Agnès Gayraud ou le mélange des genres


Enfin des chansons pleines de sens qui nous parlent et nous émeuvent… Par La Féline (Agnès Gayraud)

Effet de Nuit,

J’ai quitté la fête en pleine transe
Le jour pas encore levé.
La route est trempée quelle importance
Je préfère rentrer à pieds
Baignée par les ondes

Sueur tenace
Puzzle de pensées
La lune fait sa ronde Jeunesse passe
Une tête dans d’autres réalités
Comme on se déhanche Les décibels
Montent le son
Touchent le ciel
Effet de nuit
Marcher sans bruit
Ciel blafard Qui déchire Dans un éclair
La ville entière Posée sur Terre

J’entends encore pulser le silence
Drôle de douceur cette hiver
Le monde a changé quelle importance
Nous sommes jeunes et nous sommes fiers
Comme on se déhanche Les décibels
Montent le son
Touchent le ciel
Effet de nuit
Marcher sans bruit Ciel jaguar
Qui déchire Dans un éclair
La ville entière Posée sur Terre

***


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Agnès Gayraud,
une tête bien faite et bien pleine

Où est passé ton âme ?

     Philosophe (elle est normalienne, agrégée de philosophie et auteure d’une thèse sur Adorno et d’un essai philosophique sur la musique populaire), chroniqueuse à Libération et Philosophie Magazine, musicienne et chanteuse (elle a fondé le projet musical La Féline), elle chante depuis 2008 et a à son actif de nombreuses chansons et plusieurs albums.

      J’aime beaucoup le titre Où est passée ton âme paru en 2019 dans l’album Vie Future 

La vie, comme l’histoire, se répète.
Oh, comme le temps a passé.
Je crains de revivre sans le savoir
Cet instant qu’on a traversé.

Où est passée ton âme ?
Cariño, no lo sé
Oh,¿Dónde este mundo va?
Dis-le moi, s’il te plaît.

Ils vivaient ensemble, attachés.
J’en ai encore le cœur serré.
Comme ils se ressemblaient, soulagés
de n’avoir plus à s’expliquer.

Où est passée ton âme ?
Cariño no lo sé
Oh, où est passée son âme ?
Au fond, moi je le sais.

(refrain)
Il n’y a rien après la mort
Elle va en beauté
Il n’y a rien que les corps.
Je veux vivre et danser

Combien de plaisir peux-tu prendre
dans le temps qu’on t’a accordé ?
Je t’ai vu pâlir, te défendre
Je n’ai pas cessé de t’aimer.

Où va passer ton âme ?
Viens, je sais le secret.

(refrain)
Il n’y a rien après la mort
Elle va en beauté
Il n’y a rien que les corps.
Je veux vivre et danser

***


L’aventure selon Jankélévitch : « Un homme décide un beau jour d’escalader l’Himalaya… »

 


 

IMG_2124_Everest.jpgVue de la face Nord de l’Everest depuis le Tibet

     Pour quelles raisons décidons-nous de nous de prendre des risques dans la conduite de notre vie de manière apparemment gratuite puisqu’aucune nécessité nous y oblige ? Pourquoi choisissons nous de pratiquer des sports extrêmes qui nous font côtoyer la mort ? Pourquoi certains d’entre nous éprouvent-ils le besoin de s’engager dans une aventure amoureuse passionnée dans laquelle ils vont brûler leurs vaisseaux et s’interdire tout retour ?  Rares sont ceux qui cèdent à ces pratiques dans le but conscient ou inconscient de mourir ou de se détruire — cela n’est le fait que de quelques cas pathologiques — mais force est de constater que le choix de ceux qui s’adonnent à de telles pratiques intègre le fait qu’elles intègrent le risque d’un danger extrême pouvant conduire à la destruction et à la mort. Pour le philosophe Vladimir Jankélévitch, s’engager dans de telles voies, c’est faire le choix d’un style de vie particulier, celui de l’Aventure, et s’engager sur la voie d’un avenir indéterminé ouvert à tous les champs du possible, anéantissement inclus, à l’opposé du mode de vie routinier, sécurisé et fermé promu par le sens commun, le monde du « sérieux » qui conduit le plus souvent à l’ennui. Pour Jankékévitch, celui qui choisit l’authentique Aventure et que l’on nommera l’aventureux ne peut en aucun cas être confondu avec l’aventurier, ce « professionnel » pragmatique de l’aventure qui à défaut d’un style de vie a fait de l’aventure un fond de commerce et cherche à limiter au maximum l’indétermination et les risques. L’aventure authentique, c’est celle qui permet à l’inattendu de survenir, d’advenir et de changer ainsi la donne de notre vie.


