In Sung China, two monks friends for sixty years watched the geese pass. Where are they going? one tested the other, who couldn’t say.
That moment’s silence continues.
No one will study their friendship in the koan-books of insight. No one will remember their names.
I think of them sometimes, standing, perplexed by sadness, goose-down sewn into their quilted autumn robes.
Almost swallowed by the vastness of the mountains, but not yet.
As the barely audible geese are not yet swallowed; as even we, my love, will not entirely be lost.
Jane Hirshfield, The Lives of the Heart, 1997
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Ma Yuan (?) – Un homme sous les pins
Le cœur ne bat que pour l’Unique.
Dans la Chine de la Dynastie Song Deux moines, amis de soixante années regardent les oies passer. Où vont-elles ? Demande l’un à l’autre qui ne peut rien répondre.
Le silence de ce moment s’éternise.
Jamais personne n’étudiera leur amitié dans les recueils de Gong’an* savants. Personne ne se souviendra de leurs noms.
Je les imagine quelquefois, figés, attristés de leur ignorance, emmitouflés dans leur robes d’automne cousues de duvet d’oie.
Presque avalés par l’immensité de la montagne, mais pas tout à fait.
Tout comme les à peine audibles oies n’ont pas encore été avalées; alors même que nous, mon amour, ne serons jamais tout à fait perdus.
Traduction Enki, Janvier 2015
Merci à Sylvie Durbec de m’avoir mis sur la voie de ce délicieux poème fait de brumes, de silence, d’éternité et en même temps plein d’humour de Jane Hirshfield et que je prie de bien vouloir m’excuser de l’avoir trahi en tentant de le traduire…
Koan : En japonais, un Koan est la traduction du mot chinois Gong’an qui est un dossier, un récit, un dialogue, une question ou une déclaration utilisés dans la pratique du Zen pour provoquer une « grande interrogation » et tester le progrès de l’élève.
–––– Le tableau « Face à la Lune » ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
En buvant seul sous la Lune, poème de Tang Li Bai (701-762) 月下独酌
Un pichet de vin au milieu des fleurs : 花间一壶酒 Je suis seul à boire sans compagnon. 独酌无相亲。 Ma coupe levée, je convie la lune claire : 举杯邀明月, Avec mon ombre, nous voilà trois ! 对影成三人。
La lune, hélas ! ne sait pas boire, Et mon ombre me suit sans comprendre. Amies d’un instant, lune et ombre, Débordons de printemps !
La lune vacille à mon chant : A ma danse, l’ombre s’ébat. Dans la joie, nous veillons ensemble : Ivres, chacun s’en retourne.
Amies inanimées de toujours Au Fleuve des Nues, prenons rendez-vous !
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Ma Yuan – Face à la Lune – tableau déroulant – encre et couleurs sur soie, 149,7 cm x 78,2 cm, Musée national du Palais, Taipei
Le tableau « Face à la Lune » représente une scène qui se situe une nuit d’automne dans un paysage montagneux éclairé par la pleine lune. Curieusement, l’astre lumineux, alors qu’il apparait comme l’un des thèmes essentiels du tableau, est représenté de manière minuscule dans la partie supérieure droite, au point qu’on le distingue à peine; la faiblesse de sa taille ne l’empêche nullement d’illuminer la voute du ciel et la masse brumeuse qui occupe l’espace resté vide entre les aiguilles et les falaises aux à-pics impressionnants. Sur une plateforme dominant le vide, un lettré est assis et porte un toast à l’astre de la nuit. Un peu à l’écart se tient un serviteur debout, porteur d’un récipient. Cette scène fait allusion au poème « En buvant seul sous la lune » du poète Tang Li Bai (李白, 701-762) (consulter l’article de Paul Emond consacré à ce poème, c’estICI ).
