Oh ! vite… vite… que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus !… » Le craquement tragique d’une salve. Un autre coup de feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini…
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le cri comme feu ou incandescence … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Henri Barbusse, Le Feu, XX.
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On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri de fer rouge dans l’eau. On passe. On est passé, au hasard : j’ai vu, ça et là, des formes tournoyer, s’enlever et se coucher, éclairées d’un brusque reflet d’au delà. J’ai entrevu des faces étranges qui poussaient des espèces de cris, qu’on apercevait sans les entendre dans l’anéantissement du vacarme.
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Homère, Ulysse (cité par Pierre Vidal-Naquet dans Le monde d’Homère)
Au chant IX, crevant l’œil unique du Cyclope Polyphème, il travaille « comme on fore une poutre pour un bateau à la tarière » et
Comme quand le forgeron plonge une grande hache ou une doloire dans l’eau froide pour la tremper, le métal siffle, et là git la force du fer, ainsi son œil sifflait sous l’action du pieu d’olivier.
La comparaison est d’autant plus étonnante que pas le moindre morceau de métal n’intervient dans l’action d’Ulysse qui ne se sert que de bois. Dans l’Odyssée aussi, l’artisan est un héros secret.
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le Cri – Munch, 1893
Edvard Munch – le Cri, 1893
Munch devait être obsédé par le thème décrit par ce tableau puisqu’il en a peint près de cinquante versions. Le spectateur est confronté au personnage central, référence évidente à la mort, une sorte de mélange entre un fantôme dont le corps ondule et flotte dans les airs, un squelette et un cadavre : sa tête est dépourvue de cheveux et ses yeux sont creux. Sa bouche grande ouverte fait penser qu’il est lui-même en train de crier. Pourtant, il se bouche les oreilles ! Le spectateur est incité à partager son expérience et ressent comme lui un profond vertige face au déséquilibre des courbes. L’artiste a échangé les couleurs du ciel (rouge) et de la terre (bleu) comme pour renforcer le trouble du spectateur. Un réseau de lignes parallèles étend les contours du personnage et donne l’impression que le cri se répand dans tout le paysage comme les cercles obtenus dans l’eau en y faisant tomber un objet. La répétition de lignes engendre un effet de propagation.
Plusieurs interprétation peuvent être faite de la lecture de ce tableau :
Interprétation 1 : le personnage crie sous l’emprise d’une terreur panique Le monde extérieur apparaît au personnage destructuré, déformé et menaçant et provoque en lui un sentiment de panique, il est le seul à appréhender le monde de cette manière, les autres passants arpentent la digue tranquillement. Pour extérioriser sa peur, le personnage hurle. Les mains encadrant la tête peuvent aussi bien exprimer la protection des tympans face à l’intensité du hurlement que la fonction de porte-voix pour intensifier le volume sonore du cri. Toutefois, dans cette hypothèse, le cri, si il était poussé, devrait troubler les deux promeneurs situés à l’arrière-plan
Interprétation 2 : le cri est muet et contenu intérieurement Le personnage appréhende toujours le monde extérieur de manière pathologique mais son cri est un cri muet, un cri circonscrit dans les limites de son Moi intérieur, de sa conscience. Il est le seul à éprouver cette angoisse et le fait que son cri est muet ne lui permet pas de la partager avec ses semblables. Les mains peuvent s’apparenter dans ce cas aux deux mâchoires d’un étau qui compriment la tête et enferment les pensées à l’intérieur de celle-ci. Ce tableau exprime le drame de la folie qui déforme la vision du monde et de la solitude
Interprétation 3 : le monde extérieur crie, le personnage panique et se protège. Le personnage a toujours du monde une vision déformée qu’il est le seul à éprouver. Le monde convulse dans un cri si insupportable qu’il porte ses mains à ses oreilles pour s’en protéger. Le trou béant de la bouche exprimerait dans ce cas la stupéfaction.