jankelevitch-vladimir      Dans son essai lumineux l’Aventure, l’Ennui, le Sérieux paru en 1963, le philosophe Vladimir Jankélévitch  précise que c’est justement parce qu’elle intègre le risque de la mort que l’Aventure est l’Aventure, même si ce risque est réduit ou lointain : « C’est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité (de la mort) qui donne son sel à l’aventure et la rend aventureuse ». Cette proximité et confrontation volontaire avec le tabou de  la mort et l’insécurité qui en résulte fait que l’aventure apparaît comme une transgression qui se traduit chez l’aventureux par une attitude contradictoire d’attirance et de rejet mêlée. L’aventure prend alors la forme du vertige qui tout à la fois nous pousse vers le vide et nous en préserve. De là naît l’attitude ambiguë de l’aventureux qui oscille en permanence entre le dedans de l’Aventure et son dehors, entre le jeu et le sérieux. Parfois, c’est le jeu qui l’emporte et d’autre fois, c’est le sérieux. Comme l’écrit le philosophe, si vous supprimez l’un de ces deux contraires : « l’aventure cesse d’être aventureuse : si vous supprimez l’élément ludique, l’aventure devient une tragédie, et si vous supprimez le sérieux, l’aventure devient une partie de cartes, un passe-temps dérisoire et une aventure pour faire semblant ». L’aventureux se situe ainsi sur le seuil de deux contraires, passant alternativement de l’un à l’autre. Mais notre vie n’est-elle pas toute entière faite de contradictions et de disjonctions que nous nous évertuons à nier, sinon à résoudre ? En ce sens la vie se déroule comme une aventurer…


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Vladimir Jankélévitch : l’Aventure, l’Ennui, le Sérieux,
chapitre l’Aventure mortelle (extrait)
(Les sous-titres ont été ajoutés par moi)

Au commencement, l’expression d’un acte de liberté

      Un homme décide un beau jour d’escalader l’Himalaya. Il n’est pas obligé de se donner cette peine. Il est obligé de payer ses impôts, de faire son service militaire, d’exercer un métier, car ces choses-là sont  « sérieuses » ; mais pour ce qui est d’escalader l’Everest, non, personne ne l’y oblige. Le commencement de l’aventure est donc un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit, de nature un peu esthétique.

Perte de contrôle : quand le sérieux l’emporte sur le jeu…

    Mais voici que l’homme dégagé s’engage à fond. L’amateur qui a quitté volontairement sa famille et ses occupations se trouve pris, sur les pentes de l’Everest dans une tourmente de neige. À partir de ce moment il regrette sans doute d’être parti, mais il est trop tard pour regretter et revenir sur ses pas : à partir de ce moment, il se bat pour son tout-ou-rien, il se bat pour sa peau. Ce qui est en jeu désormais, c’est sa destinée et son existence même; c’est, comme on dit, une question de vie ou de mort. L’aventure, alors, est sur le point de cesser d’être une aventure pour devenir une tragédie : à plus forte raison si l’alpiniste meurt de froid sur le glacier ou tombe dans une crevasse, si l’aventure finit tragiquement; il arrive qu’on la commence par force et qu’on la continue par jeu, mais le plus souvent c’est l’inverse : on la commence pour jouer, mais on ne sait ni quand ni comment elle peut finir, ni jusqu’où elle peut aller. Elle commence frivole, elle continue sérieuse, et elle se termine tragique ; son déclenchement est libre et volontaire, mais sa continuation et surtout sa conclusion se perdent dans les brumes menaçantes, dans l’inquiétante ambiguïté de l’avenir. L’aventurier a brûlé ses vaisseaux, les vaisseaux du retour et de la résipiscence. En ce point commence la tragédie ! Par rapport à l’entreprise saugrenue et baroque nommée aventure, l’homme est un peu dans la situation de l’apprenti sorcier. Ce demi-sorcier sait le mot qui déclenche les forces magiques, mais il ne sait pas le mot qui les réfrènerait : l’apprenti ne sait donc que la moitié du mot. Seul le maître sorcier connaît les deux mots, le mot qui déclenche et le mot qui arrête. Si l’homme savait les deux mots de l’aventure, il serait non point un demi-magicien, un apprenti, et pour tout dire un aventurier, mais un magicien complet, ou mieux, il serait comme Dieu. Il n’y a que Dieu qui soit maître à la fois de déclencher et de stopper à volonté, qui sache à la fois le mot du commencement et le mot de la fin, qui soit omnipotent : l’homme en cela n’est qu’un demi-dieu, comme sa liberté n’est qu’une demi-liberté, comme sa puissance est non pas toute-puissance, mais moitié de puissance; le fiat initial est seul entre nos mains, et seulement pour l’amorçage d’une entreprise qui se déroule toute seule. Par rapport à l’irréversibilité du temps, nos pouvoirs sont des pouvoirs boiteux, tronqués, unilatéraux, et c’est sans doute cette dissymétrie qui explique la prépondérance du sérieux. Comment s’étonner qu’une telle dissymétrie nous inspire des sentiments ambivalents ?

