Lac d’Annecy, Samedi 23 mai à 20h 53
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Escapade normande — (II) L’inquiétante étrangeté des Énervés de Jumièges (1880)
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« Bien avant que les vivants ne se confiassent eux-mêmes aux flots, n’a-t-on pas mis le cercueil à la mer, le cercueil au torrent ? Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage. Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier voyage. »
Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves.
Evariste-Vital Luminais – Les Énervés de Jumièges, 1880 – huile sur toile, 1,97 m × 1,76 m – Rouen, musée des beaux-arts
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Saisissement : le choc émotionnel de la découverte
Lors d’une visite cette fin d’année 2015 au musée des beaux-Arts de Rouen, je suis tombé par hasard sur un tableau étrange, énigmatique, qui m’a littéralement sidéré et devant lequel je suis resté « scotché », comme on dit vulgairement, durant un long moment. Il représentait deux jeunes hommes prostrés, d’apparence manifestement moribonde, étendus sur une sorte d’embarcation inhabituelle à fond plat qui semblait dériver sous un ciel plombé au fil de l’eau d’un large fleuve tranquille aux eaux jaunâtres. L’auteur du tableau, Evariste-Vital Luminais, était pour moi totalement inconnu et son titre, Les Énervés de Jumièges, ne donnait que peu d’indications sur le sens de la scène représentée. Tout les ingrédients semblaient réunis dans ce tableau pour titiller notre inconscient et nous plonger dans une profonde réflexion de type onirique : le thème de l’esquif descendant un fleuve nous renvoyait à la symbolique multiforme du fleuve : écoulement irréversible du temps, franchissement de seuils notamment celui de la vie à la mort et purification. L’immobilité apparente des personnages, leur impuissance mise en scène par le peintre s’opposait à l’idée du mouvement inexorable du fleuve qui les emportait vers un destin que nous ne pouvions envisager que fatal faisant naître en nous un profond sentiment d’angoisse diffus et de mal-être. Bref, un malaise survenu soudainement dans le train train rassurant de la visite du musée qui s’apparentait tout à fait au concept freudien d’Unheimlich que certains ont traduit en français par « inquiétante étrangeté ».
Il n’en fallait pas plus pour me donner envie de sauter illico dans la barque des deux « énervés », ce que je fis en prenant l’élan nécessaire, ceci afin de tirer toute cette confuse affaire au clair… Je vais tenter de le faire dans plusieurs articles qui suivront.
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Des questions et des zones d’ombres vraiment énervantes…
Tout était étrange dans ce tableau : ces deux jeunes hommes paraissaient souffrir de maladie ou de blessures et il semblait, dans ces conditions, invraisemblable qu’ils soient montés par eux-mêmes dans cette embarcation. Quelqu’un avait du les y placer pour les laisser dériver le long du fleuve. Cela constituait-il une punition ou bien voulait-on par là les soustraire à un danger pressant ? Le fait qu’on les ait confortablement installés avec des oreillers imposants posés verticalement pour qu’ils puissent reposer leurs têtes de manière à pouvoir contempler le paysage et qu’on les ait couverts d’une couverture pour les protéger du froid laissait supposer que c’est la seconde hypothèse qui était la bonne. Cette couverture n’a rien d’un linceul, elle apparait richement brodée ou décorée de motifs ésotériques (la svatiska) et cette particularité, jointe aux intentions prises pour assurer leur confort, laissait supposer que ces deux jeunes hommes étaient des personnages importants. D’autres questionnements se font jour au fur et à mesure que l’on étudie le tableau dans tous ses détails : que signifie cet espace apparemment vide à l’arrière de l’esquif séparé des deux personnages par une masse noire indéterminée; on distingue sur son plat-bord un tolet qui laisse supposer que cet emplacement est fait pour accueillir un rameur mais l’espace paraît désert. Si cette esquif est censé représenter la barque qui transporte les ombres errantes des morts sur le Styx, où est alors le nocher ? Sur la proue de l’embarcation un petit autel ou reliquaire fleuri surmonté d’une chandelle allumée pourrait laisser penser que ce voyage est un voyage mortuaire. Les deux personnages seraient-ils agonisants ? Mais alors pourquoi les auraient-on confiés au fleuve plutôt que de les assister dans leurs derniers instants ?