Bien que ce tableau ne comporte ni signature, ni cachet de l’artiste, il a été traditionnellement attribué au peintre Ma Yuan. On retrouve effectivement dans sa composition certains des principes et techniques propres à ce peintre. C’est ainsi que le centre de gravité de la composition, qui se caractérise par le nombre et la densité des objets et sujets traités, ici arbres, rochers, plateforme et personnages, se trouve placé dans l’un des coins du tableau (celui du bas à gauche) laissant en grande partie vide ou baigné par la brume le reste du tableau. Ce système était fortement utilisé par Ma Yuan qu’on avait affublé pour cela du sobriquet de « Ma le coin »; il permet au spectateur, après une première fixation du regard sur un point d’attache lourdement chargé de laisser divaguer ensuite librement son œil dans un espace vide ou aéré et de donner libre cours au développement de sa pensée et de son imagination. La seconde technique utilisée par Ma Yuan consistait à structurer le tableau le long de lignes de forces, en général des diagonales . C’est ainsi que dans « Face à la Lune », à partir d’une raie de lumière oblique qui rompt la masse obscure de l’angle bas-gauche, les deux sujets essentiels de la scène, le lettré et la lune, se succèdent sur une diagonale ascendante qui partage le tableau en deux. Une autre diagonale qui s’oppose à la première en étant orientée vers le bas marque le développement de la branche principale d’un pin des montagne (symbole de longévité) qui semble vouloir protéger de sa ramure le lettré. Dans la composition d’ensemble du tableau ces deux diagonales transversales se mêlent aux lignes verticales induites par l’élancement des falaises et des pics qui montent à l’assaut du ciel et par celle induite par le vide du ciel qui, dans le sens contraire, de haut en bas, semble s’engouffrer comme dans un entonnoir dans le précipice qui s’ouvre aux pieds du lettré. Ces effets de verticalité sont encore renforcés par la proportion étirée du tableau dont les côtés sont deux fois plus hauts que larges.
Le lettré, confortablement assis et qui porte sereinement un toast à la lune apparaît comme un pôle d’équilibre et de stabilité au centre de ce maelstrom de forces violentes et contraires que la nature met en jeu mais que la subtilité d’agencement du tableau mise en œuvre par l’artiste équilibre et apaise. Il en résulte que le spectateur éprouve le sentiment confus et troublant de la perception d’une ambiance tout à la fois dramatique et sereine. On touche ici à la différence fondamentale qui fonde les arts de la représentation occidentale et asiatique du paysage. En occident, le paysage est représenté en tant qu’objet unique et singulier, l’artiste s’attachant surtout à représenter sa spécificité et sa différence même s’il ne s’interdit pas de « l’interpréter » et de projeter sur son œuvre ses propres constructions mentales. En Chine, la représentation du paysage vise à exprimer avant tout une certaine vision du monde fondée sur le rôle de l’esprit et du souffle qui anime l’univers, le « ch’i ». La nature, le cosmos tout entier sont le jeu de forces contraires bipolaires complémentaires qui à la fois s’attirent et se repoussent et sont condamnées à cohabiter harmonieusement dans un équilibre fragile sans cesse mis en cause qui se doit d’être renouvelé. Le rôle du lettré et du peintre est de percevoir et exprimer, à travers le mouvement et la multiplicité des formes crées par la nature (son impermanence), le rythme de l’esprit, le principe cosmique qu’elles expriment et le sens de l’universel. Il s’agit de peindre le naturel dans sa dynamique de mouvement et de vie mais de façon très concrète et sans exaltation. Cette compréhension des principes cachés qui animent le mouvement du monde prend la forme d’une révélation et n’est pas accessible par le commun des mortels, elle ne concerne que quelques personnalités privilégiées marquées du sceau du génie, elle constitue alors le Tao, « la Voie, le chemin » qui symbolise l’union de la dualité Yin-Yang en mouvement et qui invite à se remettre en phase avec l’authenticité primordiale de la nature, de la vie et de ses rythmes. La peinture renvoie à la cosmologie. Du Vide originel naissent les Dix mille êtres (c’est-à-dire toute chose). « Le Tao d’origine est conçu comme le Vide suprême d’où émane l’Un qui n’est autre que le Souffle primordial. Celui-ci engendre le deux, incarné par les deux souffles vitaux que sont le Yin et le Yang. Le Yang, en tant que force active, et le Yin, en tant que douceur réceptive, par leur interaction, régissent les multiples souffles vitaux dont les Dix mille êtres du monde créé sont animés. Toutefois, entre le Deux et les Dix mille êtres prend place le Trois. » (François Cheng, Vide et Plein, p. 59).