Quand le « sérieux » ne fait pas dans la demi-mesure…

    Parlant d’une aventure où le sérieux l’emporte sur le jeu, nous n’avons pas encore dit le mot essentiel qui en indique l’objet et qui explique pourquoi notre destinée entière y est tragiquement engagée. Ce mot, c’est le mot de mort. Ce mot innomé, et même inavouable, donne à l’aventure son apparence immotivée. Sans doute l’homme est-il hors de la mort par la conscience qu’il en prend : mais comme cette conscience n’empêche nullement  l’être pensant de mourir en fait, l’être-pensant mortel est avant tout au-dedans de la mort ? car c’est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l’enjeu implicite de toute aventure. Une aventure quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement à peine perceptible… C’est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité qui donne son sel à l’aventure et la rend aventureuse. Plus généralement : la douleur, le malheur, la maladie, le danger sont à cet égard logés à la même enseigne. Un danger n’est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu’une chance sur mille — non pas une chance sur vingt, comme dans cette « roulette du suicide » qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille : c’est pourtant l’appréhension de cette toute petite chance, c’est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l’aventure (…), une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n’est pas une aventure du tout : tout au plus serait-ce une aventure de matamore — La raison en est facile à donner : cette raison est la finitude de la créature.

La tentation du surhumain par la confrontation avec la mort.

    C’est une chose bien simple : pour pouvoir courir une aventure, il faut être mortel, et de mille manières vulnérable : il faut que la mort puisse pénétrer en nous par tous les pores de l’organisme, par tous les joints de l’édifice corporel (…). La fragilité essentielle et la précarité incurable de notre existence psychosomatique fondent la possibilité de l’aventure. La mort est ce qu’on trouve lorsque l’on creuse jusqu’à l’extrémité de l’humain, jusqu’au rebord aigu et indépassable d’une expérience : la mort est la limite absolue qu’on atteindrait si on allait à fond et jusqu’au bout au lieu de s’arrêter en route : c’est le fond infime de toute profondeur et l’apogée suprême de toute hauteur et le point extrême de toute distance. La mort est au bout de toutes les avenues lorsqu’on les prolonge indéfiniment (…). C’est pourquoi l’homme en quête d’aventures pousse des pointes périlleuses dans la direction des extrémités. Le besoin d’atteindre les extrêmes et les finistères qui sont le nec plus ultra de l’espace, d’aller dans les profondeurs du sol ou de l’océan, au sommet des montagnes ou vers l’extrême altitude du monde sidéral, au pôle Nord, au pôle Sud, en Extrême-Orient, en Extrême-Occident, tout cela témoigne clairement d’une tentation extrémiste et même puriste. L’aventureux aspire à un au-delà de la zone mitoyenne, de cette zone des mélanges qui est la zone de l’optimum biologique, celle où l’homme vit et respire le plus confortablement, mais dans laquelle, n’étant ni ange ni bête, il mène l’existence la plus bourgeoise et la plus casanière. Les hommes de la continuation engraissent et prospèrent dans cet entre-deux, équidistant de l’alpha et de l’oméga, où déjà Pascal assignait sa place à l’amphibie humain et qui est la région tempérée intermédiaire entre les pôles; et l’homme de l’aventure, au contraire, va vers les extrémités, vers les  pôles nord et sud de son existence empirique; il renonce au confort de la zone tempérée et ne fait pas grand cas de ce juste milieu, de cette heureuse intermédiarité qu’Aristote confondait un peu vite avec l’excellence.

    La mésaventure de mort est donc l’aventure en toute aventure, comme elle est le dangereux en tout danger et le douloureux en toute douleur, le mal du malheur et de la maladie. retrouvons ici l’aventureuse ambiguïté dont nous sommes partis. l’indétermination de la mort est celle même de l’avenir ambigu. Car la mort est, par excellence, ce qui est absolument certain et absolument incertain ; les deux ensembles ! Elle n’est pas dans l’ombre, mais dans la pénombre. 

Vladimir Jankélévitch, l’Aventure, l’Ennui, le Sérieux.