Cette interprétation est confortée par la note que l’artiste a écrit dans son journal à propose de ce tableau :
« J’étais en train de marcher le long de la route avec deux amis – le soleil se couchait – soudain le ciel devint rouge sang – j’ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville – mes amis ont continué à marcher, et je suis resté là tremblant d’anxiété – et j’ai entendu un cri infini déchirer la Nature ».
Le soir lourd s’avançait sur la digue fuyante; Un silence de plomb soudain figea tout l’air. L’eau ne clapotait plus. Les flots noirs de la mer Ouvraient un bal mortel d’apocalypse lente.
Sur le chemin marqué de traces rutilantes, Nonchalants promeneurs, au sacrifice offerts, Deux badauts cheminaient, inconscients, vers l’Enfer, Le regard ignorant ma dépouille ondoyante.
Sous la fusion des nues, sous l’oeil clos d’un dieu mort, Les volutes dressées des eaux vives du fjord Convoitaient la cité et les bateaux fragiles.
Et j’allais, spectre aveugle, à deux mains étouffant Le vacarme virtuel des cohortes futiles, Hurlant mon cri muet au travers du néant.
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le cri génital … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Pascal Guignard – Sur le Jadis
Le cerf brame. C’est le cri génital par excellence. C’est le cri du jadis. Stridence prévocalique de la génitalité qui est originaire. Aucune biche ne peut apaiser ce cri profond, cri de la profondeur temporelle, rauque, au fond de la forêt. Cridont les auteurs sont difficilement visibles. Les cerfs, comme les écrivains n’aiment pas se montrer. Vox vauca ! Tout amour est sans retour. Ono no Komachi a écrit : Le Bouddha, un cerf des montagnes ! Qu’on tente de l’entraver, il se dérobe près des sources. La mer est la res temporelle encore liée à la res astrale. Un être immense aïeul qui a un mouvement d’assaut – accompagné d’un petit effet d’enroulement et de plainte. Un intarissable assaut sonore continu et discontinu, lancinant et imprédictible s’y avance, s’y involue, s’y dégorge, s’y recèle. Le rythme prébiologique des vagues anticipe le rythme cardiaque qui précède le rythme de la respiration pulmonée. Le rythme des marées lie au rythme nycthéméral. Le temps s’ouvre en deux. Tout dans le ciel puis dans la mer se met à ouvrir ses mondes en deux. Arrive et passé, tel est le temps. Va arriver, va arriver, ne passé jamais, le fond de poussée antérieur au temps. La stridence définit le cri de la chouette nocturne, la strigx. Striga est le grand duc, oiseau de nuit. Le cri de la dame blanche qui est dans les étoiles.
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le cri métamorphe … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Et la chanson de l’eau Reste chose éternelle… Toute chanson Est une eau dormante de l’amour. Tout astre brillant une eau dormante du temps. Et tout soupir une eau dormante du cri.
Vêtue de voiles noirs, Vestida con mantos negros, elle pense que le monde est bien petit piensa que el mundo es chiquito et le cœur immense. Y el corazon es immeso. Vêtue de voiles noirs, Vestida con mantos negros, Elle pense que le tendre soupir, Piensa que el suspiro tierno le cri, disparaissent y el grito, desaparecen au fil du vent.En la corriente del viento. Vêtue de voiles noirs, Vestida con mantos negros, elle avait laissé sa fenêtre ouverte se dejo el balcon abierto et à l’aube par la fenêtre y al alba por el balcon tout le ciel a débouché. Desemboco todo el cielo Ah ! Ay ayayayay Vêtue de voiles noirs ! que vestida con mantos negros !
Pierre Dhainaut – revue des Belles lettres par Gérard Bocholier
Le chant d’une alouette La même transparence ensuite Emplit le front, le ciel Comment se nomme La force qui change Un cri en buée La buée en lumière ? Farouche, prodigue, On s’apprête à la suivre : On ne craint pas d’obstacle
Maurice Blanchard – Cahiers de Poésie, « le surréalisme encore et toujours »
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« De stridentes alouettes se brisèrent sur un miroir et depuis, ce sont des fruits qui chantent l’Alleluia. Leurs gorges transparentes sont devenues des points noirs perdus dans l’ivoire des vertèbres. Un cri de vitrier les rendit à leur plumage de cristal. »
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le cri vagabond … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Emile Verhaeren – Les Soirs
Dans Le Cri, Vehaeren sature le cri d’un oiseau sur l’étang :
Le cri
Près d’un étang désert, où dort une eau brunie, Un rai du soir s’accroche au sommet d’un roseau ; Un cri s’écoute, un cri désespéré d’oiseau, Un cri pauvre et perdu dans la plaine infinie.