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L’espace du vide
Dans le tableau « Face à la lune », la composition est partielle, décentrée et laisse une part importante au vide (ciel, brume). Le Vide constitue une notion centrale de la pensée chinoise, image de l’infini, de l’illimité, il est aussi paradoxalement virtualité et racine de vie. Le xu est immense et presque uniforme, c’est du vide à l’état pur et pourtant il est chargé d’émotions complexes que le spectateur est libre de faire vivre à son gré dans la sérénité ou dans l’angoisse. Loin d’être un espace inerte et mort, il est le lieu du Tao, la voix des dix mille êtres. Nombre de critiques de Ma Yuan qualifiaient ses tableaux de « paysages incomplets » car ils présentaient souvent un rocher escarpé sans sommet ni pied, une montagne touchant au ciel sur un arrière-plan de petits monts, une barque dans le vide,. Cette technique permettait au peintre de mettre en relief l’objet principal du tableau et offrait au spectateur la possibilité de laisser libre cours à son imagination. °°°
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Technique du pinceau
Dans la technique de Ma Yuan, le pinceau a pénétré et circulé sur la toile avec dextérité tandis que les dégradés d’encre produisent un contraste harmonieux entre lumière et obscurité. Dans ce type de peinture, comme dit l’axiome traditionnel, «le pinceau s’arrête à mi-course tandis que l’idée atteint son plein développement». Le coup de pinceau large, angulaire et tranchant, du type dit «taillé à la hache», dérivé de son maître Li Tang et porté maintenant à sa perfection, contraste dans sa violence incisive et nerveuse avec l’atmosphère rêveuse et contemplative des sujets traités. Un critique a fait remarquer que « c’est précisément grâce à cette fermeté et à cette rigueur du métier que Ma Yuan échappe aux périls de la sentimentalité et de la banalité ». Les thèmes souvent repris – « poète contemplant la lune », « pêcheur solitaire sur le fleuve hivernal », etc. – relèvent d’un ordre romantique où la figure humaine, au lieu d’être oubliée au milieu de l’univers, prend la pose sur l’avant-scène et concentre sur elle toute la charge émotionnelle de l’œuvre ; mais la concision tranchante du pinceau réussit toujours à préserver cet art de toutes déclamation et emphase creuse. Malgré tout ce que les recettes de composition présentent de trop prévisible et de trop infaillible, la verve du pinceau, la franchise de l’exécution confèrent à ces peintures une pureté qui désarme les critiques par ailleurs les plus prévenus contre elles »
Ma Yuan – Face à la lune : arbre (détail)
Ma Yuan – Face à la lune : rocher (détail)
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Caractère chinois 道 dào
Un ouvrage s’est chargé de définir le Tao et le codifier quelques six siècles avant notre ère, c’est le fameux Tao Tö King que la tradition a attribué à Lao Tseu. Certains des aphorismes de ce texte permettent de mieux comprendre le sens de la peinture chinoise :
le Tao qui est intangible, permanent et ineffable est à l’origine de tous les éléments et êtres de l’univers. Il faut revenir au primordial, à l’authenticité, à l’essence même des choses et se méfier des apparences trompeuses : « Celui qui ne perd pas sa racine peut durer » (Lao Tseu)
l’un des effets du Tao est la vertu (Tö 德).
Rôle essentiel de l’espace vide (wuun 無), par exemple, c’est l’espace intérieur d’un récipient qui lui permet de remplir sa fonction.
Valorisation de la mise en retrait de soi, de la passivité et de la quiescence, par lesquelles on exerce une puissance naturelle et critique de la force et de l’affirmation et de la richesse : le faible est souvent porteur d’une énergie vitale et d’une force future; définir certaines choses comme belles en définit inévitablement d’autres comme laides ; Toute action provoque inévitablement une réaction qui peut être dangereuse.
Valorisation de la régression qui permet le renouvellement : tout retourne au Tao pour se ressourcer.