George Mallory et Andrew Irvine, le 4 juin 1924.jpg                              George Mallory et Andrew Irving, le 4 juin 1924

Le corps de George Mallory a été retrouvé à l’Everest. L’énigme la plus haute  – Lire l’article de Charlie Buffet dans le Libération du 5 mai 1999, c’est  ICI.

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Extrait :   « Sur ce qui est advenu le jour où George Mallory disparut à l’Everest, on ne sait pas grand-chose. Il a passé la nuit du 7 au 8 juin 1924 au camp VI, à 8 170 mètres d’altitude, avec Andrew Irvine. Les deux hommes ne s’y trouvaient plus lorsque le géologue Noel Odell y parvint, à 14 heures. On ne les a jamais revus, ils sont morts. Voilà pour les certitudes. Pour le reste, c’est la plus belle partie de Cluedo de l’histoire de l’alpinisme: Mallory et Irvine avec le piolet (on y reviendra, au piolet), près du toit du monde. Vus pour la dernière fois par Odell à 12h50, mais le témoignage lui-même est flou, se contredit : ils montaient, semblaient en retard sur leur horaire, mais à quelle altitude étaient-ils. Que s’est-il passé après qu’ils eurent disparu dans un nuage ? Cette énigme à tiroirs, ce mystère attire comme un trou noir, jusqu’à l’obsession. Cinq biographies, un livre d’enquête fouillé, un roman, des vies d’hypothèses. Pourquoi tant de passion ? Simple : il est possible que, vingt-neuf ans avant Hillary et Tensing (1953), un homme ait foulé le plus haut sommet de la planète, l’Everest, 8848 mètres… »

tpBest20Mallory20Boot1-1.jpgL’une des chaussures de Mallory retrouvée près de son cadavre

« Finir le boulot »

    On ignore si Mallory et Irvine avaient atteint l’Everest avant leur mort. Selon l’une de ses filles, George Mallory avait apporté avec lui lors de son ascension une photo de sa femme Ruth et avait l’intention de la déposer au sommet. Cette photo n’a jamais été retrouvée. En 1995, son petit-fils, porteur du même nom et prénom que son grand-père et alpiniste confirmé, a déposé une photo de ses grands-parents sur le sommet de l’Everest pour « finir le boulot ».


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Ils ont dit… (7)


Klee,_Angelus_novus
Angélus Novus, l’Ange de Paul Klee si cher
au cœur de Walter Benjamin

Le désespoir de l’ange

    « Un ange, étant incapable de mourir, ne peut courir d’aventures : il aurait beau descendre dans les entrailles du sol, explorer les profondeurs de l’océan, monter en fusée jusqu’à l’étoile polaire… Rien n’y fait ! l’être immortel, avec son invisible cotte de maille, ne peut courir de dangers puisqu’il ne peut pas mourir. peut-être les anges auraient-ils bien envie de mourir pour pouvoir, comme tout le monde, courir des aventures : ils sont condamnés, hélas ! à l’immortalité et meurent peut-être de ne pas mourir ! »

Vladimir Jankékévitch, L’aventure, le sérieux, l’ennui


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Conduites à risques : la parabole du corbeau charognard


l’Aventureux et l’Aventurier

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     Je roule sur une voie de contournement de l’agglomération. Cette voie est très encombrée en début et fin de journée aux heures d’entrée et de sortie des entreprises et des bureaux mais à cette heure de la journée la circulation est fluide, les véhicules sont espacés d’une quinzaine de mètres environ et roulent à une vitesse rapide. Soudain, dans le champ de vision de mon pare-brise, je vois un corbeau s’envoler du bas-côté de la voie juste après le passage du véhicule qui me précédait, se poser sur la route, donner quelques coups de bec nerveux sur ce qui semble être la dépouille d’un petit animal sur le sol avant de s’envoler précipitamment pour échapper à mes roues. La scène n’a duré que deux à trois secondes. Jetant un coup d’œil dans mon rétroviseur, je vois le volatile répéter la même scène avant d’échapper de justesse au véhicule qui me suit.
       Depuis combien de temps se livrait-il à ce jeu macabre dans l’entre-deux qui sépare le plaisir et la mort ? J’imaginais la torture mentale subie par cet animal tiraillé entre le désir irrépressible d’apaiser sa faim ou de goûter à ce succulent festin qui lui fait prendre tous les risques et son réflexe de survie qui lui ordonnait de s’échapper au plus vite. Une becquetée de plus, une mauvaise appréciation de la vitesse du véhicule qui se précipitait sur lui et c’était la mort assurée : « S’il vous plait, encore un instant, Monsieur le bourreau… ». Cela m’a rappelé l’histoire de Blanquette, la chèvre de Monsieur Seguin citée par Alphonse Daudet dans les Lettres de mon moulin dont l’un des passages m’avait particulièrement ému lorsque j’étais enfant. C’était celui dans lequel l’auteur décrivait la petite chèvre se battre courageusement contre le loup durant une grande partie de la nuit — bien que n’ayant aucune illusion sur la fin du combat — pour pouvoir bénéficier encore un peu, avant de mourir, du plaisir de déguster ces succulents brins d’herbe tendre qu’elle était venue chercher dans la montagne :  « Ah ! la brave chevrette, comme elle y allait de bon cœur ! Plus de dix fois, je ne mens pas, (…), elle força le loup à reculer pour reprendre haleine. Pendant ces trêves d’une minute, la gourmande cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe ; puis elle retournait au combat, la bouche pleine… Cela dura toute la nuit. »