Comme il est faible et frêle et peureux et fluet ! Et comme avec tristesse il se traîne et s’écoute, Et comme il se répète et comme avec la route Il s’enfonce et se perd dans l’horizon muet !
Et comme il marque l’heure, au rythme de son râle, Et comme, en son accent minable et souffreteux, Et comme, en son écho languissant et boiteux, Se plaint infiniment la douleur vespérale !
Il est si doux parfois qu’on ne le saisit pas. Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte L’obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ; Il dit les pauvres morts et les pauvres trépas :
La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce Mort des ailes et des tiges et des parfums ; Il pleure au souvenir des vols qui sont défunts Et qui gisent, cassés, dans l’herbe et dans la mousse.
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le cri perdu … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Sully Prudhomme – Les Epreuves
Cri perdu
Quelqu’un m’est apparu très loin dans le passé : C’était un ouvrier des hautes Pyramides, Adolescent perdu dans ces foules timides Qu’écrasait le granit pour Chéops entassé.
Or ses genoux tremblaient ; il pliait, harassé Sous la pierre, surcroît au poids des cieux torrides ; L’effort gonflait son front et le creusait de rides ; Il cria tout à coup comme un arbre cassé.
Ce cri fit frémir l’air, ébranla l’éther sombre, Monta, puis atteignit les étoiles sans nombre Où l’astrologue lit les jeux tristes du sort ;
Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice, Et depuis trois mille ans sous l’énorme bâtisse, Dans sa gloire, Chéops inaltérable dort.
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le cri pour résister … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
André Chenet– Au cœur du Cri
Encre du cri
J’habite à la pointe des terres venteuses entre les seins d’une femme océane avec les éléphants de mer et leurs cohortes de vestales avec les armuriers géants qui mûrissent les métaux avec les seigneurs des eaux les prophètes hallucinés je suis le fils des morts et de la poussière l’amant sacrifié d’une sorcière exilée sur une île transparente j’entends battre le cœur du soleil dans le sel de mon sang j’entends respirer la terre dans sa robe vespérale une mémoire me manque pour dire toute la vérité pour dire l’horreur et la beauté d’exister je n’ai que le cri pour résister
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Florence Méry : Le refoulement « manqué » du cri de naissance
Florence Méry « Le refoulement « manqué » du cri de naissance », Analyse Freudienne Presse 2/ 2003 (no 8) , p. 117-122 . URL :www.cairn.info/revue-an
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le dernier cri … ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Louise Ackermann – Pensées philosophiques
Le Cri
Lorsque le passager, sur un vaisseau qui sombre, Entend autour de lui les vagues retentir, Qu’a perte de regard la mer immense et sombre Se soulève pour l’engloutir,
Sans espoir de salut et quand le pont s’entr’ouvre, Parmi les mâts brisés, terrifié, meurtri, Il redresse son front hors du flot qui le couvre, Et pousse au large un dernier cri.
Cri vain ! cri déchirant ! L’oiseau qui plane ou passe Au delà du nuage a frissonné d’horreur, Et les vents déchaînés hésitent dans l’espace A l’étouffer sous leur clameur.
Comme ce voyageur, en des mers inconnues, J’erre et vais disparaître au sein des flots hurlants ; Le gouffre est à mes pieds, sur ma tête les nues S’amoncellent, la foudre aux flancs.
Les ondes et les cieux autour de leur victime Luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité ; En proie à ces conflits, mon vaisseau sur l’abîme Court sans boussole et démâté.
Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage Qui livre des combats dans les airs ténébreux ; La mer est plus profonde et surtout le naufrage Plus complet et plus désastreux.