On comprend mieux à la lecture de ces principes la raison de l’économie de moyens et de traits de la peinture de Ma Yuan, l’absence de tout effet ostentatoire, l’importance donnée dans ses tableaux à l’expression du vide : ciel, masses brumeuses ou étendue d’eau, l’immobilité de ses personnages le plus souvent représentés en contemplation des phénomènes naturels, tous empreints de maîtrise de soi et de sérénité.
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–––– Quelques autres tableaux de Ma Yuan –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Ma Yuan – Danser et chanter (le retour du travail des paysans)
Ma Yuan – Bel exemple d’expression du Vide
Ma Yuan – Contemplation
Ma Yuan – Lettré devant une cascade, vers 1200
Ma Yuan – Promenade sur un chemin au printemps
Ma Yuan – Pêcheur solitaire sur le fleuve en hiver, 1195, Song du Sud. Détail d’un rouleau vertical, soie, 141 x 36cm. Tokyo National Museum.
A) – François Jullien – « Cette étrange idée du beau »
Ou « transmettre l’esprit » au travers du tangible (Extrait du chapitre VIII)
Un « paysage » : ses cimes et ses ravins, ses roches et ses forêts, ses brouillards montant des vallons et ses torrents; ou bien des bras d’eau immenses, quelques îlots qu’on entrevoit vaguement et des saules, sur la rive, laissant transparaître le passage du vent. Comment ces paysages, eux qu’a tant peint en Chine le pinceau des Lettrés, « porteraient »-ils en eux, (…), l’infini de l’esprit ? Car il y a bien cette physicalité massive, ces flancs larges d’assise, ces rochers pesants, ces troncs rugueux; mais ce sont là autant d’actualisation d’une énergie qui tantôt se densifie, se durcit, s’opacifie; et tantôt se dilue, se diffuse et devient expansive. Cette matérialité n’est pas inerte, mais elle laisse apparaître la poussée qui la fait advenir. Les moindres contrastes créent en eux de l’échange : ils tendent cette matérialité et la rendent active. Que signifierait donc l’ « esprit d’un paysage », dés lors qu’il ne s’agit plus seulement, par projection et métaphorisation faciles, comme on en a pris l’habitude en Europe, de transposer dans les choses, qui ne seraient que des « choses », l’état d’esprit d’un sujet – lui seul leur « prêtant » la vie ?
Ma Yuan – Sage contemplant une cascade
Quelques formules prises dans les tout premiers textes consacrés en Chine à la peinture de paysage (aux IVe-Ve siècles : Zong Bing, Wang Wei) nous mettent ainsi sur la voie de ce qui ne peut que remettre en cause, d’un seul coup, à la fois notre physique et notre métaphysique. N’oublions pas d’ailleurs que ce qu’on traduit ici par « paysage » « montagne(s) – eaux (x) » (shan-shui), loin de s’offrir à la perception unitaire d’un sujet, celui-ci sous son regard y découpant l’horizon, dit exemplairement ce jeu des polarités : celles non seulement du Haut et du Bas, mais aussi du vertical et de l’horizontal, de ce qui a forme (la montagne) et de ce qui n’a pas forme (l’eau), de l’immobile et du mouvant, de l’opaque et du transparent… Le paysage condense ainsi et concentre en lui les interactions qui ne cessent de tisser le monde et de l’habiter : de l’animer. C’est pourquoi il est dit que « le paysage contient bien en lui de la matérialité mais tend au spirituel » (Zong Bing : zhi you er qu ling). Aussi le Sage et le paysage sont-ils effectivement, en Chine, mis en parallèle : « le Sage par son esprit donne la norme de la Voie, dao, et les hommes de bien de comprendre »; de même, « le paysage par son actualisation sensible rend aimable la Voie, et les hommes épris d’humanité s’en réjouissent ».