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     Cette histoire m’a fait penser à certaines conduites à risques sportives ou comportementales prisées par certains jeunes qui les mènent à approcher la mort au plus près. Dans l’Aventure, le Sérieux et l’Ennui, Vladimir Jankélévitch distingue, dans la pratique de l’Aventure, le profil de l’Aventureux de celui de l’Aventurier. L’Aventureux est celui qui s’engage dans l’Aventure sans idée préconçue ni calcul et qui de ce fait accepte le surgissement de l’inattendu et toutes ses conséquences. Son engagement dans l’Aventure est donc radical puisqu’il peut conduire au bouleversement complet de son existence. Au contraire de l’Aventureux, l’Aventurier est un calculateur, il poursuit un but qui se situe certes à la marge de la société mais qui s’insère dans un cadre bien délimité. Pour lui l’Aventure est un fond de commerce qu’il exploite de manière rationnelle et qui de ce fait doit, autant que faire se peut, éviter l’inattendu. Dans cet ordre d’idées, si Blanquette, la chèvre de Monsieur Seguin, par son comportement impulsif et non rationnel qui lui fait préférer la vie sauvage à la vie sécurisée mais ennuyeuse de la domesticité, est sans conteste une Aventureuse, le corbeau charognard qui prend des risques savamment calculés n’est lui qu’un Aventurier opportuniste. On retrouve cette dichotomie dans les conduites à risques. Certaines apparaissent « sous contrôle », même si ce contrôle n’est que relatif car le propre de tout jeu digne de ce nom est de laisser une part ne serait-elle que minime au hasard et à l’impondérable qui est la mort, d’autres sont totalement incontrôlées et voient de ce fait le risque de leur pratique fortement augmenté.

Enki sigle

 


Prudence


Prudence est mère de sûreté

Eisenbrandt_coffin - Conception à partir de 1843 pour un cercueil de préservation de la vie - complet avec des trous de respiration et couvercle facile à ouvrir - à utiliser dans le cas des morts douteux .jpg

      Imaginez … Vous êtes mort… Enfin tous les vivants le croient ! Vous êtes plongé dans un profond sommeil ou dans une sorte de coma, votre respiration s’est considérablement réduite au point qu’elle n’est plus perceptible et votre pouls semble interrompu… Un médecin négligent ou pressé a officialisé votre passage dans l’au-delà et vous a rayé d’un trait de plume du nombre des vivants. Quand à votre famille et vos proches, ils en sont déjà à supputer leur part d’héritage et échafaudent des projets d’avenir. Si l’un d’entre eux vous entendait soudainement cogner contre les parois de votre cercueil, il n’est pas sûr qu’il viendrait à votre secours, calfeutrant les interstices pour vous condamner à l’asphyxie ou vous achevant à coup de chandelier ou de marteau… On n’est jamais trop prudent et M. Henry Eisenbrandt de Baltimore dans le Maryland l’avait bien compris qui vous proposait un « Life – Preserving coffin », c’est à dire un cercueil de survie qui vous garanti, si par malchance vous vous trouviez dans cette très fâcheuse situation, de pouvoir respirer grâce à une ouverture grillagée prévue à ce effet et d’ouvrir le couvercle par l’intermédiaire d’un ingénieux système de déblocage de la serrure commandé de l’intérieur. Aujourd’hui, vous aurez la possibilité de vous faire enterrer avec votre portable à condition que vous ayez pris la précaution de le charger suffisamment ou de disposer de batteries de rechange…


 

conte morbide


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     Écoutons ce riche commerçant oriental raconter comment il envoya son serviteur acheter les provisions de la journée avant de le voir revenir, pâle comme un linceul :
      — Maître, s’écria l’homme, j’ai croisé l’Ange de la Mort au marché et il m’a lancé un regard qui m’a terrifié. Oh, Maître, prête-moi un cheval afin que je fuie à Samarcande !
      Le commerçant céda aux suppliques de son serviteur, lui prêta un cheval et se rendit lui-même au marché. Il y rencontra l’Ange de la Mort.
      — Pourquoi, lui demanda-t-il, as-tu effrayé mon serviteur ? Il m’a raconté que tu lui a lancé un regard qui l’a glacé de terreur.
      — J’en suis désolé,  lui répondit l’Ange de la MortIl est vrai que je l’ai regardé avec curiosité, mais c’était dans ma surprise de le voir là, car j’ai rendez-vous avec lui ce soir à Samarcande.