Les deux jeunes hommes semblent abattus et en état de sidération comme on peut l’être après un évènement marquant épouvantable : celui de gauche aux cheveux roux et au visage de grande pâleur donne l’impression d’être perdu dans ses pensées, regardant fixement devant lui mais sans sembler être concerné par ce qu’il voit comme si il était impuissant et résigné à ce que le sort lui réservait, comme on peut l’être lorsque l’on a atteint le bout extrême du désespoir. Ses traits sont tirés et son bras droit qui pend lamentablement au-dessus de l’eau parait vidé de toute force; il n’a même pas eu la volonté de relever la couverture qui le protège mais qui trempe abondamment dans l’eau du fleuve. Ses pieds qui dépassent de la couverture paraissent emmaillotés ou bandés… L’autre personnage, le menton rentré semble hébété et regarde fixement devant lui. Ses mains semblent à lui aussi inactives et sans volonté. Si l’on se réfère, à la recherche d’éléments de compréhension au titre du tableau, on constate que celui-ci ne fournit que peu d’informations : le sens moderne d’ « énervé » est « agacé », « excité », « qui marque de l’énervement », une définition tout à fait contraire à l’attitude passive des deux personnages; quant à la référence à Jumièges qui se révèle être une abbaye ruinée en bordure de Seine, elle laisse supposer que le fleuve sur lequel dérive l’embarcation est la Seine et que les deux jeunes hommes ou bien l’évènement qui leur est arrivé ont un rapport avec cette abbaye…
Si tel est le cas, la ligne d’horizon où se perd le fleuve représentée sur le tableau doit se situer à l’aval de celui-ci car quand on connaît le tracé de la Seine entre Rouen et le Havre, on ignore pas que les zones de relief se situent toutes sur la rive droite du fleuve comme représenté sur le tableau. L’esquif ne descend pas le fleuve mais semble se diriger vers cette rive droite et être sur le point d’accoster; la proximité de la côte représentée sur la droite du tableau et l’éloignement de la cote opposée peut le laisser supposer. Cela pourrait expliquer le regard du personnage de gauche qui semble fixer un point particulier situé devant lui, peut-être le lieu où l’embarcation doit accoster.
William Turner – Les ruines de l’Abbaye de Jumièges vues de la Seine, 1833
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à suivre…
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inquiétante étrangeté
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photographie, vers 1910
Fillette de dos, France (anonyme), vers 1910
Pour quelle raison, cette photo de dos d’une fillette prise par un photographe anonyme vers 1910 nous inquiète t’elle ? La vision de dos, tout d’abord… C’est une technique qui a été souvent employée par les peintres, notamment romantiques, pour susciter chez le spectateur, une interrogation, une impression de mystère. Lorsque le peintre ou le photographe nous montre une personne de dos, nous ne sommes pas loin de penser que ce qui ne nous est pas montré nous a peut-être été volontairement caché… Il y a aussi les vêtements noirs et austères de la fillette qui expriment une sévérité et une rigidité morale. Et puis il y a le cadre, la fillette est placée à la limite de la lumière et devant elle s’ouvre un espace obscur qu’on imagine aisément recéler des dangers. Enfin, il y a l’attitude de la fillette, elle semble s’être soudainement immobilisée et sa tête baissée, tournée vers le bas semble indiquer qu’elle a aperçu quelque chose au sol qui a interrompu son mouvement… Mais il se peut tout simplement que le photographe dans le souci de donner le maximum de netteté à son cliché lui ait demandé d’arrêter de marcher au moment de la prise de vue… Ainsi, nous ne pouvons pas nous empêcher, devant une photographie ou un tableau d’imaginer et de bâtir des histoires qui sont peut-être plus représentatives de notre personnalité que de la scène à laquelle elles s’appliquent… Il n’existe pas de représentation objective de la réalité, il n’existe, pour l’artiste comme pour le spectateur, que des interprétations de la réalité.
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