Fan Kuan – Voyageurs traversant montagnes et torrent, entre 1000 et 1020 – Google Art Project
Arrêtons-nous par conséquent sur ce qui, ici, (…) promeut le Paysage en voie de la sagesse. Car pourquoi cette « actualisation physique » des montagnes et des eaux (xing), loin de s’opposer à la « dimension d’esprit » (shen) par son caractère inerte, perceptif-objectif, comme le fait d’ordinaire la nature en contexte européen, rend-elle au contraire sensible – « aimable », « séduisant », est-il dit – l’enseignement de l’Esprit (on peut même comprendre plus précisément, à cette époque et dans ce contexte : l’enseignement du Bouddha) ? Lisons plus avant sans les brusquer par nos concepts ces formules où se défont les conditions du dualisme : « L’esprit, lui qui s’enracine dans ce qui n’a pas d’extrémités, s’héberge dans les actualisations sensibles et émeut/est ému selon les catégories des choses; aussi la cohérence interne (li) pénètre-t-elle jusqu’aux ombres et aux traces… » (Zong Bing. « Hua shanshui xu »). (…) Il est question ici d’une dimension d’esprit (shen), et comme telle invisible, mais elle ne se situe pas à part : elle « s’héberge » ou « se loge » (qi) nulle part ailleurs que dans le sensible; elle reste partie prenante des incitations réciproques engendrant le procès des choses, au leu de s’en détacher. C’est pourquoi, tandis que les Sages, est-il dit, brillent sur d’innombrables générations, les dix mille phénomènes (qu, au sens du visaya bouddhique) « fondent l’essor de leur pensée » (rong qi shense). On se demandera alors, s’enfonçant à tâtons dans le parallélisme : comment du physique (du tangible) peut-il « fondre » de l’idéel (spirituel) ? (…) Car qu’est-ce que « fondre » (rong) dévoile soudain d’un autre possible, le sinogramme (qui le désigne) évoquant des vapeurs chaudes qui se lèvent et se dissipent et, par suite, toute forme de fusion, de liquéfaction ou de conciliation ? « Fondre » dit ainsi la transition où du physique (de l’opaque) se dissout et s’évase, s’indétermine et devient expansif; par suite s’ouvre à l’imperceptible et à l’illimité : « fondre » est le verbe antidualiste par excellence. Cette formule, si coulante en chinois, sondons-la donc dans ce qu’elle ne dit pas et qu’elle côtoie allègrement sans plus s’inquiéter; méditons-la dans cet écart qu’elle creuse incidemment sans plus alerter : du physique (du sensible) n’est plus l’autre séparé de la pensée, tels deux « domaines » à part l’un de l’autre (selon la formule définitive du dualisme classique : res extensa / res cogitans *); mais la « fondant », ou se fondant en elle, et la laissant « s’exhaler », supprime d’emblée toute extériorité de principe entre eux; (…) « Ce qui s’enracine dans les actualisations sensibles fond (en soi) du spirituel » (Wang Wei, « Xu hua« ) (…) Ou, comme le dira encore le Shitao en des termes voisins, à la fin de cette tradition picturale (au début du XVIIIe siècle) : le paysage – « montagnes – eau » – offre (présente) du spirituel (jiang ling); ou, en considérant à part mais en parallèle les deux termes de la polarité : la mer « peut offrir du spirituel par son animation »; la montagne « peut véhiculer de la pulsation ».
Wu Zhen – pêcheurs (détail), 1345 – Shanghai Museum
En termes européens (importés), la question est donc bien, dévisageant notre métaphysique : comment peut-on concevoir la distinction du sensible et du spirituel sans être conduit pour autant au dualisme sur lequel le « beau » est juché ? On rappellera alors, de façon générale, que les chinois ne pensant pas en terme d’Être mais de procès des choses, non pas en terme de qualités mais de capacités (de), non pas en terme de modèle et d’imitation, mais plutôt de cours et de viabilité (dao), ne conçoivent effectivement au départ qu’une seule et même réalité : l’énergie animante ou le qi 气 (li 厘, l’autre terme du binôme à l’époque classique et que nous traduisons d’ordinaire par raison, est la « veinure » ou cohérence interne qui permet le déploiement régulé de cette énergie). Tout ce qui existe, par conséquent, aussi bien l’homme que la montagne, est une individuation-concentration – ou, disons : actualisation – de ce souffle-énergie en son fond invisible (tai-xu) et lui conférant sa forme tangible. (…) La dimension spirituelle (shen) et l’actualisation sensible (xing) ne seront plus que les deux modes opposés et complémentaires – en interaction constante – de ce même déploiement d’énergie. S’il n’y a donc pas l' »esprit » et la « matière », telles deux entités séparées, c’est que nous n’avons affaire, en fait, qu’à des opérations : de spiritualisation d’une part et de matérialisation de l’autre, en transition continue de l’une à l’autre et s’activant réciproquement. « Esprit » s’entend ainsi comme lorsqu’on parle d’ « esprit du vin » : se décantant, se subtilisant et se volatilisant jusqu’à l’imperceptible (pourquoi d’ailleurs, en Europe, avons-nous séparé ces deux sens d' »esprit », physique d’une part, religieux et philosophique de l’autre ?). Car soit cette même énergie se condense, se concentre et forme le tangible : ce concret est concrétion (d’où vient l’opacité des corps : mouvement yin); soit, ou plutôt en même temps, corrélativement, elle (se) fond, se répand, s’anime et forme l' »esprit » (comme capacité communicante et régulante : mouvement yang). Mais les deux restent indissociables et coopèrent à l’avènement de tout réel : au point que l’artère énergétique structurant le relief de la montagne, que scrute le géomancie, se nomme du même terme (mai) que celle où se transmet la pulsation viale – et dont s’occupe l’acupuncteur – à l’intérieur du corps humain.