Cité par Roland Jaccard dans La tentation nihiliste

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Entropie


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Louis Lessieux – Femme au chapeau,  procédé autochrome, après 1907 – Avec le temps, sous l’effet de réactions chimiques multiples et de phénomènes physiques, la structure moléculaire des pigments se décomposent avec comme conséquence la déformation de l’image et sa disparition ultime. C’est le même phénomène qui conduit le déroulement de la vie et son aboutissement par la mort.

    Introduite en 1865 par le physicien Rudolf Claudius dans le cadre du deuxième principe de la thermodynamique d’après des travaux de Sadi Carnot, l’entropie mesure le degré de dispersion de l’énergie quelque soit sa forme : thermique, chimique ou électrique, à l’intérieur d’un système. Pour nous humains, elle prend la forme d’un désordre. Dans un système isolé, l’énergie a tendance à se disperser le plus possible et de manière irréversible. L’accroissement de l’entropie, c’est-à-dire du désordre, avec le temps est un exemple de ce que l’on appelle la « flèche du temps » qui confère une direction au temps. La chaleur est un phénomène mécanique dû au mouvement des particules et la température une mesure de leur agitation. L’ordre parfait ne règne qu’au zéro absolu car alors l’entropie est nulle. Les scientifiques postulent que l’univers tout entier atteindra dans son destin ultime la «mort thermique» soit, dans le cas d’un univers «fermé» caractérisé par un effondrement final par l’approche d’une température arbitrairement élevée et de l’entropie maximale à l’approche de l’issue de l’effondrement, soit dans le cas d’un univers «ouvert» dont l’expansion continue indéfiniment, par un refroidissement jusqu’à ce que la température se rapproche du zéro absolu et que l’entropie atteigne un état maximal pendant une très longue durée.


« Jeunesse en deuil » – George Clausen, 1916

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youth_mourning_is_a_return_to_his_early_style_of_painting-1-_the_painting_is_a_response_to_the_horrors_of_the_first_world_war_and_in_particular_the_death_of_clausens_own_daughters_fiance-_he_uses_

George Clausen – Youth Mourning, 1916

     Durant la Première guerre mondiale, le peintre George Clausen (1852-1944) peindra des tableaux de propagande montant une Grande-Bretagne idyllique  à l’intention des jeunes soldats. Il ne sera pas épargné par la tragédie de la guerre puisque le jeune mari de sa fille Kitty meurt au combat au cours de l’année 1915. Le tableau « Youth Mourning » peint en 1916 rappelle ce fait douloureux. Fortement influencé par le mouvement symboliste français, on y voit une jeune fille nue personnifiant la jeunesse, en position fœtale, pleurant sur le sol au pied d’une croix de bois qui domine un paysage dévasté parsemé de trous d’eau qui semblent être des cratères creusés par des obus. La couleur blafarde du corps de la jeune fille tranchent avec les tons bruns et sombres du décor et sa vulnérabilité révélée par sa nudité est renforcée par l’aspect menaçant du décor. Au loin, derrière la ligne d’horizon, la lueur d’une aurore sans promesse a une tonalité triste et figée comme si le jour hésitait à se lever.

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style romantique morbide : le poète Arthur Young cherchant un lieu de sépulture pour sa fille, 1804

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L’appel muet des appétits morbides

Pierre-Auguste Vafflard - Le poète Edward Young et sa fille, 1804

Pierre-Auguste Vafflard – Le poète Edward Young et sa fille, 1804

« Young tenant sa fille morte sur ses bras s’écrit dans sa douleur amère : O zèle barbare et haï d’un dieu bienfaisant ; ces hommes impitoyables ont refus de répandre de la poussière sur une poussière. »

     Elizabeth Temple, la belle-fille du poète romantique anglais Edward Young, auteur du poème Plaintes ou Pensées nocturnes sur la vie, la mort et l’immortalité (1742-1745), connu sous le nom de Nuits qui inaugura le genre sombre et mélancolique du romantisme, mourut à Lyon le 8 octobre 1736 alors qu’elle se rendait à Nice. Comme la défunte était de religion protestante, on refusa l’enterrement dans le cimetière catholique et l’inhumation ne fut autorisée que dans le cimetière de la colonie suisse, ce qui choqua nombre de contemporains. Pour dramatiser encore plus l’événement Pierre-Auguste Vafflard transforma la morte en propre fille de Young et le représenta errant dans dans une sombre nuit à la recherche d’un lieu de sépulture.