Jouet de l’ouragan qui l’emporte et le mène, Encombré de trésors et d’agrès submergés, Ce navire perdu, mais c’est la nef humaine, Et nous sommes les naufragés.
L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ; L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil ; Assise au gouvernail, la Fatalité sombre Le dirige vers un écueil.
Moi, que sans mon aveu l’aveugle Destinée Embarqua sur l’étrange et frêle bâtiment, Je ne veux pas non plus, muette et résignée, Subir mon engloutissement.
Puisque, dans la stupeur des détresses suprêmes, Mes pâles compagnons restent silencieux, A ma voix d’enlever ces monceaux d’anathèmes Qui s’amassent contre les cieux.
Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique, J’ai, dans ma résistance à l’assaut des flots noirs, De tous les cœurs en moi, comme en un centre unique, Rassemblé tous les désespoirs.
Qu’ils vibrant donc si fort, mes accents intrépides, Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris ; Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides, Pour frissonner d’avoir compris.
Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie ; Il proteste, il accuse au moment d’expirer. Eh bien ! ce cri d’angoisse et d’horreur infinie, Je l’ai jeté ; je puis sombrer !
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–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– le lyrisme du cri d’avant et hors le langage… ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Lautréamond : Les Chants de Maldoror – ANALYSE , chapitre C- La conflagration intertextuelle : vers le cri ou la voix aliénée
Il semble bien en effet que, dans la gigantesque conflagration de fragments d’écriture qu’est le texte, Lautréamont se soit laissé dévorer, ouvrant la voie au lyrisme impersonnel, à ce lyrisme de « l’effondrement central de l’être » et du « désengagement du sujet » où celui-ci disparaît derrière la fureur de l’écriture.
Ce lyrisme de la voix impersonnelle a pour horizon un lyrisme du cri, une désarticulation de la parole dont la strophe IV,2 montre à nouveau la voie. Une parole non encore élaborée et intégralement corporelle, un son qui renvoie le texte à son état originel, l’en-deçà des mots, l’antithèse du langage. Après l’effondrement de l’être, le cri est paradoxalement l’expression la plus immédiate de l’être, il est un retour à l’être :
La primitivité nerveuse nous prouve que le cri n’est pas un ralliement, pas même un réflexe. Il est essentiellement direct. Le cri n’appelle pas, il exulte. (…) Le jeu linguistique cesse quand le cri revient avec ses puissances initiales, avec sa rage gratuite, clair comme un cogitosonore et énergétique : je crie donc je suis une énergie. (…) Alors, encore une fois, le cri est dans la gorge avant d’être dans l’oreille. Il n’imite rien. Il est personnel : il est la personne criée. (…) [Il] ne signifie rien ; mais, inversement, [il] est signé de tout mon être.
Le cri est une somme d’être et d’énergies qui se substitue à la voix. Il est l’expression pure hors de tout langage, résidant pourtant dans la langue française parce qu’émis à l’aide de fragments de textes hétérogènes et préexistant au poème. Dans sa force, il est aussi une puissance de silence, qui éclipse justement la voix : « Tout ce qui est intermédiaire entre le cri et la décision, toutes les paroles, toutes les confidences doivent se taire. »Bachelard cite ainsi ce passage des Chants où Maldoror déclare faire sécession avec le langage :
« Maintenant, c’est fini depuis longtemps ; depuis longtemps, je n’adresse la parole à personne. O vous, qui que vous soyez, quand vous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte ne laissent échapper aucune intonation ; que votre larynx immobile n’aille pas s’efforcer de surpasser le rossignol ; et vous-même n’essayez nullement de me faire connaître votre âme à l’aide du langage. Gardez un silence religieux, que rien n’interrompe ; croisez humblement vos mains sur la poitrine, et dirigez vos paupières sur le bas. (…) Oh ! quand vous entendez l’avalanche de neige tomber du haut de la froide montagne ; la lionne se plaindre, au désert aride, de la disparition de ses petits ; la tempête accomplir sa destinée ; le condamné mugir, dans la prison, la veille de la guillotine ; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l’homme ! »
II,8 – pp.153-154
Ici le silence de Maldoror laisse effectivement la place au geste, puisqu’il prie son auditoire d’exécuter une série de gestes religieux à valeur rituelle, prélude à une liturgie qui serait le geste scripturaire du sujet, le geste de conflagration. Ce geste une fois effectué, intervient l’universel rugissement du monde, somme d’énergies par laquelle les animaux manifestent leur existence et qui confirme les intuitions de Bachelard. Si le cri est si valorisé jusqu’à obtenir une dimension cosmique, c’est parce qu’il est une puissance d’ébranlement nerveux et de réinvention du monde, qui fait de celui-ci, dans le cri, une somme d’énergies :
Un tel cri originel nie les lois physiques comme la faute originelle nie les lois morales. Un tel cri est direct et meurtrier ; il porte vraiment la haine jusqu’au cœur de l’adversaire, comme une flèche. » Du rivage, je les apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces. Il me semblait qu’ils devaient m’entendre ! Il me semblait que ma haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaient les lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leurs oreilles, assourdies par les mugissements de l’océan en courroux ! » (II,13 – pp.178-179) Ainsi le cri humain fait sa partie dans un univers en rage.