Liang Kai – surfant sur la route enneigée, (13e siècle)
Commence alors à se faire jour, s’élucidant lentement, ce qui de prime abord, sans doute, n’aurait pas fait sens : ces premiers textes portant sur la peinture de paysage en Chine ne parlent pas de « beau ». Mais je demande : pourquoi auraient-ils eu besoin du « beau » et celui-ci, pour eux, serait-il un enjeu ? Car s’il n’y a pas séparation de principe entre le sensible et le spirituel, pourquoi faudrait-il l’intervention du beau chevillant l’un à l’autre est errant d’union et de médiation entre eux : faisant pénétrer le spirituel au cœur de la matière sensible comme ouvrant le sensible à l’ailleurs de l’idée ? A travers sa tension entre la Montagne et l’Eau, le paysage engendre « offre » – « fond » du spirituel, est-il dit en chinois, le décante, le dégage et le laisse « émaner », et cette seule détermination est suffisante. L’énergie animante (qi) s’y déploie en fonction même de ses polarisés : à la fois concentre de l’opacité dans les flancs de la montagne et déborde d’élan dans ses cimes et dans ses torrents, ou se répand en brumes éparses, voilant de lointain même la proximité, et ouvre la configuration sur de l’illimité. La montagne à elle seule est condensation d’énergie, tel le corps du dragon nous décrit-on, en se dressant et se repliant, en s’inclinant et s’incurvant, en mêlant l’inerte à l’alerte, le massif et l’acéré, le rocheux et l’herbeux, le dense et le clairsemé, le désert et l’habité… Elle « acquiert de la physiqualité par son assise » en même temps qu’elle « offre de l’animation par sa spiritualité », « devient fantasmagorique par ses transformations », « désobscurcit l’esprit par son humanité », « se tend en lignes contrastées par son mouvement », etc; (Shitao, chap. 18)
qi ou chi : c’est une notion essentielle des cultures chinoise et japonaise qui désigne un principe fondamental formant et animant l’univers et la vie. Le qì est à l’origine de l’univers et relie les êtres et les choses entre eux : « nous ne possédons pas le chi, nous sommes le chi ! » Il est présent dans toutes les manifestations de la nature et dans le corps humain. La notion de qi n’a aucun équivalent précis en Occident. Les notions les plus approchantes sont les notions grecque de πνεῦμα / pneûma (« souffle »), et latine spirites (« esprit ») dérivé de spirare, souffler. Le concept en Inde de prana, soma ou d’ojas s’en approche
*res extensa / res cogitans: Le RES COGNITAS correspond à la chose pensante, et LE RES EXTENSA au « corps » qui occupe l’espace. Descartes considérait l’âme et le corps comme deux substances indépendantes l’une de l’autre. C’est dans son ouvrage les Méditations métaphysiques, paru en 1641, qu’il sépare la res extensa(l’étendue, ou matière mesurable, dont le corps) et la res cogitans (la pensée, ou âme découvrant Dieu).