    Dans le but de railler le monochromie du tableau, un pamphlet fut écrit et chanté sur l’air d’Au clair de la lune…

« Au clair de la lune
Les objets sont bleus
Plaignons l’infortune
De ce malheureux
Las ! sa fille est morte
Ce n’est pas un jeu
Ouvrez-lui la porte
Pour l’amour de Dieu ».

Pierre-Auguste_Vafflard_-_Young_Holding_his_Dead_Daughter_in_his_Arms_-_WGA24207

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autres articles sur le style romantique morbide

Evariste Vital Luminais - Les Énervés de Jumièges (version australienne), 1880

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Dérives…du corbeillat au corbillard

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Pascal Quignard

     J’aurai passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent: ils font signe sans repos.    –    Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009

       Un jour que je cherchais dans le dictionnaire Bloch et Wartburg l’origine du mot de corbillard je découvris un coche d’eau qui transportait des nourrissons. Je me rendis le lendemain à la Bibliothèque nationale qui se trouvait alors rue de Richelieu, dans le IIe arrondissement de Paris, dans l’ancien palais qu’occupait Jadis le cardinal Mazarin. Je consultai une histoire des ports. Je notai trois dates : 1595, 1679, 1690. En 1595 les corbillats arrivaient à Paris le mardi et le vendredi. Les mariniers les délestaient tout d’abord du fret puis ils débarquaient les nourrissons serrés dans leur maillot, fichés tout droits dans leur logette sur le pont; ils les posaient sur des tonneaux sur la grève; les petits bébés entravés étaient restitués ensuite un à un à leur mère par un homme qu’on appelait le meneur de nourrissons. Dés l’aube, le lendemain — c’est-à-dire tous les mercredis et samedis — les corbeillats transportaient de Paris à Corbeil d’autres petits afin qu’ils têtent le sein et sucent le lait des nourrices de la campagne et la forêt. En 1679 Richelet écrivait corbeillard. En 1690 Furetière écrivait corbillard et le définissait : Coche d’eau qui mène à Corbeil, petite ville à 7 lieuës de Paris. C’est ainsi que le corbillard, du temps où vivaient à Paris Malherbe, Racine, Esprit, La Rochefoucauld, La Fayette, La Bruyère, Sainte-Colombe, Saint-Simon, était un bateau de nourrissons qui voguait sur la Seine, longeant les berges, hurlant.

Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009

le coche d'eau à Corbeil sous Henri IV

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Les nourrices du Morvan

     Je n’ai pu obtenir de renseignements sur les nourrices de Corbeil; par contre ils sont pléthore sur les nourrices du Morvan, région réputée pour ses nourrices et située à 200 km plus au sud et qui était fortement liée à la capitale notamment par le commerce du bois qui était acheminé par flottage. On distinguait les nourrices « sur place » qui s’occupaient des nourrissons à leur domicile et les nourrices « sur lieu » qui vivaient au sein de la famille du nourrisson. La création du « Bureau général des Nourrices et Recommandaresses pour la ville de Paris » ou Grand Bureau, date de 1769. Il est créé pour centraliser le recrutement des nourrices « sur lieu » et le travail des « meneurs », intermédiaires chargés de convoyer les nourrices et les nourrissons dans les allers et retours, de payer les nourrices « à distance » tous les mois et d’apporter des nouvelles des enfants aux parents. au début du XIXe siècle, on constata alors un afflux massif d’enfants surnommés alors les « Petits Paris » : plus de 50 000 enfants furent placés dans le Morvan. Beaucoup étaient des enfants de l’Assistance publique abandonnés par leurs mères. On comptait alors un taux de mortalité important (plus de 30 %) de ces enfants, entre 8 jours, et 3 mois après leur arrivée dans leur familles d’accueil.  La rigueur des lieux en hiver et le sevrage précoce des nourrissons  étaient la principale cause de ce taux de mortalité. (Crédit Le Blog de Paulo8938 La Gazette)