Le cri porte ainsi deux des postulations centrales des Chants : réinventer le monde dans un geste démiurgique et déployer une somme d’énergies agressives qui soit conquête(les deux postulations sont donc consubstantielles). Le paradoxe de ce cri est qu’il demeure un lyrisme, il est véhiculé par une voix. Se pose alors le problème de l’émergence de la voix chez un sujet sauvage et inversement, celui de la communication du cri. Il semble qu’à nouveau ce soit l’animalité des Chants qui permette d’articuler le cri – c’est-à-dire faire entrer le cri, parole désarticulée, dans une voix, parole articulée – sans lui ôter sa force de désarticulation :
Comment un tel cri peut-il déterminer une syntaxe ? Malgré toutes les anacoluthes actives, comment l’être révolté peut-il conduire une action ? C’est le problème résolu par Les Chants de Maldoror. Tout s’articule dans le corps quand le cri, lui-même inarticulé, mais merveilleusement simple et unique, dit la victoire de la force. (…) [Lautréamont] a entendu des cris sans hiérarchie qui font penser à ce que nous appellerions volontiers des cris de masse, des cris qui naissent de la masse biologique. (…) [Les Chants sont] un univers spécial, un univers actif, un univers crié. Dans cet univers, l’énergie est une esthétique.
La forme animale agit alors comme un objet canalisant l’énergie du cri, un objet dans lequel il peut s’incarner, qui l’articule et le transmet aux lecteurs sous une forme lisible et audible. La conflagration crée le cri ou l’émet à partir d’un ensemble de fragments textuels, et l’animalité des Chants lui donne forme.
Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication. C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie. Neutre. Féminin. Masculin. Pour lancer ce cri je me vide. Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme. Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place je le force à rentrer en moi. Ventre d’abord. C’est par le ventre qu’il faut que le silence commence, à droite, à gauche, au point des engorgements herniaires, là où opèrent les chirurgiens. Le Masculin pour faire sortir le cri de la force appuierait d’abord à la place des engorgements, commanderait l’irruption des poumons dans le souffle et du souffle dans les poumons. Ici, hélas, c’est tout le contraire et la guerre que je veux faire vient de la guerre qu’on me fait à moi. Il y a dans mon Neutre un massacre ! Vous comprenez, il y a l’image enflammée d’un massacre qui alimenta ma guerre à moi. Ma guerre est nourrie d’une guerre, et elle crache sa guerre à soi. Neutre. Féminin. Masculin. Il y a dans ce neutre un recueillement, la volonté à l’affût de la guerre, et qui va faire sortir la guerre, de la force de son ébranlement. Le Neutre parfois est inexistant. C’est un Neutre de repos, de lumière, d’espace enfin. Entre deux souffles, le vide s’étend, mais alors c’est comme un espace qu’il s’étend. Ici c’est un vide asphyxié. Le vide serré d’une gorge, où la violence même du râle a bouché la respiration. C’est dans le ventre que le souffle descend et crée son vide d’où il le relance au sommet des poumons. Cela veut dire : pour crier je n’ai pas besoin de la force, je n’ai besoin que de la faiblesse, et la volonté partira de la faiblesse, mais vivra, pour recharger la faiblesse de toute la force de la revendication. Et pourtant, et c’est ici le secret, comme au théâtre, la force ne sortira pas. Le masculin actif sera comprimé. Et il gardera la volonté énergique du souffle. Il la gardera pour le corps entier, et pour l’extérieur il y aura un tableau de la disparition de la force auquel les sens croiront assister. Or, du vide de mon ventre j’ai atteint le vide qui menace le sommet des poumons. De là sans solution de continuité sensible le souffle tombe sur les reins, d’abord à gauche, c’est un cri féminin, puis à droite, au point où l’acupuncture chinoise pique la fatigue nerveuse, quand elle indique un mauvais fonctionnement de la rate, des viscères, quand elle révèle une intoxication. Maintenant je peux remplir mes poumons dans un bruit de cataracte, dont l’irruption détruirait mes poumons, si le cri que j’ai voulu pousser n’était un rêve. Massant les deux points du vide sur le ventre, et de là, sans passer aux poumons, massant les deux points un peu au-dessus des reins, ils ont fait naître en moi l’image de ce cri armé en guerre, de ce terrible cri souterrain. Pour ce cri il faut que je tombe. C’est le cri du guerrier foudroyé qui dans un bruit de glaces ivre froisse en passant les murailles brisées. Je tombe. Je tombe mais je n’ai pas peur. Je rends ma peur dans le bruit de la rage, dans un solennel barrissement. Neutre. Féminin. Masculin. Le Neutre était pesant et fixé. Le Féminin est tonitruant et terrible, comme l’aboiement d’un fabuleux molosse, trapu comme les colonnes caverneuses, compact comme l’air qui mure les voûtes gigantesques du souterrain. Je crie en rêve, mais je sais que je rêve, et sur les deux côtés du rêve je fais régner ma volonté. Je crie dans une armature d’os, dans les cavernes de ma cage thoracique qui aux yeux médusés de ma tête prend une importance démesurée. Mais avec ce cri foudroyé, pour crier il faut que je tombe. Je tombe dans un souterrain et je ne sors pas, je ne sors plus. Plus jamais dans le Masculin. Je l’ai dit : le Masculin n’est rien. Il garde de la force, mais il m’ensevelit dans la force. Et pour le dehors c’est une claque, une larve d’air, un globule sulfureux qui explose dans l’eau, ce masculin, le soupir d’une bouche fermée et au moment où elle se ferme. Quand tout l’air a passé dans le cri et qu’il ne reste plus rien pour le visage. De cet énorme barrissement de molosse, le visage féminin et fermé vient tout juste de se désintéresser. Et c’est ici que les cataractes commencent. Ce cri que je viens de lancer est un rêve. Mais un rêve qui mange le rêve. Je suis bien dans un souterrain, je respire, avec les souffles appropriés, ô merveille, et c’est moi l’acteur. L’air autour de moi est immense, mais bouché, car de toutes parts la caverne est murée. J’imite un guerrier médusé, tombé tout seul dans les cavernes de la terre et qui crie frappé par la peur. Or le cri que je viens de lancer appelle un trou de silence d’abord, de silence qui se rétracte, puis le bruit d’une cataracte, un bruit d’eau, c’est dans l’ordre, car le bruit est lié au théâtre, C’est ainsi que tout vrai théâtre, procède le rythme bien compris
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LE THEÂTRE DE SERAPHIN
Cela veut dire qu’il y a de nouveau magie de vivre ; que l’air du souterrain qui est ivre, comme une armée reflue de ma bouche fermée à mes narines grandes ouvertes, dans un terrible bruit guerrier. Cela veut dire que quand je joue mon cri a cessé de tourner sur lui-même, mais qu’il éveille son double de sources dans les murailles du souterrain. Et ce double est plus qu’un écho, il est le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret. Grand comme une conque, bon à tenir dans le creux de la main, ce secret ; c’est ainsi que la Tradition parle. Toute la magie d’exister aura passé dans une seule poitrine quand les Temps se seront refermés. Et cela sera tout près d’un grand cri, d’une source de voix humaine, une seule et isolée voix humaine, comme un guerrier qui n’aura plus d’armée. Pour dépeindre le cri que j’ai rêvé, pour le dépeindre avec les paroles vives, avec les mots appropriés, et pour, bouche à bouche et souffle à souffle, faire passer non dans l’oreille, mais dans la poitrine du spectateur. Entre le personnage qui s’agite en moi quand, acteur, j’avance sur une scène et celui que je suis quand j’avance dans la réalité, il y a une différence de degré certes, mais au profit de la réalité théâtrale. Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister. Qu’est-ce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité ? Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose. Les évènements du rêve conduits par ma conscience profonde m’apprennent le sens des évènements de la veille où la fatalité toute nue me conduit. Or le théâtre est comme une grande veille, où c’est moi qui conduis la fatalité. Mais ce théâtre où je mène ma fatalité personnelle et qui a pour point de départ le souffle, et qui s’appuie après le souffle sur le son ou sur le cri, il faut pour refaire la chaîne, la chaîne d’un temps où le spectateur dans le spectacle cherchait sa propre réalité, permettre à ce spectateur de s’identifier avec le spectacle, souffle par souffle et temps par temps. Ce spectateur ce n’est pas assez que la magie du spectacle l’enchaîne, elle ne l’enchaînera pas si on ne sait pas où le prendre. C’est assez d’une magie hasardeuse, d’une poésie qui n’a plus la science pour l’étayer. Au théâtre poésie et science doivent désormais s’identifier. Toute émotion a des bases organiques. C’est en cultivant son émotion dans son corps que l’acteur en recharge la densité voltaïque. Savoir par avance les points du corps qu’il faut toucher c’est jeter le spectateur dans les transes magiques. Et c’est cette sorte précieuse de science que la poésie au théâtre s’est depuis longtemps déshabituée. Connaître les localisations du corps, c’est donc refaire la chaîne magique. Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré.
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Julie Hayland – MORDRE LA LANGUE, Le Cri comme espace ultime de révolte
« N’importe qui ne sait plus crier en Europe, et spécialement les acteurs en transe ne savent plus pousser de cris. Pour des gens qui ne savent plus que parler et qui ont oublié qu’ils avaient un corps au théâtre, ils ont oublié également l’usage de leur gosier. Réduits à des gosiers anormaux ce n’est même pas un organe mais une abstraction monstrueuse qui parle : les acteurs en France ne savent que parler. C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie. » Antonin Artaud, Le théâtre et son double.
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Gaston Bachelard : L’air et les songes, chapitre XI, le vent.
Dans la rêverie de la tempête, ce n’est pas l’œil qui donne les images, c’est l’oreille étonnée. Nous participons directement au drame de l’air violent. Sans doute, les spectacles de la terre viendront nourrir cette horreur sonore. Ainsi dans La Nef, le cri né dans l’air amasse des fumées et des ombres : « Une montagne de vapeur envahit les profondeurs du ciel. Déjà paraissent en fourrières les gelludes au plumage d’airain, les grées hideuses qui n’ont pas d’os et ressemblent à de la cendre… Un tourbillon d’ailes de fer, de crinières d’yeux étincelants, emplit la nue qui s’embrase. » Quelques pages plus loin, Elémir Bourges parle encore des « louves ailées, gelludes, harpyes, stymphalides ». Ainsi s’amassent, dans les tourbillons de l’ouragan, des êtres monstrueux et discordants. Mais quand on veut bien suivre la production de ces êtres imaginaires, on reconnaît bientôt que la force qui les crée est un cri de colère. Et non pas un cri sorti d’un gosier animal, mais le cri d’une tempête. L’ouranide est d’abord l’immense clameur des vents courroucés. En en suivant la genèse dans les récits cosmologiques, on assiste à une cosmologie du cri, c’est-à-dire à une cosmologie qui assemble l’être autour d’un cri. Le cri est à la fois la première réalité verbale et la première réalité cosmogonique.