La Fontaine Saint-Pierre au mont Beuvray

                           Mère ou nourrice à La Fontaine Saint-Pierre au mont Beuvray
De tout temps, le Morvan a été regardé comme la terre de lait par excellence. Déjà les romains rapportaient que les gauloises de Bibracte, trempaient leurs seins dans une fontaine du Mont Beuvray, pour obtenir en quantité le lait qui nourrirait leurs enfants. Depuis lors, les descendantes chrétiennes de ces femmes ont été constamment recherchées

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Du corbeillat au corbillard ou La triste histoire de Louise Brulé (récit tiré de La barque silencieuse de Pascal Quignard)

     Le 20 mai 1766, Louise Brulé, comme elle était frappée d’une maladie qui lui faisait craindre la mort, souhaita faire revenir son enfant d’un an qu’elle avait mis en nourrice à Montargis. Un meneur de nourrissons du nom de Louis transporta le bébé en corbillard de Montargis jusqu’au port Saint-Paul. Or, à son arrivée, l’enfant fut trouvé mort. Le guet avertit Louise Brulé. Le commis du coche d’eau de Briare, attendant sa venue, posa le corps de l’enfant sur un dessus de tonneau. Telle est la déposition du 8 juin 1766 : Est venue au corps de garde une femme à nous inconnue. Toute éplorée nous a dit qu’elle venait pour voir son enfant. Après lui avoir dit qu’il était mort, nous l’avons sommée de dire son nom. A dit se nommer Louise Brulé, femme Damideaux, lui domestique chez Jannier paysan demeurant rue du Sentier, elle demeurante rue de Cléry. A dit qu’elle a confié son enfant mâle le 25 février 1765 à une nourrice avec une layette convenable à son état. A dit qu’il est vrai qu’elle a appris par lettre de la nourrice il y a dix mois que l’enfant était malade alors qu’avant cette même nourrice lui avait dit qu’il se portait bien et qu’il lui fallait une robe, ce qu’elle a fait. A dit qu’elle a demandé de le voir et qu’elle a reçu la réponse du père nourricier qui disait que l’enfant n’était guère en état de supporter le voyage. A dit qu’elle a offert de payer pour sa maladie. A dit que depuis ce temps elle a eu deux lettres du père nourricier disant que l’enfant allait huit jours bien, huit jours mal, qu’il avait une fièvre lente et que c’était l’effet des dents qui montaient dans les lèvres.

la Mort et l'enfant malade


     A dit qu’elle n’a point reçu d’autres nouvelles et que par tendresse maternelle et désirant le voir ils ont fait partir leur cousin avec deux lettres, une au curé, une au père nourricier. A dit qu’elle ne se souvient plus du contenu des lettres attendu que c’est son mari qui les a écrites et qu’elle n’en a point fait la lecture, faute de lire. A dit qu’elle se sentait mal et prête à mourir et souhaitait le revoir. A dit que son cousin étant parti elle a été fort étonnée de le revoir aujourd’hui en lui apprenant que son enfant était mort en chemin. A dit qu’elle ne peut le reconnaître dans l’état où il est actuellement puisqu’elle ne l’a vu jamais que le jour où elle l’a mis au monde. A dit qu’elle reconnaît le linge qui forme sa layette. A dit qu’elle ignore où se trouve son mari, qu’elle le croit dans la campagne avec ses maîtres à cause du beau temps.

      Le 10 juin 1766, Louise Brulé, son mari n’étant pas de retour, fut retrouvée sans conscience sur le quai. Elle est reconduite chez elle le 11 juin. Le 17 juin elle est retrouvée morte dans son lit par son mari, Damideaux, étant rentré du bourg de Sèvres. Le procès-verbal de la déposition du 8 juin 1766 peut être résumé de façon tragique : Une mère malade, à l’instant où l’inconnu de la mort va l’engloutir, désire revoir son unique enfant et ne le reconnaît pas. L’enfant est l’inconnu de la naissance. Le texte de la déposition de Louise Brulé est clair : « A dit qu’elle ne peut le reconnaître dans l’état où il est actuellement puisqu’elle ne l’a vu jamais que le jour où elle l’a mis au monde. » Cette remarque que fait Louise Brulé touche au coeur de l’origine de chacun. Quel qu’il soit, quel que soit le siècle, quelle que soit la nation, tout enfant est d’abord un inconnu. Tout destin humain est : l’inconnu de la mise au monde confié à l’inconnu de la mort. Je suis en train de recopier des archives que me confiait Arlette Farge du temps où nous mangions ensemble rue de Buci des limandes et des bulots à l’ail. J’ai décidé d’appeler destin ce que Louise Brulé appelait meneur de nourrissons.

Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009 – chapitre II, Louise Brulé – collection folio, Ed. du Seuil (p. 11 à13)

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