On peut trouver des exemples où les songes forment des images autour d’un bruit, autour d’un cri : comment l’image fréquente des « vipères ailées » aurait-elle un sens si l’homme n’avait subi l’anxiété des « sifflements du vent » ? En une ellipse rapide, Victor Hugo écrit : « Le vent semble une vipère » (La Légende des siècles. Les paysans au bord de la mer). Dans de nombreux folklores on peut saisir la contamination des images du vent et de celles du serpent.
Victor Hugo : le cri de l’ouragan
Une profonde rumeur soufflait dans la région inaccessible.
Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable à cela. C’est l’immense voix bestiale du monde. Ce que nous appelons la matière, cet organisme insondable, cet amalgame d’énergies incommensurables où parfois on distingue une quantité imperceptible d’intention qui fait frissonner, ce cosmos aveugle et nocturne, ce Pan incompréhensible, a un cri, cri étrange, prolongé, obstiné, continu, qui est moins que la parole et plus que le tonnerre. Ce cri, c’est l’ouragan. Les autres voix, chants, mélodies, clameurs, verbes, sortent des nids, des couvées, des accouplements, des hyménées, des demeures; celle-ci, trombe, sort de ce Rien qui est Tout. Les autres voix expriment l’âme de l’univers; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini. Chose pathétique et terrifiante. Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au delà de l’homme. Elles s’élèvent, s’abaissent, ondulent, déterminent des flots de bruit, font toutes sortes de surprises farouches à l’esprit, tantôt éclatent tout près de notre oreille avec une importunité de fanfare, tantôt ont l’enrouement rauque du lointain ; brouhaha vertigineux qui ressemble à un langage, et qui est un langage en effet ; c’est l’effort que fait le monde pour parler, c’est le bégaiement du prodige. Dans ce vagissement se manifeste confusément tout ce qu’endure, subit, souffre, accepte et rejette l’énorme palpitation ténébreuse. Le plus souvent, cela déraisonne, cela semble un accès de maladie chronique, et c’est plutôt de l’épilepsie répandue que de la force employée; on croit assister à une chute du haut mal dans l’infini. Par moments, on entrevoit une revendication de l’élément, on ne sait quelle velléité de reprise du chaos sur la création. Par moments, c’est une plainte, l’espace se lamente et se justifie, c’est quelque chose comme la cause du monde plaidée ; on croit deviner que l’univers est un procès ; on écoute, on tâche de saisir les raisons données, le pour et contre redoutable ; tel gémissement de l’ombre a la ténacité d’un syllogisme. Vaste trouble pour la pensée. La raison d’être des mythologies et des polythéismes est là. A l’effroi de ces grands murmures s’ajoutent des profils surhumains sitôt évanouis qu’aperçus, des euménides à peu près distinctes, des gorges de furies dessinées dans les nuages, des chimères plutoniennes presque affirmées. Aucune horreur n’égale ces sanglots, ces rires, ces souplesses du fracas, ces demandes et ces réponses indéchiffrables, ces appels à des auxiliaires inconnus. L’homme ne sait que devenir en présence de cette incantation épouvantable. Il plie sous l’énigme de ces intonations draconiennes. Quel sous-entendu y a-t-il ? Que signifient-elles ? qui menacent-elles ? qui supplient-elles ? Il y a là comme un déchaînement. Vociférations de précipice à précipice, de l’air à l’eau, du vent au flot, de la pluie au rocher, du zénith au nadir, des astres (Victor Hugo, l’homme qui rit)
Yvon Le Scanff – (Le paysage romantique et l’expérience du sublime)
Cette rage de l’expression qui caractérise cette voix, tente de dire ou de montrer ce qu’on ne veut entendre ni voir. C’est bien ce qui devrait rester caché et qui pourtant, paradoxalement, se manifeste : « les autres voix expriment l’âme de l’univers; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini ». C’est le cri blasphématoire du chaos matériel.